CHAPITRE 2 : LA NOUVELLE LOCATAIRE

Ecrit par Chrime Kouemo

— Cinq, six, sept et huit ...  On marche, demi-tour, pause, on roule des hanches ...

C’était la dernière répétition de la chorégraphie du jour. Denise ne ménageait pas sa peine, marchant entre les rangées de jeunes femmes, scrutant les mouvements et les corrigeant au passage. 

— Danielle, plus souple, dit elle en s’adressant à une de ses  nouvelles élèves. Plus cambrée. Pense à ce que j’ai dit en début de séance. Tu es comme un roseau qui plie au gré du vent. Allez ! 

La jeune femme lui fit un sourire timide et rectifia sa position. 

Denise remonta vers la tête du groupe devant le miroir. Derrière elle, une quinzaine de femmes qui étaient venues pour suivre son cours d’Afro hip-hop stilettos. Un concept qui mêlait danse africaine, danse hip-hop et modern jazz, le tout sur des talons aiguille. Après plusieurs années passées dans des troupes de danse, elle avait mis au point son style et en était plutôt fière. Le succès avait tardé à être au rendez-vous, mais elle s’était accrochée et avait fini par se faire un nom dans le secteur, d’abord à Paris puis à Londres. Au Cameroun, il en était autrement. Les métiers de l’art et du spectacle étaient la plupart du temps méprisés. Certains chanteurs s’en sortaient encore avec les honneurs, mais pour les danseurs et chorégraphes, ils étaient purement et simplement considérés comme des outsiders. Elle en faisait les frais depuis son retour, et le fait d’être rentrée sur un coup de tête et sans un projet solide ne jouait pas en sa faveur. D’une nature courageuse, elle ne s’était pas pour autant découragée. Elle avait travaillé d’arrache-pied, s’était constitué un groupe d’élèves fidèles et avait organisé plusieurs stages de danse qui lui avaient permis d’acquérir une certaine renommée dans le milieu. 

Un an après plus tard, les portes s’ouvraient enfin, même si elles étaient pour le moment juste entrebâillées. Elle avait lancé son projet de spectacle de danse. Les sponsors avaient été difficiles à trouver. C’était Kamsi Ngaleu, un riche homme d’affaires et ami qui l’avait principalement aidée. Pour son événement, elle avait vu les choses en grand : des scènes aux costumes en passant par la publicité, elle s’était entourée des meilleurs pour offrir un spectacle de qualité. Deux de ses amies, anciennes danseuses dans la même troupe qu’elle en France et deux autres rencontrées à Douala avec qui elle avait sympathisé, partageaient l’affiche de son spectacle. Tout avait été peaufiné dans les moindres détails. Le dernier mois de répétition avait été intense, fébrile, excitant. Elles avaient tout donné, mais le sort en avait décidé autrement. 


Elle récupéra la télécommande posée sur la chaîne Hi Fi et pressa sur la touche replay pour rejouer le morceau de la chorégraphie du jour. Avec  un grand sourire encourageant pour ses élèves depuis le miroir, elle commença à enchaîner les pas. 

— Les filles, on reprend les bonnes habitudes. Chacune passe devant faire son solo de trente secondes pour la chaîne YouTube ? 

Danielle et Laetitia, deux des nouvelles firent la moue :

— Je ne suis pas sûre d’avoir tout mémorisé tous les pas de la chorégraphie, dit Laetitia d’une petite voix. 

Denise lui fit un sourire rassurant. 

— Ce n’est pas grave.  Au pire, tu improvises. Le but c’est d’abord d’apprivoiser ton corps et de te sentir à l’aise pour danser. 

La jeune femme fronça un instant les sourcils avant de hocher la tête. 

Denise appuya sur la télécommande et les notes de la chanson « Ye » de Burna Boy emplirent la pièce. Elle ajusta ensuite la petite caméra posée sur le trépied au centre de la pièce, puis lança le chrono sur l’application de son portable et invita les jeunes femmes à passer une par une au milieu du demi-cercle qu’elles avaient formé.

