Après l'accouchement
Ecrit par belleetrebelle
Quelques jours après la naissance, une visite inattendue fit à la fois chaud et froid au cœur de Chloé. Les parents d’Armand, son père, un homme silencieux au regard grave, et sa mère, les traits marqués par une douleur contenue, se présentèrent à l’hôpital. Ils n’étaient pas venus les mains vides. Ils apportaient des layettes en coton doux, des couches, un petit berceau portatif et, de la part de la mère d’Armand, un épais plaid qu’elle avait tricoté elle-même pendant les longues soirées d’incertitude.
« Le sang est plus épais que l’eau, ma fille, » avait dit la mère d’Armand en posant une main hésitante sur l’épaule de Chloé. Son geste était empreint d’une tristesse résignée. Ils ne prenaient pas position, ils honoraient la vie. Ils restèrent un moment à contempler le bébé endormi, et la mère d’Armand ne put réprimer un soupir en voyant les traits de son fils si fidèlement reproduits sur ce petit visage. C’était une bénédiction et un rappel douloureux. Leur présence était un baume, mais elle soulignait aussi, cruellement, l’absence de celui dont la place était ici.
Le jour de la sortie de l’hôpital fut étrangement morne. Il n’y eut pas de photos joyeuses devant le portail, pas de fleurs, pas de père fier portant le siège auto. Chloé, soutenue par sa propre mère, ramena sa fille dans l’appartement de Yaoundé qui sentait le renfermé et la solitude. Les premières semaines à la maison furent un brouillard épuisant de nuits hachées, de pleurs incompris, et d’un sentiment écrasant d’incompétence. Le bébé, qu’elle avait prénommé Lena, semblait sentir la détresse de sa mère. Les coliques la secouaient pendant des heures, et Chloé, épuisée, tournait en rond dans le salon, berçant désespérément le petit corps raidi, se sentant submergée.
Sans l’assistance constante de sa mère, elle se serait sans doute effondrée. Sa mère prenait le relais aux aurores, préparait les biberons, faisait la lessive, chuchotant des chansons traditionnelles à l’oreille de Lena pour l’apaiser. Elle était un pilier, mais Chloé sentait le regard parfois réprobateur de sa mère, sa déception silencieuse que la situation n’ait pas évolué. « Un homme finit toujours par revenir vers son sang, » répétait-elle souvent, comme une incantation. Chloé, elle, commençait à en douter.
Un après-midi, alors que Lena, enfin calmée, s’était endormie avec un petit sourire aux lèvres, une expression qui, dans la lumière douce, ressemblait à s’y méprendre à celle d’Armand lorsqu’il était serein, Chloé prit une photo. C’était la première qu’elle osait envoyer. Elle ne disait rien d’autre que : « Lena, 1 mois. » Elle l’envoya à Armand, le cœur battant.
La réponse, lorsqu’elle vint, fut un silence assourdissant. Puis, quelques jours plus tard, une notification sur son téléphone : un virement bancaire. Aucun message, aucun mot. Juste de l’argent. C’était froid, transactionnel. Il honorait une obligation matérielle, mais refusait toute connexion émotionnelle.
Pendant trois mois, ce fut leur étrange et douloureuse chorégraphie. Chloé, poussée par un mélange d’espoir têtu et de besoin de témoigner de la vie de leur fille, lui envoyait des photos. Lena à son deuxième mois, les joues plus rondes. Lena tenant son hochet pour la première fois. Lena lors de son baptême, vêtue de la robe blanche offerte par ses grands-parents paternels. À chaque fois, le même schéma se répétait : un silence de plusieurs jours, puis un virement. L’argent était son seul langage. Son indifférence apparente était un mur contre lequel Chloé se brisait lentement.
Et puis, un jour, en regardant la photo qu’elle venait de prendre de Lena, âgée maintenant de quatre mois, qui essayait de se retourner, elle eut une révélation. Elle ne voyait plus seulement le reflet d’Armand dans les yeux de son enfant. Elle voyait Lena. Sa fille. Son individuation. Sa propre force aussi, dans le fait d’avoir traversé seule ces premiers mois si difficiles.
L’espoir, ce fil ténu qui la reliait encore à Armand et à l’idée d’une famille reconstituée, commença à se dissiper, laissant place à une triste et ferme résignation. Elle comprit qu’elle ne pouvait pas reconstruire sa vie sur l’attente d’un homme qui refusait même de regarder leur enfant. La restauration de leur couple n’était plus un rêve, c’était un mirage. Il fallait passer à autre chose, pour elle, et surtout pour Lena. Elle cessa d’envoyer des photos. Le virement du mois suivant arriva, seul, sans aucun mot de sa part pour l’accuser ou le remercier. Un silence nouveau s’installa, lourd de deuil et de la décision naissante de
tourner la page.
