Chapitre 1

Ecrit par Niaba LavLav


  Mettant un terme brusque à leurs jeux amoureux, deux chiens s'écartèrent pour faire place au badjan qui se garait près du lampadaire bordant une ruelle non bitumée. Le mâle lança un grognement plein de reproche en direction du perturbateur, avant de s’élancer à la poursuite de sa femelle. Le véhicule, un mini-car à la carrosserie rouillée et au moteur vrombissant, semblait lutter contre le poids des années. Un jeune homme de haute taille descendit en manquant de renverser une vieille dame portant son panier sur la tête. 

      -Tu ne peux pas faire attention, petit?!

      -Je ne vous avais pas vue, Ma’, balbutia-t-il en se confondant en excuses.

      - Ça fait l’école buissonnière et c’est aveugle en plus. Que des voyous...

    Le garçon traversa la ruelle d’un pas boudeur. Si on l’avait informé plus tôt qu’il n’y aurait pas cours cette semaine non plus, il serait resté à la maison avec sa mère. Déjà trois semaines de suite qu’on les renvoyait chez eux. Craignant d'avoir jeté son argent par la fenêtre en s’inscrivant pour l’année académique, il se demandait quand prendraient fin les grèves estudiantines. 

     Dans toutes les universités du pays, on assistait à des manifestations échauffées. Ni les menaces du gouvernement central, ni les pourparlers avec les étudiants n’avaient pu aboutir à un apaisement. Ces derniers réclamaient entre autre le paiement de leurs bourses, la réhabilitation des bâtiments, et l’achat de matériel technologique de pointe. Le gouvernement, quant à lui, restait sourd aux cris de douleur et menaçait de réprimer les contestataires. 

  • Khéops! Où devrais-je plutôt dire, Kocoumbo l’étudiant noir? 

     Khéops Ballo se tourna vers la voix familière de son presque-frère. Amara Kouba était assis sur les marches de l’épicerie appartenant à ses parents et affichait son habituel sourire taquin. C’était un jeune homme de vingt-deux ans à la peau sombre, de taille moyenne mais de corpulence robuste.

  • Pas de bol pour toi, les cours n’ont toujours pas repris.

  • Pourquoi tu ne m’as pas averti? questionna Khéops, agacé. Ça m’aurait évité de me déplacer! 

  • Tu étais si mignon dans ton uniforme bien repassé et ton sac à dos que quand je t’ai vu te diriger vers l'arrêt de badjan ce matin, j’ai pas voulu te briser le cœur. Tu aimes tellement l’école, mon pauvre chou…    

    Khéops jeta son sac à la figure d’Amara qui l’esquiva en riant. Ensuite, il se dénoua la cravate et s’assit à ses côtés pour observer les passants.

  • L’école, c’est la clé de la réussite.

  • N’importe quoi, rétorqua Amara. Dans les pays développés, peut-être. Mais pas au Wangal. Tu sais que ma soeur a terminé ses études depuis près de cinq ans, sans trouver de job. Tu trouves ça normal, toi? De quelle réussite parles-tu?

     Khéops éluda la question. Il n’avait pas envie de se lancer dans ce genre de débat. Pas de si bonne heure...

  • Quand je me rendais aux cours tout à l’heure, dit-il pour changer de sujet, j’ai jeté un coup d’oeil au magasin mais tu n’y étais pas.

  • J’avais un rendez-vous, expliqua Amara en prenant un air à la fois important et mystérieux.

  • Avec qui?

  • Une créature merveilleuse.

  • Toi, alors! s’exclama Khéops. Te réveiller de si bonne heure rien que pour aller voir une fille? J’aimerais bien avoir ton courage.

     Déjà que se tirer du lit était pour lui un parcours du combattant, Khéops ne se voyait pas du tout entrain de se réveiller de bonne heure pour des bêtises pareilles.

  • C’est dommage que j’aie gaspillé l’argent du transport pour rien. En plus, j’aurais pu dormir quelques heures de plus.

  • Le portail de l’école était fermé?

  • Non, même pas! Figure-toi que le vieux Kadou m’a fichu à la porte comme un malpropre.

