Chapitre 1 : La fête de la ville (1)
Ecrit par pretoryad
Nélia
– Regarde qui arrive enfin !
Je
suivis le regard de Masala et aperçus au fond de la salle un jeune homme grand
et bien bâti, à la peau foncée, qui se dirigeait vers nous. Kalé Dagary. Le
garçon le plus beau et le plus attirant de la ville. Oui, de la ville et je
pesais bien mes mots ! Le béguin que j’avais pour ce garçon était
indescriptible. C’était la plus belle chose qui puisse m’arriver à ma première
année de lycée.
Sept
mois plus tard, je pouvais désormais confirmer mon amour pour ce jeune homme de
deux ans mon aîné. Et cet amour avait tourné à l’obsession, de sorte qu’il me
fallait ma dose de Kalé au quotidien. Oui, il avait une mauvaise réputation, et
alors ? Je ne pouvais pas dire que j’étais une sainte non plus !
Cependant,
dans la ville où je vivais, avoir une mauvaise réputation n’avait rien à voir
avec les délits, petits ou grands, qu’une personne avait commis. Mais plutôt à
la force occulte de sa famille. Le père de Kalé était un Myste : un
sorcier de naissance. On devenait Myste de père en fils. Par son droit
d’aînesse, Kalé avait été désigné comme le successeur de son père.
Son
initiation avait débuté à quinze ans et devait se terminer à dix-neuf ans, âge
auquel il devait faire preuve d’une totale maîtrise de ses facultés
surnaturelles avant de se voir décerner une partie des pouvoirs paternels. Sa
succession serait alors confirmée, et il entrerait ainsi dans le cercle
prestigieux des Grands-Mystes, ces êtres obscurs aux pouvoirs incommensurables.
Les
arts magiques faisaient partie intégrante de la culture de la ville d’Avent, au
sud d’Earthland. Une ville qui regroupait la plus forte communauté
afro-antillaise du pays. Malgré la crainte que pouvait susciter la sorcellerie,
elle s’affirmait pourtant comme un élément incontournable de la vie publique et
privée.
Aussi
contradictoire que cela ait pu paraître, nombreuses étaient les familles qui
attribuaient un pouvoir divin à cette société secrète, tandis qu’un nombre
restreint de familles s’opposaient à elle. Et ma famille en faisait partie.
J’étais la seule fille de mon père et de
ma mère, décédée à ma naissance. Avant que je ne fasse mes premiers pas, mon
père avait déjà trouvé celle qui remplacerait ma génitrice. Après six ans de
mariage et deux fils avec lui, ma belle-mère succomba à une maladie
foudroyante, dont aucun médecin n’eut le fin mot. Cela n’empêcha pas mon père
de la remplacer aussitôt après le deuil.
Ma seconde belle-mère fut
mariée pendant huit ans et eut trois fils avec ce dernier avant de mettre fin à
sa vie, sans aucune raison apparente selon les dires de mon père. À quarante-huit ans, celui-ci ne pouvant
certainement pas prétendre à son titre de chef de famille sans maîtresse de
maison, j’eus droit à une troisième belle-mère qui, dans sa première année de
mariage, tardait à mettre au monde.
Ce
qui n’était pas pour me déplaire. J’étais à la tête d’une petite armée dont la
seule ambition était de me voir courber l’échine !
Kalé portait un jean et un polo blanc avec des
sandales noires. Il était simple mais il avait une présence imposante. C’était
indéniable. Pour moi, il était juste l’homme parfait. J’étais prête à l’épouser
pour peu qu’il ait conscience de mon existence !
Tandis
qu’il s’approchait de ma meilleure amie et moi, il me jeta à peine un regard.
Il poursuivit son chemin et s’arrêta près de ma plus grande rivale : Belga
Falle. Qu’est-ce que je pouvais la détester ! D’ailleurs, je ne comprenais
pas ce qu’il pouvait bien lui trouver. Ils n’avaient absolument rien en commun.
On dit que les contraires s’attirent. Eh bien, j’avais une preuve tangible sous
mes yeux !
Belga
était certes la fille la plus populaire du lycée, mais ça, c’était uniquement
parce que son père avait été maire de la ville deux ans plus tôt. C’était une belle fille de dix-sept ans, une de ces
filles au teint clair dont tout le corps pétri de volupté éveillait chez les
hommes un désir lancinant et tenace. Et elle savait user de ce pouvoir pour
obtenir d’eux ce qu’elle désirait.
Sa
mère l’avait appris à ses dépens. Elle avait subitement perdu la raison quatre
ans plus tôt, et était internée dans sa propre maison. On racontait que cette
dernière, ayant découvert la liaison incestueuse de son mari et de sa fille,
avait succombé à la folie. Belga était une jeune fille mystérieuse. Les rumeurs
à son sujet allaient bon train dans la ville.
Beaucoup
disaient qu’elle était née sous le signe du Lamia, cet esprit à l’aspect
mi-femme mi-serpent qui séduisait les hommes afin de vider leur sang jusqu’à
leur mort. L’on disait encore qu’elle était un succube, cet esprit de la nuit
qui se nourrissait de l’énergie de son père pour conserver sa jeunesse et sa
beauté. Et il y avait aussi…
– Ne
les fixe pas ainsi, Nélia ! Tu vas finir par délier les langues, souffla
Masala d’un air de reproche.
– Et
alors ? Au moins, il entendra parler de moi, répondis-je, agacée par son
attitude moralisatrice.
–
Bien sûr, et de quelle façon ? Je n’ose même pas l’imaginer !
lança-t-elle en roulant des yeux.
Ennuyée,
je me contentai de marmonner. Masala Bizoto et moi étions amies depuis l’école primaire. Nous étions inséparables et en tout
point identiques. De même taille, minces et le teint ébène, nous portions
toutes les deux des nattes libres flottant sur le dos. On aurait pu nous
comparer à des jumelles si ce n’était le style vestimentaire qui nous
différenciait.
Masala
était plutôt du genre classique : jupe plissée en toile bleue marine,
chemise à pois manches longues et des ballerines vernies noires. Quant à
moi, le style décontracté me définissait le mieux : jean slim noir, sweat
imprimé gris et baskets basses imprimées.
Masala avait perdu ses
parents dans un accident de voiture, cinq ans auparavant. Elle vivait avec ses
grands-parents, ses deux grands frères et sa petite sœur. Sa famille avait
toujours vécu dans un univers empreint de superstitions. Masala n’y avait malheureusement
pas échappé.
Comme ses
grands-parents, elle était persuadée que les morts régnaient sur le monde
visible. Elle ne sortait pas de la maison familiale avant d’avoir apaisé au
préalable les esprits troublés de ses chers parents disparus. Autant je l’appréciais
à juste valeur, autant ces fadaises m’insupportaient !