Les élèves se succédèrent les unes après les autres sous les acclamations de leurs camarades, chacune donnant son maximum. 

Comme d’habitude, c’était Denise qui clôturait la session. Elle s’avança d’une démarche chaloupante, les yeux fixés sur l’objectif de la caméra. La seconde suivante, elle glissait avec habileté au sol, ses jambes en grand écart, avant de se relever avec la même souplesse. Les mains en croix sur ses épaules, elle roula des hanches en cadence. Ses longues tresses virevoltaient de part et d’autre d’elle tandis qu’elle effectuait des pas tantôt souples tantôt saccadés. Très vite, elle se laissa porter par le rythme, la tête accompagnant chaque mouvement de son corps, les mimiques de son visage s’accordant à chacun de ses pas. La danse était pour elle plus qu’un métier, c’était une expression, un exutoire à toutes ses peines, à toutes ses peurs. Elle lui servait pour exprimer sa joie, son bonheur, sa colère, sa frustration. Elle avait ça dans le sang depuis toute petite. C’était tellement ancré en elle qu’elle n’avait aucun souvenir de sa vie avant sa passion pour la danse. 

Sur une dernière figure compliquée, elle termina son solo sous les acclamations des filles. Elle se redressa, le sourire aux lèvres et les applaudit en retour pour les féliciter et les remercier. 

— Vraiment, merci à vous d’être venues si nombreuses pour la reprise. Vous ne pouvez pas savoir combien ça me touche ! 

— C’est normal, enchérit Marianne, l’une de ses plus anciennes élèves. On attendait avec impatience de reprendre les cours. Tu nous as trop manqué !

Denise lui sourit en reconnaissance. Ça lui faisait chaud au cœur de savoir que ses cours étaient appréciés et que son retour avait été autant attendu.  

Tandis que les jeunes femmes se dirigeaient vers les vestiaires pour se changer, elle se rapprocha des deux nouvelles Danielle et Laetitia. 

— Alors, comment vous avez trouvé le cours ? Leur demanda t-elle. 

— Franchement, trop bien, répondit Laetitia avec un large sourire témoignant son enthousiasme. Je ne m’attendais pas à souffrir autant et à y pendre du plaisir. 

— Oui, c’était vraiment très bien, ajouta Danielle. On est tout de suite à l’aise et tu nous mets en confiance. 

— Merci de tout cœur. Si ça vous intéresse, je fais une promotion en ce moment sur les abonnements annuels.

— Oui, bien sûr. J’avais vu ça sur ta page Facebook, mais je voulais tester avant, enchérit Laetitia. On peut faire ça ici ? 

— Bien sûr ! Prenez le temps de vous changer et on en discute tranquillement après. 


— Alors ? Rassurée ? S’enquit Eloïse en insérant la clé dans le contact de sa voiture.  

— Oh que oui !  Je ne pensais pas qu’elles seraient si nombreuses pour la reprise. Sur le groupe Facebook, je n’avais que quelques anciennes qui avaient confirmé leur venue. Là, j’ai trois nouvelles qui ont pris un abonnement annuel. 

Eloïse démarra le véhicule et mit son clignotant pour sortir du stationnement. 

Denise tendit la main et orienta le déflecteur de la climatisation vers elle. Elle grimaça. L’air était encore tiède. C’était la fin de l’après-midi, mais le soleil et la chaleur qui l’accompagnait ne semblaient pas avoir dit leur dernier mot. Récupérant une serviette éponge qu’elle emportait toujours avec elle dans son grand sac cabas, elle se tamponna le visage et le cou. 

— C’est la preuve que tes cours intéressent et que tu fais du bon boulot. Je ne comprends même pas pourquoi tu doutes. 

— J’en suis convaincue la plupart du temps, toi-même tu me connais. Mais avec toutes les catastrophes qui me sont arrivées ces derniers temps, je doute un peu. 