  • Pauvre de toi! se moqua Amara.

Khéops se pencha en arrière et s'étendit à même le sol, les mains soutenant sa tête. Au dessus de lui, des nuages aux formes rocheuses ornaient le ciel d’un bleu azur.

  • Quand cesseront vos grèves? Vous risquez de nous faire rater les examens et ce sera une année blanche pour tout le monde.

  • Qui t’a dit que ça vient de nous? Ce sont les profs, cette fois-ci. Ils réclament leurs arriérés de salaire.

  • Eux aussi?! s’étonna Khéops.

  • Décidément… répondit Amara en prenant une profonde inspiration. Tu ne lis donc jamais les news? Internet n’est pas fait que pour écouter de la musique, tu sais.


     Khéops et son ami s’étaient rencontrés dès leurs débuts à l'Académie Militaire et ne s’étaient plus quitté. Ils fréquentaient l’Université de la Province Nord du pays. Amara en était le président et à ce titre, faisait partie intégrale du Mouvement Estudiantin du Wangal (MEW), un syndicat qui militait en faveur des étudiants. Son rêve était d’entrer dans l'armée, mais c'était presqu’une utopie pour des gens d’origine modeste comme eux. Au Wangal, tout était question d'argent et de clan. Il avait donc été obligé de poursuivre des études classiques à l’université publique et n’avait de cesse de s’en plaindre.

     Khéops aurait bien aimé partager la passion de son ami pour la politique et la stratégie militaire, mais il arrivait à peine à se souvenir des noms des dirigeants et de leurs rôles dans le pays. À la place, il était un féru de musique qui rêvait d’ouvrir sa propre école. En attendant, il dispensait des cours à quelques enfants de dignitaires du gouvernement provincial. Au moins, cet argent lui permettait de se débrouiller et d’aider sa mère aux charges de la maisonnée.

  • Le pays part dans tous les sens, reprit Amara. Les médecins, les agriculteurs, les étudiants et maintenant les profs, tout le monde en a marre.

  • Que dit le président, de tout ça?

  • Que va dire son Excellence, sa Seigneurie Wangala VIème du nom, Porte-Parole de nos ancêtres et Grand-Étendard de l’émergence Wangalaise? 

    Il avait prononcé ces paroles en affichant une moue dégoûtée. C’est vrai qu’il n’avait jamais caché sa haine pour la famille au pouvoir. 

  • Au moins, répondit Khéops , après l’attentat de décembre passé, il reviendra peut-être à de meilleurs sentiments. 

  • Pour revenir à de meilleurs sentiments, il faut avoir un coeur; et pour avoir un coeur, il faut être humain; ce qui n'est le cas d’aucun membre de la famille Wangala.

Voilà pourquoi Khéops restait éloigné des sujets politiques. Il y avait de quoi lui tourner la tête. La musique, par contre, était un régal de douceur.                                                   

  • Je suis content qu’il ait reçu cette balle dans la tronche, on espérait tous qu’il crève. Mais bon, prions…

  • Amara! l'interrompit Khéops en promenant son regard autour d’eux. Ne dis pas ce genre de choses, on pourrait nous entendre!

     Un homme venait d’arriver au magasin. Amara se leva, lui tendit un billet de mille koris froissé et revint s’asseoir aux côtés de Khéops.

  • Ces clients n’oublient jamais la monnaie qu'on leur doit, grogna-t-il. Je me serais bien acheté une Wandag fraîche avec.

     Le soleil montait au zénith. Khéops jeta un coup d'œil à sa montre, celle que lui avait offerte sa mère à son dix-huitième anniversaire, quatre ans plus tôt. 

  • Déjà midi? Ça tombe bien, pour cette bière! Allons voir ce que ma mère a cuisiné.

  • Le dernier arrivé paye pour l’autre.

     Ils s’élancèrent à travers les ruelles du quartier, sautant pour éviter les flaques de boue et manquant d’écraser quelque poule. C’était une habitude qu’ils n’avaient pas perdue en dépit des années. La grosse vendeuse de beignets près de la pharmacie ne se lassait jamais de les réprimander.

