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Ecrit par lpbk

Sa vie de working girl, Zoé avait passé toute sa jeunesse à la fantasmer, nourrie aux minis opéras qu’elle ingurgitait à longueur de journée. Combien de fois s’était-elle vue arpenter les rues du septième, haut perchée sur des stilettos, aux talons si fins qu’ils auraient pu trancher des gorges ? Un macchiato de Starbucks dans une main, un téléphone dans l’autre négociant un contrat à des milliards de dollars. Elle pressait le pas donnant l’impression que Zoé Sia n’avait pas le temps car le temps c’est de l’argent. Elle rêvait de pouvoir et elle en rêvait vite. Aussi, quand elle rentra dans la vie active, elle se mit en quête d’obtenir des responsabilités afin de gravir les échelons assez vite. Son but était de devenir Directrice des Ressources Humaines avant 30 ans. Zoé constata assez vite que les plus grandes désillusions étaient celles liées au monde du travail. Sa première leçon, elle la retint quand elle se mit en quête de son premier emploi. On lui avait promis qu’en tant que future élite de ce pays, son diplôme de Sciences Po’ lui ouvrirait grand les portes du monde du travail. Ce n’est qu’au bout de six mois qu’elle s’introduit par la petite porte du fond : un poste de chargée de recrutement en intérim. Le sacro-saint CDI elle ne le décrocha qu’au bout d’un an de très bons et loyaux services.

Dans sa boîte, la promotion pouvait venir au bout de trois ans sur un même poste pour peu que la bouche sache l’ouvrir et la fermer quand il le fallait. Présentéisme oblige, elle arrivait plus tôt et partait plus tard que tout le monde au bureau. En véritable pro des Power Point, Zoé enchaînait les réunions et présentations pour montrer que le service travaillait bien avant de se mettre à travailler réellement. En parfaite marketeuse de son travail, elle savait se mettre en avant et valoriser la moindre tâche qu’elle effectuait dans son quotidien. Le résultat d’années d’expérience à démontrer qu’elle était l’enfant la plus autonome, la plus intelligente et la plus dévouée pour grappiller des points auprès de sa mère.

Zoé avait intégré le service RH de Milagro deux ans auparavant. Cette pointure de l’industrie agroalimentaire produisait biscuits et autres snacking dans le même département que le domicile de Zoé ou plutôt celui de monsieur et madame Sia. Adieu donc les rues du septième arrondissement et l’empressement de ses fourmis travailleuses à la sortie du métro. Adieu également aux stilettos, vu qu’il fallait couper à travers champs à la sortie de la gare du Transilien pour se rendre dans les locaux de Milagro. Adieu au macchiatto de Starbucks et bonjour le café imbuvable de la machine, servi dans un vieux verre en plastique rose,  qui manquait de se renverser à chacun de ses pas. Oui, ce n’était pas tout à fait la vie de working girl qu’elle avait imaginée dix ans plus tôt…

Il était temps pour elle de décoller. Elle redoubla d’efforts, se rendit indispensable, fournit davantage que ce qui lui était demandé mais il lui fallait plus. Le nouveau projet RH Talk fût le petit coup de pouce dont elle eût besoin.

Depuis plusieurs années, les entreprises se lancent dans une véritable opération séduction auprès de leurs employés pour attirer et garder leurs talents.  Les services RH sont à l’affût des projets pour améliorer le quotidien au travail: télétravail, horaires aménagés, etc…

Le projet Talk était la mise en place d’une grande enquête de satisfaction auprès des employés pour connaître leurs frustrations, leurs attentes, leurs avis sur un endroit où ils passaient le plus clair de leur temps. Ces grandes enquêtes étaient très en vogue dans les entreprises françaises et comme bon nombre de best practices RH et managériales, elles étaient importées d’outre-Atlantique.

Talk était le projet RH phare de l’année. Milagro en avait fait un axe stratégique et Zoé avait tout mis en œuvre pour le suivre de très près bien qu’elle n’en fût pas l’instigatrice. Le projet avait été initié par sa manager Marion mais cela n’empêcha pas Zoé de s’incruster à toutes les réunions même quand sa présence n’était pas requise et de demander à être dans toutes les boucles de mails. Aussi, lorsque Marion annonça sa grossesse, elle vit une aubaine de prendre le lead sur le projet et d’en devenir la référente par excellence. Une position confirmée par son responsable RH Nicolas Beauchamp qui avait tout naturellement pensé à elle pour le suivi du projet.