— Tu sais ce qu’on dit : toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu. 

— Hum... oui. 

Sauf que ses relations avec Dieu n’étaient pas au beau fixe et ce, depuis des années. Elle ne se rappelait même plus la dernière fois qu’elle avait mis les pieds à l’église. Et même si elle concevait que le rapport avec Dieu n’avait pas toujours grand chose à voir avec la fréquentation des lieux de culte, sa conduite dans le passé n’était pas glorieuse non plus. Elle avait délibérément fait du mal à certaines personnes pour assouvir ses besoins de façon purement égoïste. 

Elle secoua la tête, chassant les mauvais souvenirs qui affluaient, menaçant son équilibre si difficilement acquis. 

La circulation était dense en ce vendredi soir, veille de week-end. Les chauffeurs de taxis à la recherche des clients, au mépris des règles du code de la route, s’arrêtaient sans se signaler en pleine chaussée, interrompant le trafic. Les Klaxons des autres automobilistes furieux se faisaient entendre de toutes parts. 

Près du Carrefour Bastos, Eloïse abaissa sa vitre  pour insulter copieusement un taximan qui la précédait depuis quelques minutes, après un énième arrêt en pleine voie pour faire descendre un client. Le type répliqua d’un geste désinvolte de la main depuis sa portière. La voiture fit une embardée comme Eloïse appuyait sur l’accélérateur, dépassant le taxi. Se rabattant brutalement à droite pour lui couper la route, elle sortit à son tour sa main de la voiture. Denise devina sans le voir le doigt d’honneur qu’elle avait adressé au chauffeur et éclata de rire. 

— Tu sais que tu es folle ? 

— Pardon hein ? C’est lui qui a commencé. Quand tu vas commencer à conduire, tu seras pire que moi !

— C’est sûr ! S’esclaffa Denise. Je n’ai absolument pas de patience pour ce genre de choses. 

— D’ailleurs, tu reprends quand les cours à l’auto-école ?

— D’ici un mois ou deux tout au plus. J’espère seulement obtenir mon permis avant d’étriper mon moniteur. 

Eloïse rit avec elle. Djostin Fonkoua, son moniteur, était un type à l’ancienne qui ne savait rien faire d’autre que lui crier dessus pour lui apprendre à conduire, ce qui n’avait pour autre effet que de réveiller la rebelle en elle. Les disputes lors de ses leçons pratiques étaient fréquentes. 

Denise scruta les environs comme elles empruntaient la route du Golf. Elle relut les instructions envoyées par Simon sur son téléphone puis indiqua à Eloïse :

— Au carrefour Golf, il faudra prendre la rue à droite du bar Le Bonheur.

Le quartier avait l’air calme et paisible. Pas de musique tonitruante beuglant des enceintes comme c’était le cas dans sa rue. Au loin, les montagnes verdoyantes offraient un beau panorama. Le long de la route, de nombreuses maisons et bâtiments d’habitation étaient en construction, preuve que le coin était très prisé. Les allées semblaient avoir été récemment goudronnées. 

Quelques minutes plus tard, Eloise arrêtait la voiture devant un mur de clôture en béton peint en vert , comme indiqué par Simon. Denise décrocha son téléphone et composa le numéro du jeune homme.

— Il arrive, dit-elle à son amie en se tournant vers elle. 

Elles descendirent de voiture et attendirent devant le portail blanc.

— Le coin a l’air pas mal, commenta Eloise en regardant autour d’elle. J’ai pas mal de collègues qui cherchaient désespérément à acheter un terrain dans ce quartier.

— J’aime déjà en tout cas. Ca me changera de Tsinga.

Des bruits de pas se firent entendre, puis le portail s’ouvrit devant elle. Simon apparut dans l’allée en pavés de béton, vêtu d’un pantalon de costume et d’une chemise blanche; il venait visiblement de rentrer du boulot.