  • Toujours vous! Vous ne savez donc pas que vous avez vieilli?!

  • La vieillesse, c’est dans la tête, Ma’ Laudia! lança Amara en survolant la table remplie de beignets qui faillit se renverser.

  • Espèce de voyous! s’écria la dame en agitant le poing. Revenez ici!

  • Désolé, Ma’ Laudia, s’excusa Khéops.

     Ils  franchirent le seuil de chez Khéops dans des éclats de rire. Une pancarte bancale affichait: restaurant Ballo's. C’était un endroit modeste: des baffes au modèle dépassé et des chaises en plastique blanches arrangées autour de tables de bois carrées. Du sable de plage recouvrait le sol. Khéops et sa mère vivaient dans une dépendance de trois pièces, à l’arrière des lieux. On y accédait par un petit portail rouillé sur le flanc gauche.

     Une fille à la chevelure épaisse et bouclée apparut à travers la porte de la petite cuisine qui servait aussi de garde-boisson et les accueillit avec un sourire chaleureux.

  • Salut, les garçons.

  • Salut! Je ne savais pas que tu travaillais aujourd'hui, Safina. Où est Ma’?

  • Elle a besoin de repos, je lui ai dit que je prendrais la relève cette semaine. D'où viens-tu avec ton uniforme? s’enquit-elle en observant Khéops.

  • À ton avis? Vous n’avez pas pris la peine de m’informer qu’une grève des profs succédait à celle des étudiants!

  • C'est pas notre faute si tu ne suis jamais les news, fit Amara.

     Safina Maké était son amie rencontrée à l’Université. Étudiante en gestion commerciale, elle aidait souvent sa mère à tenir le restaurant. Elle s’assit près d’eux et s’attaqua à une bassine d'oignons violets qu’elle se mit à éplucher d’un geste habile.

  • Je me suis dite qu’Amara t’aurait prévenu. Excuse-moi, Khéops.

  • C’est pas ta faute, dit-il en tirant l’oreille au concerné, c’est cet imbécile qui est  responsable. 

  • Aïe ! Arrête! Ça fait mal!

     Tous deux sentaient les oignons leur piquer les yeux et avaient du mal à les garder ouverts. Safina se leva, alla fouiller dans la cuisine et revint avec un mouchoir imbibé d’eau glacée qu’elle appliqua sur les yeux de Khéops. Le remède le soulagea aussitôt.

  • Et moi, alors? se plaignit Amara. Moi aussi, j’ai les yeux qui piquent!

  • Non. Ce sera ta punition pour l’avoir laissé se rendre à l’école ce matin.

  • C’est pas juste…

  • Au fait, il y a quoi au menu du jour? On meurt de faim.

  • Tchep à la viande et abolo au poisson grillé.

    Khéops et Amara s'empiffrèrent du tchep sans épargner le moindre grain de riz. Repus, ils partageaient une bouteille de Wandag bien fraîche. Safina les observait, amusée.

  • Faites attention à pas avaler les bouteilles avec le contenu. 

     Après avoir digéré, Khéops s’enquit du montant de l’addition.

  • Trois mille Koris.

  • Hein?! Depuis quand ? 

  • Tout est devenu cher sur le marché, expliqua Safina. Ta mère et moi sommes obligées d’augmenter les prix si nous ne voulons pas que le restau s'écroule.    

    Khéops jeta un coup d’oeil dans son portefeuille mais n’y trouva qu’un billet de mille et quelques pièces. Bien que le restaurant leur appartenait, il s’assurait de toujours payer sa consommation. C’était une habitude que sa mère lui avait inculquée, question de rigueur.

     Amara avait réglé la note avant qu’il n’ait eu le temps de protester.

  • Mais… c’est moi qui ai perdu la course donc je devais payer.

  • Laisse pour cette fois, Khéops. 

  • Pas question!

  • Tu vas arrêter de faire le fier? Espèce de tête de noeud!

     Khéops finit par se résigner car ça ne servait pas à grand chose de discuter avec Amara. Un client avait abandonné son journal sur une chaise. Il le saisit et se mit à le feuilleter machinalement. 