Tourner la page
Chloé avait décidé de se nommer mentalement dans cette nouvelle vie, passa à autre chose avec une détermination farouche. La première décision symbolique et radicale fut de ne jamais toucher à l’argent qu’Armand envoyait chaque mois. Les notifications de virement s’accumulaient sur son compte, devenant une sorte de monument numérique de son orgueil blessé et de son indépendance retrouvée. Cet argent était, à ses yeux, le prix de son silence, le salaire de son renoncement à leur histoire. Elle ne voulait pas être payée pour élever leur fille. Elle trouva un travail à temps partiel de graphiste freelance, des projets qu’elle pouvait réaliser à la maison pendant que sa mère gardait l’enfant. C’était dur, financièrement serré, mais chaque petit succès professionnel était une brique posée pour reconstruire son estime de soi.
Sa fille grandissait, épanouie et rieuse, un rayon de soleil dans leur appartement. Chaque jour, Chloé voyait un peu moins d’Armand dans ses traits et un peu plus de Léna, un être unique et merveilleux. Elle avait enterré l’épouse bafouée et fait le deuil de la famille idéale. Elle était devenue une mère, une survivante.
De son côté, à Douala, Armand essayait, avec une maladresse désespérée, de passer à autre chose. Il se força à sortir, accepta des rendez-vous arrangés par des amis. Il rencontra des femmes belles, intelligentes, intéressantes. Mais chaque tentative tourna court. Le rire trop aigu de l’une lui rappelait la mélodie de celui de Chloé. Le sérieux de l’autre lui faisait regretter la folie douce de son ancienne épouse. Et toujours, en fond de son esprit, flottait l’image de ce bébé dont il refusait le visage, mais dont il ne pouvait nier l’existence. Il devint distant, cynique, et ses compagnes de soirée ne tardèrent pas à se lasser de cet homme physiquement présent mais émotionnellement absent.
Un soir, fou de rage contre lui-même et cette prison dont il était à la fois le geôlier et le prisonnier, il arracha son alliance et la jeta dans un tiroir. « C’est ce lien maudit qui m’empêche d’avancer, » se persuada-t-il. Mais le léger cerclage blanc sur sa peau bronzée, plus pâle que le reste, lui rappelait chaque jour l’absence de l’anneau. Le vide était plus présent que la présence ne l’avait jamais été.
Son père, homme pratique et peu porté sur les états d’âme, le prit un jour à part après un tour chez ses parents. « Armand, mon fils, cette situation n’est bonne pour personne. Tu vis comme un fantôme. Si ta décision est prise, si cette femme et cet enfant… » il marqua une légère pause, « …ne font plus partie de ton avenir, alors il faut officialiser. Préparons les papiers pour le divorce. Tourne la page pour de bon. »
Le mot « divorce » résonna dans la tête d’Armand comme un glas. Le voulait-il vraiment ? Lâcher définitivement Chloé ? Effacer Léna de son histoire ? L’idée lui soulevait le cœur.
Ce soir-là, seul dans sa maison silencieuse, il reçut comme chaque mois la photo de sa fille. Elle avait six mois. Assise sur un tapis, elle fixait l’objectif avec de grands yeux curieux, une petite bave au coin des lèvres, et elle souriait. Un vrai sourire, franc et joyeux, qui lui fendit l’âme. Pour la première fois, il ne vit pas Chloé, il ne vit pas la trahison, il ne vit pas son orgueil. Il vit sa fille. Sa chair et son sang. Une innocence pure au milieu de son gâchis d’adulte.
La vague fut trop forte. L’orgueil, la colère, la peur, tout ce qui le maintenait debout depuis des mois, s’effondra d’un coup. Il se laissa glisser à genoux au milieu du salon, le téléphone serré dans sa main, l’image de ce sourire le transperçant.
« Mon Dieu, » murmura-t-il, la voix brisée par des sanglots qu’il retenait depuis trop longtemps. « Aide-moi. Je ne sais plus. Je suis perdu. Je ne veux plus de cette colère. Je ne veux plus de cette douleur. Montre-moi le chemin. Que faire ? Je t’en supplie, aide-moi. »
Les larmes qu’il avait refusé de verser pour Chloé, pour leur amour brisé, coulèrent enfin pour cette petite fille sur l’écran et pour l’homme vide qu’il était devenu. C’était la première prière vraie, désespérée, qu’il formulait depuis des années. Non pas une demande de miracle, mais un aveu d’impuissance et un cri du cœur pour retrouver sa propre humanité. Dans le silence qui suivit, brisé seulement par ses propres sanglots, quelque chose en lui avait cédé. La forteresse commençait à se fissurer.