Ses yeux se plissèrent légèrement tandis que son regard allait d’Eloise à elle.

— Hé ! C’est ta complice du lycée ? 

— Oui, c’est elle-même ! Répliqua Eloise. C’est comment Simon ? Ca fait longtemps !

— Ca va et toi-même ?

Après les politesses d’usage, il les invita à entrer.

Denise s’émerveilla en voyant le grand jardin aux plantes et arbustes parfaitement entretenus.  Sur la gauche, une terrasse de type pergola avait été aménagée et des meubles en rotin aux coussins rembourrés y avaient été installés. La façade en briques de terres cuites du bâtiment à quatre étages s’accordait parfaitement au décor environnant. 

Ils traversèrent un hall d’entrée généreusement éclairé par un lustre suspendu au plafond en lambris de bois rouge et empruntèrent la rampe d’escalier du même bois. 

— Il y a un ascenseur au fond à gauche, indiqua Simon. Ça te sera certainement utile pour ton emménagement. 

— Ah ! C’est parfait. Je n’en espérais pas tant. 

— Tu verras. Tu te plairas ici. Le quartier est calme, propre, très agréable à vivre. Tu as toutes les commodités au grand carrefour. 

Dans le couloir du premier étage, Simon s’arrêta devant une porte en bois et l’ouvrit. 

— C’est ici. 

— Waouh c’est spacieux ! S’extasia Denise en faisant le tour de la pièce à vivre qui devait au moins faire le double de celle de son appartement actuel. 

Une large baie vitrée donnait sur le balcon avec une vue imprenable sur les montagnes. La cuisine déjà équipée d’une plaque de cuisson au gaz combinée à un four  avait de belles dimensions elle aussi. Quant à la chambre  à coucher, ses grands placards incorporés aux battants coulissants et aux multiples étagères et tiroirs feraient honneur à sa garde-robe fournie. 

Sans être une experte dans le domaine, elle devinait que l’architecte avait mis un point d’honneur à soigner chaque détail. Des moulures du plafond au choix harmonieux des différents matériaux, rien n’avait été laissé au hasard. Dans la salle de bains, le revêtement de sol en marbre aux veines marron clair et brunes rivalisaient avec les pièces d’eau de certains grands hôtels. A la seule pensée qu’elle aurait encore au moins une douche à prendre dans la salle de bains mal éclairé et mal ventilé de son actuel appartement, elle réprima une moue de dépit.

— Alors, ça te plaît ?

— Tu poses vraiment la question ? J’adoooore !! C’est encore mille fois mieux que ce que je m’étais imaginée.

— C’est clair ! Confirma Eloise à côté d’elle, le regard balayant la pièce de haut en bas.

Denise allait rajouter quelque chose quand la sonnerie d’un téléphone résonna dans la pièce. Après un bref échange, Eloise lui fit signe qu’elle devait s’en aller.

— Désolée, pupuce, j’avais complètement oublié que je devais relayer Martin à la maison avec les enfants. Je ne pourrai pas te ramener.

— Ne t’en fais pas. Je suis une grande fille, je prendrai un taxi pour rentrer.

Elle la serra dans ses bras, puis se tourna vers Simon.

— A la prochaine, Simon. Tu me verras souvent ici...

— Je n’en doute pas une seule seconde. Je suggère que nous allions chez moi pour la signature du bail, si ça ne te dérange pas, ajouta Simon à son intention..

— Pas de souci,  je te suis.

Ils sortirent dans le couloir. L’appartement de Simon était situé sur le même palier que le sien, deux portes plus loin.

— Amandine est là, l’informa t-il en glissant la clé dans la serrure.

— Ah ! Bébé Amandine. Ça fait longtemps !

— Pardon, ne l’appelle pas comme ça hein ? C’est une grande fille maintenant.

— Ca lui fait quel âge au fait ?

— Vingt ans.