Nicolas l’avait convoquée dans son bureau un vendredi matin quelque temps avant le départ en congés de Marion pour lui annoncer sa «mini-promotion». Il l’avertit à demi-mot que ce projet était un test pour elle. S’il était concluant il lui permettrait de se positionner en l’absence de Marion sur le poste de responsable adjointe et même d’y rester bien après son retour.

« Avec vous mesdames, on n’est jamais au bout de nos surprises, ça met un bébé en route et tout de suite ça veut retourner à la maison mais nous on a une boîte à faire tourner donc il faut prendre des décisions, celles qui souhaitent retourner aux couches qu’elles assument voilà tout » dit-il, narquois,  en cherchant le regard approbateur de Zoé. Elle émit  un léger rictus qu’elle regretta aussitôt, consciente du coup de poignard qu’elle venait d’assener à Marion. Que pouvait-elle faire ? Refuser ? Si ce n’était pas elle, ce serait quelqu’un d’autre, alors autant accepter.

Marion partie, Zoé devenait enfin la référente sur le projet. Elle le savait. Elle n’avait pas le droit à l’erreur si elle souhaitait garder de vue son objectif de carrière ou du moins ne pas en être éloignée. Elle se mit une pression sans précédent. Elle pensait constamment à Talk, si bien que le projet finit par s’inviter dans ses propres rêves.

La trame bien clarifiée, il fallait à présent trouver l’entreprise spécialisée dans ces problématiques pour les accompagner sur cette grande enquête. Plus de 900 employés devaient être interrogés sur leur salaire, leur management, leurs désirs et ce en moins d’un mois. Zoé finit par dénicher une entreprise de conseil en management américaine VW Consulting (VWC) qui possédait une filiale en France. VWC avait accompagné  plus d’une centaine de grands groupes sur les problématiques de satisfaction au travail. Rassurée, elle finit par adresser une demande de rencontre pour discuter du projet. Elle tenta tant bien que mal de rendre son entreprise alléchante auprès de VWC qui avait accompagné des firmes multinationales.

Elle obtint une réponse le lendemain de Michel, un business manager. Le commercial lui téléphona directement pour une première prise de contact et pour comprendre les enjeux RH de Milagro. À la fin de leur appel, ils convinrent d’un rendez-vous pour qu’il leur expose leur solution pour les grandes enquêtes de satisfaction.

 

Le jeudi suivant à quinze heures précises, Zoé reçut un appel de l’hôtesse d’accueil qui lui annonça que son rendez-vous était arrivé. Gardé comme une forteresse, on ne pouvait strictement rien faire au siège de l’entreprise sans le badge. Ce fameux badge permettait d’entrer et de sortir, de manger et même d’imprimer. Zoé s’imaginait souvent un jour où sans les badges les employés ne pourraient même pas se rendre aux toilettes.

Après avoir raccroché au téléphone avec l’hôtesse d’accueil, Zoé avertit Nicolas que VW Consulting était arrivé. Elle le pria de s’installer dans la salle qu’elle avait réservée à cet effet le temps qu’elle aille les chercher. Elle lui indiqua qu’elle avait commandé des petites douceurs, des boissons ainsi que du thé et du café pour la réunion. « Décidément tu es parfaite ! » l’adula-t-il.  

Zoé se rendit dans le hall d’entrée et reconnut aussitôt Michel. Il était vêtu d’un costume bleu marine en tout bon consultant qui se respecte, tranquillement adossé, le bras tout en longueur sur le canapé, jambes croisées et une serviette à ses pieds. Ce dernier semblait avoir la quarantaine passée et une chevelure poivre sel abondante, que Nicolas dans le déni total de sa calvitie prononcée, lui envierait dans quelques minutes. Il avait passé plus d’une dizaine de fois sa main dans ses cheveux en l’espace de quelques secondes. « Ce mec a l’air de se prendre un peu trop au sérieux » pensa Zoé. Elle s’avança vers lui. Bien qu’il ait levé les yeux, il ne semblait pas avoir compris que c’était la fameuse Zoé Sia avec qui il avait rendez-vous. La jeune femme savait pertinemment que lorsqu’elle déclinait son identité au téléphone, rien ne laissait présager qu’elle était noire. Elle s’amusait constamment de lire la surprise sur le visage des gens lorsqu’elle se présentait à eux. Zoé se doutait que Michel aurait exactement la même réaction dans les prochaines secondes. Elle s’arrêta à sa hauteur et  finit par l’interpeller en se penchant vers lui :

—  Monsieur Brunart ? Zoé Sia. Dit-elle en lui tendant la main.