  • Ils racontent que c’est le Groupement des Syndicalistes Patriotes qui a tenté d’assassiner le président. Les membres sont mis en examen.

  • N’importe quoi! fit Amara. Le pouvoir a trop d’ennemis pour espérer trouver le vrai coupable. Qu'ils n’accusent pas les syndicalistes, ce sont des gens pacifiques qui ne font que militer pour les droits de nos concitoyens.

     Ils n’avaient pas vu arriver Pa’ Bouteille, un homme bedonnant propriétaire du plus grand dépôt de boisson de la ville. Le surnom lui collait tellement à la peau que presque personne ne connaissait son véritable nom. Tous les trois le suspectaient d’avoir un faible pour la mère de Khéops.

  • Salut, les jeunes. Où es Khéra?

  • Elle se repose, répondit Safina. 

  • Vous pouvez lui donner ce papier à son réveil? dit-il en tendant une facture à la jeune fille qui alla la ranger dans la cuisine. Et vous les garçons, vous ne devriez pas lire Wan’ News. C’est l’outil de propagande des… Vous-Savez-qui.

      Il ressortit du restaurant en réajustant sa casquette et Khéops poursuivit sa lecture.

  • Regarde ça, Amara! Le président a fait un point de presse hier. En raison de son état de santé après l’attentat contre lui, il confie l’intérim du pouvoir à son fils Amanek.

     Amara arracha le journal d’un geste brusque et se mit à lire l’article.


Le chef de l’État

Son Excellence Yah Wangala VI

Porte-Parole ancestral, Gardien de la Tradition, et Grand-Étendard de l’émergence Wangalaise


‘’Me trouvant dans l'incapacité temporelle d’assurer mes fonctions présidentielles, je confie l’intérim du Kouloum à Yah Amanek Wangala, fils héritier du fauteuil et actuel gouverneur de la Province Est.” 


Fait à Sabou le 17 Février, 2020


     Amara secoua la tête et siffla d’un ton dégoûté :

  • Amanek? Il est pire que le vieux dictateur! Il est plus corrompu qu’un libanais et un chinois réunis. Depuis qu’il est gouverneur de la Province Est, il a vendu tous les droits d’exploitation agricole aux entreprises étrangères. Tu t’en rends compte? On ne peut même plus cultiver nos propres terres dans notre propre pays!

  • Je trouve qu’il a un air de Khéops, plaisanta Safina.

     Khéops observa attentivement la photo qui accompagnait l’annonce. Amanek Wangala était un homme au teint clair et aux cheveux presque roux, comme la plupart des membres de la famille Wangala. Son regard évoquait un mélange de grandeur et de danger. 

     “Le genre de type auquel vaut mieux ne pas se frotter”, pensa Khéops.

  • On ne se ressemble pas du tout. Ça doit être à cause du teint et des cheveux que tu dis ça.

  • Si,si, insista Safina.

  • Voyons, intervint Amara. Mon frère ne peux pas ressembler à ce criminel! Bon, toi-même tu ressembles à Yah Veuve Noire.

     Khéops éclata de rire à cette évocation de Néfertiti Wangala, soeur d’Amanek et conseillère spéciale de son père, qui à trente ans, s’illustrait déjà sur la scène politique.

  • Yah Néfertiti est une très belle femme, déclara Safina. C'est donc un compliment.

  • Mais c’est une Veuve Noire!

  • Au fait, pourquoi les gens la surnomment ainsi? s'enquit Khéops.

  • La Veuve Noire est une araignée qui dévore le mâle après l’accouplement. On appelle ainsi les femmes qui assassinent leur mari. Néfertiti s’est fiancée trois fois et à chaque fois, ses fiancés disparaissent mystérieusement. On raconte qu’elle les jette aux caïmans du fleuve, soit par jalousie, soit parce qu’ils en apprennent trop des petits secrets familiaux...

  • Les gens exagèrent souvent! contestèrent Khéops et Safina d’une même voix.

