
Chapitre 21 : Vol
Ecrit par Nobody
POV Moussif
Je suis pas du matin, mais y a des jours où c’est encore pire que d’habitude. Comme aujourd’hui. La journée commence comme souvent : avec un soupir. Je suis planté devant le miroir de ma salle de bain, une brosse à dents mollement suspendue à ma bouche, les yeux dans le vide. La lumière est un peu trop forte. J’avais mis mon téléphone en silencieux hier soir. Trop de messages, trop d’émotions. Et cette vision que Naïla m’a racontée hier, me trotte encore dans la tête. C’est comme si elle avait plongé dans un passé qui n’était pas le sien, mais qui, quelque part, nous appartenait quand même. Les révélations sur maman et papa m'ont travaillé toute la nuit. Je dois revoir maman Elise pour qu'elle m'indique où retrouver mon père, fou ou pas c'est mon papa et on a assez perdu de temps comme cela. C'est parce que j'ai énormément de respect pour maman Elise que je ne lui ai rien dit hier sur le coup pour m'avoir caché cela tout ce temps, mais qu'elle se tienne bien on va l'avoir cette discussion, elle va m'expliquer de quel droit elle nous a caché l'existence de notre père.
Je secoue la tête et me rince la bouche. J’ai une sale mine. Un de ces visages fatigués par la nuit, mais surtout par les pensées. Je me remets de mes émotions matinales et sort emprunter les transports pour me rendre au boulot.
Je suis arrivé au bureau avec une banane que j’ai pas mangée
et un mal de crâne qui tambourinait comme si quelqu’un faisait des travaux dans
mon cerveau. J’ai salué les collègues à la va-vite. Pas envie de sociabiliser.
Juste envie de me poser à mon bureau, de foutre mes écouteurs, et de me noyer
dans les chiffres.
J’ai calé mon sac entre mes pieds et j’ai ouvert l’ordi. Il
y avait ce dossier client qui me donnait du fil à retordre depuis deux
semaines. Une entreprise d’import de matériaux de BTP. Mal fichue, mal gérée,
des factures en double, des bilans flous, des incohérences dans les stocks...
Le genre de dossier où tu dois presque devenir un inspecteur de police pour
tout faire coller.
Mais j’aime ça. J’aime quand c’est un défi. Quand je peux plonger dans les chiffres et que mon cerveau turbine. Le seul moment de ma journée où j’oublie un peu le reste, un peu tout. J’ouvre mes fichiers, revois les tableaux croisés, les analyses, les points prévisionnels.
La matinée passe. J’ai trouvé l’anomalie, une double
déclaration de TVA masquée par une note de frais bidon. J’envoie un mail au
chef pour le lui signaler. Je m’attends à un « Bien vu » ou un « Merci, Moussif ».
Mais non. Rien. Pas un retour. Juste un appel une heure plus tard. Il me
demande de venir le voir dans son bureau.
Je frappe puis j’entre.
Monsieur Lemvo, mon responsable direct, me regarde
par-dessus ses lunettes. Un petit homme sec, le genre à porter des chemises
trop repassées et à ne jamais dire bonjour.
— Assieds toi , Moussif.
Je m’exécute. Il tape sur son clavier sans me regarder.
— J’ai présenté le dossier Zimat Construction à la direction générale ce matin. Ils étaient très emballés je peux te l'assurer.
Je hoche la tête. C’est le fameux gros contrat que j’ai réussi à redresser de A à Z. J’attends qu’il dise quelque chose, un mot sur mon boulot. Parce que j'imagine que s'il m'a fait venir ici c'est pour me féliciter, me dire que je serai récompensé pour le travail abattu ? Tiens et s'il voulait même me proposer une promotion ? Seigneur enfin ta grâce ?
— On a décidé de l’intégrer à notre portfolio de référence.
J’ai pris le temps de bien expliquer les démarches qu'on a entreprises.
Il a dit "on". Je fronce les sourcils pas très sûr d'avoir bien compris ou de comprendre même où il veut en venir, je sens la première claque
arriver.
— J’ai précisé à la direction que c’était moi qui avais
restructuré la stratégie du dossier, poursuit-il tranquillement. J’espère que
cela ne pose pas de problème.
Je reste muet tellement je n'arrivais pas à comprendre si c'était une blague ou non. Je serre les dents. Fort. Mon coeur
tambourine. J’ai envie de hurler. Je sens la colère me monter dans la gorge
comme une brûlure.
— Avec tout le respect que je vous dois, monsieur Lemvo... ce dossier, je l’ai traité seul. De bout en bout. Les mails, les rendez-vous, les rectifications, tout. Ce client peut faire exploser le chiffre d’affaires de la boîte sur deux ans. Et tout, absolument tout, vient de moi. Je mérite une reconnaissance pour le boulot accompli, j'y ai mis beaucoup d'énergie et de coeur, j'exige que tout le monde sache que c'est de mon fait.