Gagné ! Elle fut très furtive mais la stupeur se lisait bien sur le visage du consultant. Ses yeux s’étaient légèrement arrondis.

—  Ah! Bonjour Zoé ! Il se leva et serra sa main en retour tout confus.

Sa carrure était imposante cachait une éventuelle carrière de rugbyman universitaire. Elle et sa silhouette menue, paraissaient être une petite chose fragile à côté de lui.

— Vous me suivez ! Je nous ai réservé une salle.

— Je vous demande juste quelques secondes, mon collègue a répondu à un coup de fil assez urgent il y a quelques minutes mais il ne devrait pas tarder à revenir.

— Pas de soucis, on peut très bien l’attendre.

— Ah bah le voici qui arrive !

Zoé tourna la tête. Elle s’était sérieusement demandé si la carrure n’était pas un critère de recrutement dans leur boîte. L’homme qui s’avançait, la démarche assurée, était lui aussi immense et…noir. Zoé n’avait pas su dissimuler sa surprise et le collègue de Michel en question non plus. La jeune femme était l’une des rares personnes noires qui travaillaient chez Milagro en dehors de la sécurité, de l’accueil et du ménage. Elle crut déceler un léger sourire chez le consultant quand il l’aperçut. Avait-il fait le même constat qu’elle ?

Il arriva enfin à leur hauteur.  

— Toutes mes excuses, j’avais une urgence ! Djibril Meite consultant senior, enchanté. dit-il en décochant un large sourire qui dévoilait des dents ultra bright digne d’une pub de Colgate.

Sa poigne était vigoureuse. Ce mec élancé semblait cacher sous son costume, bleu marine également, un corps fin mais des muscles saillants. Il avait une carrure athlétique, un torse imposant et de larges épaules. Zoé pensa également que son dos devait être tout aussi bien sculpté. Djibril n’était pas ce qu’elle qualifierait d’un très bel homme mais il avait une telle prestance, il dégageait une telle aura qui lui donnait un sacré charme. Elle ne savait dire avec précision ce qui le rendait si attrayant. Était-ce ses fossettes qui se dessinaient quand il affichait un sourire ? Son épaisse barbe parfaitement taillée ? Ou encore son regard profond et intense qui lui adressait lui donnant l’impression de vouloir se connecter à elle ?

— Enchantée, Zoé Sia, je suis la nouvelle responsable adjointe RH.

Oui elle avait enjolivé son poste vu que techniquement elle n’était pas encore responsable adjointe. Elle ne pouvait tout de même pas n’être que chargée de ressources humaines face à Monsieur Consultant Senior voyons. Ce petit mensonge la contraindrait à modifier sa signature de mail.

Les deux consultants suivirent Zoé qui se dirigea vers les ascenseurs. L’ascenseur est un endroit angoissant en entreprise surtout quand on s’y retrouve avec des personnes qu’on ne connaît pas forcément. La jeune femme savait pertinemment qu’il serait de bon ton d’engager la conversation pour montrer un certain intérêt à ses invités. Elle posa alors “la” question bateau qu’elle posait à tous les visiteurs : du stagiaire en processus de recrutement aux prestataires de passage.  

— Vous avez trouvé facilement nos locaux ?

— Enfin on a utilisé Google Maps… répondit Michel.  

En effet ! Question bête Zoé. La réponse sèche mais évidente de Michel mit fin à la conversation qui venait à peine de commencer. Un silence plombant s’installa alors dans le petit lieu clos. Michel reprit la lecture sur son smartphone. Djibril était absorbé par ses pensées et Zoé se contenta juste de regarder défiler les étages : 3…4…5. Les portes s’ouvrirent mettant fin au supplice de l’ascenseur.

Ils rejoignirent Nicolas dans la salle de réunion qui avait déjà commencé à entamer deux trois douceurs que Zoé avait commandées. Il s’essuya rapidement la bouche et salua les invités. La réunion put enfin commencer. Michel prit d’abord la parole en présentant VW consulting, son expertise sur les problématiques RH et la solution développée pour répondre au besoin de Milagro sur le projet Talk. Zoé faisait de temps à autre des interventions pour éclaircir certains points ou remettre en question d’autres. Après moult débats sur la solution proposée, Djibril, au profil plus technique, exposa les différentes étapes du projet : de l’élaboration du cahier des charges à la mise en production. Il s’était redressé et mis face à la projection pour expliquer les différents chiffres qu’il avait exposés. Ses propos étaient clairs et Zoé eût l’impression de se perdre des millions de fois dans son regard. Il mit en exergue l’accompagnement premium dont Milagro bénéficierait pour mener à bien ce projet et pour en tirer tous les enseignements qui permettront d’atteindre leurs objectifs RH. Nicolas convaincu par le tandem, semblait déjà chercher des yeux le contrat pour signer immédiatement. Zoé un peu plus réticente, était beaucoup moins enthousiaste que Nicolas et demandait à réfléchir sur certains points qui lui paraissaient encore assez flous. Il avait beau avoir un sourire ravageur, elle n’en perdait pas pour autant l’objectif de cette réunion. Conscient de son hésitation, Djibril la prit entre quatre yeux et lui assura qu’il s’occuperait personnellement de la réussite de ce projet.