  • On voit bien que vous ne la connaissez pas! C’est de loin la plus sanguinaire du clan Wangala! Elle est chargée de dresser la liste noire du Kouloum et de déjouer tous les complots contre le pouvoir. On raconte qu’elle entretient des rapports contre-nature avec le Vieux Maboule…

     Khéops était déconcerté par tant de rumeurs horribles. Il avait du mal à croire que la moitié d’entre elles soient fondées. Quand ce n’était pas le président qui dormait avec des crânes de mort, c’était son frère qui enterrait un trésor dans son jardin.

  • Lorsqu’on aime pas quelqu'un, on est prêt à tout croire sur lui.

  • Toi non plus, tu ne les aimes pas! rappela Amara en fronçant les sourcils.

  • Oui, mais toi, tu les détestes. Je suis d’accord qu’il gèrent mal le pays mais après tout, ce sont nos autorités et il faut contrôler nos écarts de langage.

     Comme d’habitude quand on abordait ce sujet, Amara s’emporta.

  • Gèrent mal le pays? Gèrent mal? Tu veux dire qu’il tuent, pillent, massacrent des familles, affament le peuple et se pavanent avec l’argent du contribuable depuis plus d’un siècle ?! Donc non, il font bien pire que mal gérer le pays. Ce clan est la gangrène qui nous empêche d’aller de l’avant! Mais bon, à quoi s’attendre de la part de gens qui adorent Effozo?

  • Je dis seulement que… commença Khéops.

  • Non, coupa Amara d’un ton sec. Ils ne méritent pas notre respect. Donc je ne vais pas contrôler ma façon de parler d’eux. 

     Khéops ne discuta pas davantage. Il comprenait parfaitement ce que pouvait ressentir son ami. Amara avait perdu son frère aîné pendant une répression musclée de la police sur de jeunes manifestants pacifiques. 

  • J'ai cru vous avoir entendus parler de politique? Mes oreilles doivent me jouer des tours.

  • Ma’! s’exclama Khéops en se levant pour prendre sa mère dans ses bras. Ça va? Safina nous a dit que tu te reposais donc nous ne voulions pas te déranger.

  • Ça va, mon chéri. Et toi Amara?

  • Bonsoir, Ma’ Khéra. Je vais bien.

     La mère de Khéops était une jolie femme de quarante deux-ans. Enrobée de nature, le mal dont elle souffrait depuis plus d’un an lui avait fait perdre un poids considérable. Des cernes sombres se dessinaient sous ses yeux mais ne dérobaient rien à leur vivacité d’antan. Elle détestait tout ce qui avait attrait à la politique. Quant à son père, il ne l’avait jamais connu.

  • Les garçons, que vous ai-je dit sur ce genre de débats ?

  • Désolé.

  • Pardon, Ma'. C’est Khéops qui a commencé.

  • Espèce de… s'indigna Khéops mais sa mère le coupa.

  • Bon, venez m’aider à charger les casiers de boissons dans la charrette et rapportez-les à Chinua.

  • Qui?! firent-ils à l’unisson.

  • Pa’ Boisson…

  • Et depuis quand est-ce que tu l’appelles par son vrai nom? s’enquit Khéops, soupçonneux.

       Khéra hocha les épaules en se touchant le bout du nez.

  • Qu’est-ce que vous faites encore là? Dépêchez-vous et ne râlez pas! fit-elle en voyant leurs mines boudeuses. Ça vous apprendra à faire fuir mes clients avec vos débats stériles.

     Ils saisirent les casiers marqués du logo de la bière nationale et disparurent des lieux avant même qu’elle n’ait le temps de se répéter.                             

     Quelque jours plus tard, Khéops se rendit au cours de musique qu'il dispensait. Assis dans un fauteuil en cuir confortable, il manipulait son portable en attendant que le petit Sebako ait terminé de répondre aux questions de son quizz sur les gammes pentatoniques.

  • S’il te plaît, maître. J’ai oublié la relative mineure de do alors que j’en ai besoin pour répondre à la question dix-huit!

  • Réfléchissez bien, monsieur Sebako, répondit Khéops en levant les yeux vers le garçon de quatorze ans. On l’a étudié le mois dernier.