Il me regarde. Il soupire.
— Tu es encore jeune, Moussif. Il faut apprendre à travailler en équipe. Les succès sont collectifs, surtout dans un cabinet comme le nôtre. Tu travailles avec moi donc tes résultats c'est un peu comme les miens tu crois pas ? Et de plus n'oublie pas que je t'ai arrangé ces derniers jours avec tes absences, on n'a qu'a dire que c'est bon tu n'auras plus à rattraper tes journées d'absence, c'est plutôt une bonne contrepartie.
C’est trop. Je me lève en furie.
— Non monsieur. Déjà ce n’est pas une question de collectif.
C’est d'abord une question de respect. C’est pas la première fois qu’on me fait ça ici.
Mais ce coup-ci, je ne me tairai pas, je ne me laisserai pas faire ça soyez-en sûr. Vous prenez les lauriers sur MON travail.
Et moi je dois juste sourire et dire merci parce que vous m'avez autorisé à m'absenter quelques fois pour raisons familiales ?
— Moussif, baisse d’un ton.
— Non. Non, je ne baisserai pas d’un ton. Vous savez combien
de fois j’ai fermé ma bouche ici ? Combien de fois j’ai fait des heures supp
gratos ? Combien de fois j’ai couvert les erreurs des autres ? Et maintenant
que j’ai un vrai résultat concret, vous me le volez ?
Il se lève à son tour.
— Ce n’est pas un vol, Moussif. C’est la règle. Et si tu n'es pas content, il y a la porte. Je peux t'assurer que tu ne seras pas une grande perte, les petits assistants comme toi il y en a à chaque coin de rue moi je te le dis.
Je le fixe, les poings serrés. Je résiste à l’envie de tout
balancer. De lui cracher mes quatre vérités.
— Très bien, dis-je en reculant.
Je claque la porte. Je retourne à mon poste sous les regards inquisiteurs de mes collègues. Je prends mon
sac, mon tupperware intact, et je pars. J’ai besoin d’air.
Quand elle me voit, elle sourit.
— T’es en avance aujourd’hui, Moussif dit elle en s’approchant avec son petit calepin.
— C’est que j’avais hâte de te voir je lui réponds avec un clin d'oeil
Elle rigole. On flirte depuis des semaines, mais il n'y a eu qu'un baiser entre nous, un soir comme ça alors qu'elle finissait son service. Elle s’était approchée de moi,
j’avais tendu la main, et nos bouches s’étaient trouvées. Naturellement.
— Alors, monsieur le beau gosse, qu’est-ce qu’on vous sert
aujourd’hui ?
Je souris. Mon premier vrai sourire depuis ce matin.
— Ton sourire, ça suffira je dis charmeur
Elle rit. Un vrai rire, pas forcé.
— Tu dis toujours ça. Et moi, je dis toujours que je le
garde pour les clients fidèles.
— Alors je vais venir tous les jours jusqu’à ce que tu me considères comme un habitué. Déjà que je passe mes pauses déjeuner ici la plupart du temps.
Elle me fixe. Longtemps. Je sens qu'il y a toujours ce jeu entre nous, je lui plais et elle me le fait savoir.
Je mange vite. Elle passe me voir souvent pour voir si j'ai tout ce dont j'ai besoin. Quand elle revient pour la énième fois, je lui prends la main.
— Viens deux minutes.
— Je te sens tendu, tu veux que je t’aide à te détendre Moussif ? me demande-t-elle avec un sourire coquin
Je souris, le message est passé. Sans un mot elle me dirige tout naturellement vers l'arrière cour près de la réserve et pas très loin des toilettes, chance pour nous qu'il n'y avait personne dans le restau à cette heure.
— Tu sais que t’es irrésistible ? je lui dis en la reluquant de haut en bas
Elle s’approche. Mélange de douceur et d’envie. Nos visages se frôlent. Nos souffles s’emmêlent. Elle passe ses bras autour de mon cou et me regarde dans les yeux en se mordant les lèvres. Je n'arrive plus à lui résister donc je finis par l’embrasser. D’abord doucement. Puis plus fort. Elle répond avec autant d’envie.
Je laisse mes mains courir sur sa peau timidement puis quand je suis convaincu que ça ne la dérangeait pas, je poursuis mon exploration. Je pose mes deux mains sur ses fesses que je caresse sans retenu, continuant de l'embrasser fougueusement. Puis elle posa ses lèvres délicatement dans le creux de mon cou. Et c’est là que l’image me frappe. L’image de Naïla. Son odeur. La douceur de ses lèvres. Son regard surpris quand je l’ai embrassé hier. Mon cœur déraille.
Je recule. Essoufflé. Gêné.
— Moussif ?