L’appartement de Simon était semblable au sien, mais en plus grand. Une jeune femme sortit de la cuisine. Elle était grande de taille, mince avec des courbes harmonieuses soulignées par son jean slim et possédait les mêmes yeux frangés de longs cils que Simon ainsi que le même teint marron moka glacé. Amandine n’avait plus grand chose à voir avec la petite fille maigre et aux membres qui semblaient trop longs pour sa taille dont elle gardait le souvenir. Elle était tout simplement magnifique.

— Wow ! Amandine ! Je ne t’aurais jamais reconnue si je t’avais croisé dans la rue, s’exclama t-elle.

La jeune fille lui fit un sourire timide, dévoilant de belles dents blanches parfaitement alignées.

— Moi, je me souviens très bien de toi par contre. Tu n’as pas beaucoup changé. Tu es comme dans mon souvenir.

— Ah bon ? Tu avais quel âge quand je quittais le pays ? Huit ans ? 

— Oui c’est ça, mais j’ai une très bonne mémoire, et puis tu fais partie de ces gens qu’on oublie difficilement. 

Flattée, les lèvres de Denise s’étirent dans un grand sourire. 

— Tu vis ici avec ton frère ? 

— Non ! Pardon oh, je ne vis pas avec les papys. J’ai ma chambre au campus de Soa. Je passe juste régulièrement les week-ends ici. 

Denise se retint de pouffer de rire en voyant la tête que Simon faisait. S’il n’avait en effet qu’une dizaine d’années de plus que sa sœur, son allure lui faisait paraître beaucoup plus. Entre sa coupe de cheveux passée de mode et ses vêtements qu’il semblait avoir emprunté à un type des années 90, tout en lui respirait le style « Has been ». Et ce n’était pas qu’une question de style vestimentaire, même sa gestuelle datait d’une autre époque.  

— Tu peux laisser le papy tranquille ? Fit-il une moue réprobatrice sur le visage. Viens, on va signer les documents, ajouta t-il en s’adressant à elle. 

 

Simon étala les documents sur la table de la salle à manger avant de les lui glisser un par un. Le prix du loyer proposé par Simon était un peu plus élevé que celui qu’elle payait actuellement, mais était largement en deçà de sa valeur réelle. Elle hésita un instant et l’interrogea du regard. Il hocha la tête sans rien dire. 

— Merci beaucoup, murmura t-elle avant de signer les feuillets un par un. 

Sa bonne étoile était peut-être de retour, elle n’allait pas gâcher ça à cause de l’orgueil mal placé. 

— Tu déménages quand ? Demanda Simon en rangeant les documents dans la pochette bleue qu’il avait posé sur la table.

— Demain en fin d’après-midi.

— N’hésite pas si tu as besoin de coup de main.

— Non, merci c’est gentil. J’ai déjà Mylène, Eloise et son mari qui vont m’aider. Ca devrait aller. Merci beaucoup en tout cas.



***

— Tu manges avec nous ? Proposa Amandine depuis le seuil de la porte du salon. 

Le visage de Denise s’éclaira d’un sourire. 

— Oui, avec plaisir, merci. 

Sa petite sœur, l’air plus que ravi, retourna rapidement à la cuisine. Visiblement, Denise l’avait déjà conquise. Simon ne s’en étonnait pas. Denise laissait rarement les gens indifférents. Et comme l’avait fait remarqué Amandine quelques instants plus tôt, elle était de la catégorie des gens qu’on n’oubliait pas. Pour sa part, la jeune femme représentait une sorte de petite sœur, peste et gentille à la fois. A l’époque, elle ne pouvait s’empêcher de provoquer délibérément ses parents avec ses coiffures, son style et ses fréquentations du lycée — ça n’avait d’ailleurs pas changé—, mais au delà de ça, elle savait apporter son aide aux gens. Il se rappelait encore comment elle avait été présente pour ses frères et lui après le décès brutal de leur mère. Elle passait tous les jours après l’école prendre des nouvelles d’Amandine qui n’avait que cinq ans à l’époque et peinait à comprendre qu’elle ne reverrait plus jamais sa maman. Il n’était donc pas surprenant que sa sœur eut gardé un si bon souvenir d’elle. 