     Sebako était le fils de Monsieur Bathily, directeur de la Compagnie d’Eau et d’Electricité du Wangal, basée dans la Province Nord. Il lui dispensait des cours une fois par semaine mais avait triplé le nombre de rencontres du fait des grèves incessantes à l’université. Au moins, ça lui ferait des sous en plus.

     Soudain, la sonnerie de son téléphone retentit. C’était Amara.

  • Allô! Tête de noeud!

  • Tu sais que je n’aime pas être dérangé pendant que je donne cours. Qu’est-ce que tu veux?

  • En parlant de cours, tu ferais bien de te pointer en vitesse. La grève est terminée et Kadou distribue des avertissements à tous les absents. Meeting obligatoire à l’amphi.

     Khéops raccrocha sans laisser à son ami la chance de placer un mot de plus. Il saisit son sac à dos et s’excusa rapidement auprès de son élève en lui promettant de rattraper la séance perdue. Il s’élança à en perdre haleine vers l’arrêt de badjan et sauta tête la première dans un véhicule bancal qu’il avait rattrapé de justesse.

  • Chauffeur… université… souffla-t-il entre deux inspirations.

     Bientôt, il faisait son entrée dans le bâtiment vétuste qui servait d’administration à l'école et que le budget de réhabilitation soit-disant décaissé par le ministère semblait avoir négligé. Il dévala les marches jusqu'à l’étage et tourna à gauche vers l’amphithéâtre plein à craquer. 

     Khéops n’était point porté à attirer l’attention. Il traversa une rangée de table en baissant la tête pour ne pas voir les regards braqués sur lui, ne voulant surtout pas donner une nouvelle occasion à leur doyen de lui rappeler à quel point sa tignasse méritait une coupe plus appropriée.

  • Pourquoi tu ne m’as pas prévenu que les cours reprendraient aujourd'hui ?! reprocha-t-il à Amara en s’installant à ses côtés. 

  • T’avais qu’à suivre les news. Ça t’apprendra à passer ton temps à écouter de la musique.

  • T’es nul!

  • On raconte que les syndicalistes sont parvenus à un accord avec le gouvernement. Tu parles d’un accord! Moi je dirais plutôt menaces ou pots-de-vin. Au fait, pourquoi tu n’es pas en uniforme?

  • Pas eu l’temps, siffla Khéops, bougon.

     Le doyen et professeur d’économie venait de faire son entrée, suivi de l’ensemble des enseignants. Il était vêtu d’un costume bon marché et de chaussures usées auxquels son sens strict de l'économie avait rendus un service particulier. Sa tête dénudée reflétait la lumière de l’ampoule en dessous de laquelle il se tenait.

  • Comme vous le savez, l’année académique s’est vue perturbée par des manifestations à n’en point finir.  Le président Wangala, qui a conscience que l’avenir de notre nation repose sur l’éducation et la formation de la jeunesse…

  • Tu parles d’un avenir, marmonna Amara mais Khéops le coupa d’un coup de coude.

  • ...le ministre de l’éducation nationale, continuait le doyen Kadou, compatit envers les étudiants qui veulent suivre les cours mais se trouvent obligés de subir l’inconscience de quelques uns d’entre eux, ainsi que d’enseignants manquant de civisme...

  • Donc maintenant, c’est nous les méchants? reprit Amara pendant qu’un murmure de contestation s’élevait du rang des étudiants.

  • Taisez-vous! Silence! 

      Le doyen frappa sur le pupitre et attendit que la foule se calme avant de reprendre:

  • Le gouvernement est parvenu à un accord avec le Mouvement des Étudiants du Wangal. Ces derniers s’excusent de leur incivisme et acceptent de reprendre le chemin de l’émergence. Dès lors, aucune manifestation non autorisée ne sera tolérée, ajouta-t-il en tournant le regard vers Amara, comme si la remarque lui était particulièrement adressée. Personne ne peut contester les décrets du Père de la nation. Les récalcitrants seront sévèrement châtiés. Je compte sur l’ensemble des étudiants pour faire honneur à notre école et à notre patrie.

Moi, fils de dictate...