Chair de ma Chair

Ecrit par Fortunia

Chair de ma chair

La première chose à laquelle j’ai pensé lorsque je l’ai appris, c’est que j’allais prendre du poids. Beaucoup de poids.

Comprends-moi, j’ai toujours été assez mince. Je m’en galvaudais même, misant sur des vêtements qui mettaient en valeur ma taille fine et mes longues jambes. Je me pavanais en exposant mon ventre plat et ma peau lisse et brillante comme le chocolat. Alors imagine dans quel état j’étais lorsque le résultat est tombé : j’étais enceinte de six semaines.

Tandis que d’autres se seraient demandés ce que diraient la famille, les amis, si monsieur allait le reconnaître, comment gérer tout ça, moi, à l’annonce de ta venue prochaine, je me suis dit que j’aurais des vergetures monstrueuses. Ma phobie était de devenir comme ces femmes que je croisais souvent dans la rue, engoncées dans leurs larges kabas, les pieds trainants et gonflés, le ventre proéminant et un double menton. Ne parlons même pas de la possibilité d’une césarienne. La simple idée d’une cicatrice aussi énorme me donnait des sueurs froides.

Je devais m’estimer heureuse pourtant.

Je vivais une relation saine avec Léonard depuis plus de deux ans. Je travaillais depuis six mois en tant que secrétaire dans une petite boîte d’exportation, donc je gagnais bien ma vie. A vingt-quatre ans, je pouvais dire que cette nouvelle n’était qu’une étape parmi tant d’autres de ma vie de femme adulte. Les enfants, je savais que j’en aurais un jour, mais en touchant mon ventre, la fiche de test sanguin toujours en main, j’étais assez confuse. 

J’étais tellement ignorante à ce moment, encore inconsciente de ce que cela représentait de sentir quelque chose grandir en soi pendant neuf mois, de porter la vie et de la donner. 

A la douzième semaine, je ne vais pas te mentir, je doutais encore que j’étais vraiment enceinte. Je n’avais pas de nausée, je ne prenais pas de poids, mon appétit n’avait pas changé. Si les résultats n’avaient pas été écrits noirs sur blanc et si je n’avais pas écouté battre ton cœur lors de la première échographie, j’aurais pu me dire que tout cela n’était qu’un rêve. L’effervescence familiale, le fait que Léonard et moi allions nous marier, tout ça sonnait creux à mes oreilles.

A la quinzième, alors que jusque-là, je ne montrais aucun signe extérieur de grossesse, d’un coup, mon ventre a commencé à s’arrondir. Devant mon miroir, j’effectuais une sorte de rituel qui me permettait de remarquer les changements, m’examinant de parts en parts, et c’est là que je l’ai vu : ce ventre qui enflait. J’ai fait une crise de quelque chose. Peut-être qu’on aurait pu appeler ça une dépression. Mais bon, nos médecins n’aiment pas utiliser ce mot. 

J’ai passé plusieurs jours à pleurer, me privant même de nourriture avec le sordide espoir que ça m’empêcherait de grossir. Mes proches ne comprenaient pas ce qu’il se passait. Ils commençaient même déjà à se dire que quelqu’un m’avait envoûtée. Je n’avais pas la force de le réfuter. Peut-être que c’était juste plus facile pour moi qu’ils croient que tout cela n’était pas de mon fait. Que j’étais en train de te mettre en danger et moi-même par la même occasion.

A la vingtième semaine, durant un séjour à l’hôpital, mon ventre était déjà bien visible et pourtant, j’avais encore du mal à croire que c’était bien le mien. Je ne comprenais pas ce qu’il m’arrivait. Je me disais que je voulais cet enfant, que je ne voulais pas lui faire de mal, mais en même temps, je ne voulais pas de toutes ces transformations qui allaient s’opérer dans mon organisme. 

J’avais la tête en vrac.

Durant ce nouveau séjour à l’hôpital, seuls ma mère et Léonard me rendaient visite fréquemment. Les autres pensaient que j’étais folle sans doute. Ils ne comprenaient pas. Comment leur en vouloir si même moi je ne me comprenais déjà pas ? Ma mère restait à côté de moi en silence, en lisant un livre. Etrangement, durant cette période, elle s’était montrée calme. Je ne savais pas si c’était de la résignation, de la passivité ou une stratégie. Une nuit, je lui ai demandé :

— Pourquoi tu ne dis rien ? Pourquoi tu ne me sors pas ces discours de mère qui connaît déjà tout de la vie ? Ce n’est pas le moment de faire valoir ta sagesse que tu me vantes même quand je n’en veux pas ?

Elle a fermé son livre et m’a souri. Elle s’est levée, m’a tendu sa main et m’a forcée à faire de même. Dans ma chambre individuelle, il y avait un grand miroir à pied. Nos reflets apparaissaient à sa surface. Ma mère avait pris mes mains et les avait posées sur mon ventre. Nos quatre mains formaient une sorte de bouclier autour de toi.

— Je peux t’apprendre beaucoup de choses, Irène, ma fille. Mais ça, c’est quelque chose que tu dois combattre toute seule. L’amour maternel ne s’apprend pas des autres. Il est là. L’amour maternel, c’est quelque chose qui nous attrape au moment où on s’y attend le moins. Ton moment, approche, sois forte.

Je t’avoue qu’aujourd’hui encore, j’ai du mal à le croire moi-même, mais ce soir-là, tu as donné ton premier coup de pied. Ma mère et moi avons sursauté, nous nous sommes regardées, et nous avons été prises d’un rire si fou, si irrépressible, si joyeux, qu’il nous mit les larmes aux yeux.

C’est à ce moment que j’ai compris, que j’ai accepté le fait que toutes ces transformations étaient nécessaires pour donner la vie. Qu’avant même de te donner naissance, tu devais marquer ma chair de la tienne. Tu étais et sera toujours la chair de ma chair. Et aujourd’hui, après presque quarante semaines, j’ai hâte de faire ta connaissance.

FIN

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L'instinct maternel, cette chose que je ne comprends pas encore moi-même et que je m'efforce néanmoins de retranscrire. Je me demande si j'ai réussi...




Chair de ma Chair