— J’ai vu sur ta page Facebook que tu avais repris les cours aujourd’hui ? Commença Amandine une fois qu’ils furent tous les trois installés autour de la table.   

— Oui. Et franchement, je ne m’attendais pas à avoir autant d’élèves pour la reprise. Presque toutes les anciennes étaient là et j’ai eu trois nouvelles adhésions. Je suis trop contente !

— Je suis tentée de m’inscrire aussi... mais j’ai peur, je ne sais pas du tout marcher avec des talons. Je n’en porte jamais. 

— C’est justement l’occasion d’apprendre. Je propose plusieurs niveaux d’apprentissage et j’ai même un cours dédié pour les débutantes qui ne savent pas marcher avec des talons. 

— Oh ! C’est génial. Je viendrai tester alors. C’est quel jour ?

— Le mercredi soir. J’espère que ça te plaira. 

Simon leva brusquement la tête de son assiette, réalisant les propos échangés. Sa petite sœur souhaitait prendre des leçons de danse  avec Denise. S’il se gardait de porter un jugement sur certains métiers en général, il en devenait autrement si Amandine souhaitait prendre des leçons d’une danse qu’il trouvait inappropriée et vulgaire. 

— Il n’en est pas question ! Assena t-il d’une voix tranchante. 

Les deux jeunes femmes sursautèrent et leurs regards se braquèrent sur lui. 

— Comment ça ? Demanda Amandine en haussant un sourcil. 

— Eh  bien, je ne veux pas que tu participes à ce genre de cours.

— Et qu’est-ce que tu entends par « genre » de cours ?

Denise avait reposé ses couverts sur la table et croisé les bras sur sa poitrine. 

— Amandine a autre chose à faire que d’aller danser sur des talons dans une tenue suggestive et dans le seul but d’allumer la gent masculine. 

— Parce que pour toi, mes cours de danse se résument à ça ? 

— Ça se résumerait à quoi d’autre, sinon ?

— As-tu déjà ne serait-ce que regarder une vidéo d’un de mes cours avant de te permettre de juger ? 

— Tes affiches de l’année dernière parlent d’elles-mêmes. Je ne me permets pas de juger ton métier, mais Amandine doit se consacrer à ses études. 

— Je ne vois pas en quoi prendre des cours de danse m’empêcherait de me consacrer à mes études comme tu dis, intervint Amandine qui avait elle aussi croisé les bras sur son buste et affichait une mine contrariée. 

— Donc, tu as vu mes affiches de spectacle et tu as conclu en un seul coup d’œil en quoi consistaient mes cours de danse, reprit Denise. 

Il sentit la moutarde lui monter au nez en voyant l’air moqueur de Denise. De nos jours, sous couvert de ce qu’ils appelaient art, les gens produisaient tout et n’importe quoi. 

— On n’a pas toujours besoin de tout voir pour décider ce qui peut être considéré comme vulgaire ou non. 

— Simon ! S’exclama Amandine, indignée. 

Denise marqua un temps de pause, avant de secouer la tête, un sourire narquois sur ses lèvres pulpeuses. 

— À un moment, faudra être un peu original dans la critique dans ce pays. Parce que juste répéter que c’est vulgaire alors que la plupart n’ont même pas vu une seconde de mes chorégraphies, c’est un peu léger. Après, je peux aussi comprendre que c’est difficile pour des personnes étroites d’esprit d’appréhender certaines formes d’art. 

Amandine écarquilla les yeux avant de pouffer de rire derrière sa main tandis que Denise se remettait tranquillement à manger. 

Simon ravala sa mauvaise humeur, n’appréciant que moyennement d’être l’objet de railleries. Il n’était pas nécessaire qu’il poursuive cette discussion. Il avait oublié à quel point Denise pouvait être impertinente.  