— Bon bah parfait ! Je pense que nous sommes tombés d’accord ! Juste on sera certainement amené à se revoir pour la présentation de l’aspect technique au Comex. Sinon, c’est Zoé qui sera totalement en charge du dossier, lança Nicolas ravi.

— Parfait c’est noté ! Zoé, je prendrai vos coordonnées auprès de Michel comme vous avez davantage échangé avec lui.

Il lui lança un dernier sourire et ils conclurent la réunion.

Après avoir raccompagné les invités vers la sortie, Zoé se rendit dans le bureau de Nicolas pour faire un débrief à chaud de leur rencontre.

— Moi je suis totalement convaincu par ce projet. Pas toi ?

Nicolas tournicotait sur son fauteuil, ce qui donna le tournis à Zoé.

— Si mais j’avais juste quelques réserves sur un des modules qui ne me paraissait pas si intuitif que ça mais bon ce n’est pas vraiment un point bloquant.  

— Et puis Djibril a dit qu’il s’en chargerait personnellement, insista-t-il un large sourire goguenard.

— Oui avec son expérience cela permettra d’éviter quelques erreurs, répondit Zoé,  impassible qui faisait mine de ne pas comprendre les allusions graveleuses de son boss.

— Hum hum, je l’aime bien ce petit Djibril. Il est vraiment pas mal non ?  Et je n’ai pas vu d’alliance à son doigt. Tu es célibataire non ? Vous iriez bien ensemble.

Zoé feignit de lire ses notes et de ne pas avoir relevé la remarque de Nicolas mais ce dernier persista.   

— Je veux bien que le projet sur lequel on bosse s’appelle Talk Nicolas, mais là on s’éloigne clairement du sujet non ? rétorqua Zoé en sortant toutes ses dents pour éviter que sa réponse cinglante ne soit trop brutale pour son boss.

— Oh ça va ! C’est qu’une blague.

Oui ce n’était qu’une blague lourde comme les centaines d’autres blagues lourdes qu’il débitait par semaine et auxquelles il fallait sourire ou rire bêtement pour éviter d’être taxée de frigide. Si les personnes du service s’étaient résignées, il était hors de question pour Zoé de s’épancher sur sa vie amoureuse.  Alors oui, elle avoue avoir elle aussi regarder la main de Djibril, l’avoir suivi du regard et avoir cherché des signes d’intérêt de son côté mais ce n’était certainement pas avec Nicolas qu’elle en parlerait.

Quelques heures après, Zoé reçut un email de Djibril qui se disait être enchanté des échanges avec Milagro et qu’il se faisait une joie de travailler sur le projet Talk. Il était inutile de s’extasier, Djibril faisait simplement preuve de courtoisie professionnelle. Elle répondit le plus simplement du monde que le plaisir était partagé.

 

Zoé et Elsa se tenaient allongées sur le lit la tête à l’envers discutant de leur journée comme à l’heure habitude. Après avoir longuement épilogué sur ses premiers émois avec son nouveau copain, Elsa décida enfin de s’intéresser à la vie de sa sœur.

— Alors ta journée ?

— Rien de fou, Nicolas continue d’être un gros con et on a rencontré de nouveaux prestas pour le gros projet sur lequel je travaille.

— Ils étaient mignons les prestas ?  

— Quoi ? P…p…pourquoi tu me poses la question ?

— Je te pose toujours cette question idiote !

Elle se redressa aussitôt.

— Zoé Sia ! Anhhh…Les prestas étaient mignons !

La grande sœur ne put réprimer un sourire.

— Ok, il y en a un qui est pas mal. Il n’est pas forcément beau mais il dégage un truc.

— Il te plaît ?

Zoé cacha son visage dans les mains.

— Ouais, je crois bien.

Marry me