De toutes les façons, elle pouvait bien penser ce qu’elle voulait tant qu’elle n’embarquait pas sa petite sœur dans ses cours de danse. 

La suite du repas se poursuivit sans anicroche, la conversation étant surtout alimentée par Amandine et Denise. Sa petite sœur discutait de tout et de rien avec sa nouvelle voisine de palier comme si elles se connaissaient depuis longtemps.

— Comment as-tu pu insulter son métier de cette façon ? Demanda Amandine les bras croisés sur sa poitrine après qu’il eut refermé la porte d’entrée principale.

Il venait de raccompagner Denise au portail où le taxi qu’elle avait commandé l’attendait.

— Où est-ce que tu as vu l’insulte dans mon propos ? Il faut appeler un chat un chat.

— Vraiment ? Et sans avoir même ne serait-ce qu’un jour regarder une de ses vidéos ? En te basant juste sur les affiches comme tout le monde ? 

— Pardon, Amandine, ne me fatigue pas. Je ne vois pas où tu veux en venir. J’ai dit que je ne voulais pas que tu prennes ces cours de danse et j’entends que tu respectes ma décision. Tu es encore mineure et étant ton tuteur légal...

Amandine leva la main pour l’interrompre.

— Je sais ! Je pense juste qu’en tant que personne assidue à l’église, ce serait bien de temps en temps d’appliquer les préceptes bibliques comme par exemple « ne pas juger les gens ». En plus, c’est vraiment dommage que même toi qui fais partie des personnes qui la connaissent depuis toute petite, te bornes à répéter ce que les gens disent de ses cours de danse sans même te renseigner sur le contenu.

Il n’eut pas le temps de répliquer que déjà elle avait tourné les talons pour aller s’enfermer dans sa chambre.

Il avait toujours encouragé Amandine à lui parler librement et même quand ça ne lui plaisait pas comme maintenant, il n’avait jamais changé d’avis. C’était cette confiance et ce respect mutuels qui avaient forgé la relation exceptionnelle qu’il avait avec elle.

À l’âge de 25 ans, après la mort de son père, il s’était retrouvé le tuteur légal de ses soeurs Eve et Amandine encore mineures à l’époque. Eve, âgée de dix-huit ans au moment du décès, était allée s’installer à Douala pour poursuivre ses études. Il était donc resté dans la demeure familiale avec Amandine. Sa jeune soeur qui s’était déjà beaucoup attachée à lui après la disparition brutale de leur mère dans un accident d’avion, avait refusé catégoriquement d’aller vivre avec Tante Madeleine -la grande soeur de son père- qui s’était proposée de la prendre en charge. C’était donc lui qui élevait exclusivement Amandine depuis qu’elle avait dix ans. Et si on considérait le fait que son père ait complètement sombré dans le désespoir après la mort de sa femme et n’avait dès lors plus assumé son rôle, ça faisait quinze ans qu’il endossait le rôle de parent auprès de ses deux jeunes soeurs. 

Amandine avait été celle qui lui avait permis de ne pas perdre pieds après les deuils qui avaient frappé leur famille en l’espace de cinq ans seulement. C’était sa nature joyeuse qui l’avait aidé à tenir le cap ces dernières années, quand des fois il se sentait dépassé par les responsabilités qui lui incombaient. Il se rappelait des fois où rentrant d’une journée de travail épuisé, elle venait juste se blottir contre lui pour le réconforter avant de se proposer de préparer le repas. 

Simon poussa un soupir. Amandine avait raison, il n’avait aucun droit de juger le travail de Denise ainsi. Il ne changerait certes pas d’avis sur le fait qu’il ne voulait pas qu’elle s’inscrive à ses cours, mais elle avait raison sur le fond. Il faudrait qu’il trouve le moyen de s’excuser auprès de sa nouvelle voisine.

Les Promesses du Des...