— Je suis désolé, Yaya. Je...
Elle fronce les sourcils mais elle ne dit
rien. Elle hoche la tête et s’éloigne.
Je reste là, seul, dans la cour. Et je me demande ce qu’elle m’a fait, cette fille venue du Bénin. Cette Naïla au regard déchiré. Je me touche les lèvres du bout des doigts, comme pour retrouver le goût mais la seule sensation que je ressens c'est la chaleur des lèvres de Yaya encore sur les miennes il y a moins de 30 secondes.
Retour au bureau, j'esquive tout le monde. Tout le monde ou presque a eu vent de l'altercation entre moi et le chef en carton il y'a une heure, mais je décide de regarder fixement mon écran pour ne pas les laisser venir m'interroger. Je ne veux parler à personne ici, je dois penser à un moyen pour ne pas laisser ça impuni.
Le reste de l’après-midi passe en demi-teinte, je fais à peine semblant. Mon corps est là, ma tête est ailleurs. Je tourne dans mes pensées comme un lion dans une cage. Les regards curieux des collègues ne m’atteignent même plus. Ce bureau, je le vois déjà derrière moi. Ce n’est plus qu’un décor temporaire. Il faut que je m'en aille d'ici pour de bon.
Je passe le reste de mes heures à fouiller mes dossiers en cours, à classer mentalement ce que je pourrais emporter, à réfléchir aux données stratégiques liées au contrat Zimat. Parce que oui, si je compte vraiment partir comme je me le disais depuis mon retour de pause dej, je pars avec tout ce que je sais. Ils n’auront pas le beurre, l’argent du beurre et le sourire du pauvre Moussif en prime. S’il faut tout faire exploser, je le ferai. Je n'ai rien à perdre de toutes les façons. Et ça, c’est le pire profil pour quelqu’un comme moi.
Mais entre deux tableaux croisés dynamiques, je pense à elle. À Naïla. À ce regard fatigué, à cette bouche nerveuse, à cette tendresse fébrile qu’elle dégage sans même s’en rendre compte. Je me repasse encore une fois la scène de la veille. Ce baiser dans sa chambre. Cette main qu’elle avait posée sur moi comme si elle s’accrochait à une bouée. Ce goût qu’elle a laissé sur mes lèvres. Merde. C’est pas normal de penser à quelqu’un comme ça, aussi vite, aussi fort.
Je regarde l’heure. Dix-huit heures passées. Il faut que je bouge.
Je prends mon sac et je file. Il fait chaud. La ville sent la poussière et les bananes frites. Les klaxons se mélangent aux cris des vendeurs. J’arrive devant la maison modeste de Sandra. Une barrière turquoise, une cour sablonneuse, un petit bâtiment tout en longueur. . Sa mère me salue, toujours souriante.
Sandra, c’est mon élève de Seconde. Une gamine vive, pleine de répartie, toujours en train de contester mes explications juste pour le plaisir de me pousser à mieux expliquer. Elle me kiffe, je le sais. Pas de manière déplacée attention, elle me respecte simplement. Et elle aime apprendre avec moi, parce qu’elle sent que je la prends au sérieux. Sandra est studieuse, mais déconcentrée.
Elle m’accueille avec un grand sourire, les nattes encore mouillées, un cahier déjà ouvert.
— Tu es à l’heure, monsieur Victor. Miracle !
Je ricane en m'installant.
— Profite, ça va pas durer. Aujourd’hui on attaque les équations produits, non ?
— J’ai déjà fait les exos. Trop faciles.
Je lève un sourcil. Elle me montre. Elle a tout juste.
— Alors, on reprend les fonctions ?
Elle grimace.
— Encore ?
— Jusqu’à ce que tu les aimes. Ou au moins que tu les
comprennes. Tu vas voir, je vais te les faire aimer.
Elle rit. Je lui explique, doucement, ligne par ligne,
comment construire un tableau de variations, comment identifier une fonction du
second degré, comment tracer la parabole. Elle répète, s’améliore. Je corrige
avec patience.
— Tu devrais être prof, je veux dire pour de vrai.
Je souris.
— T’es en train de dire que je suis un raté ?
— Non ! Mais t’es trop pédagogiqe pour être comptable.
— Oui bon ma grande c'est la compta qui m'a toujours plu. Et d'ailleurs toi, tu as réfléchi à la filière que tu veux ?
— Je veux aller en S, puis faire de l’ingénierie.
— Dis donc, tu as de l'avenir !
Elle fait oui de la tête, sans trop s’attarder. On continue le cours. Je lui fais bosser des identités remarquables, des factorisations tordues, elle s’accroche. On rigole un peu. A la fin du cours, elle me remercie, range ses affaires, et je fais pareil.
Au même moment, le portail s'ouvre. J'entends la voix d'une femme que je reconnaitrai entre mille !
— Bonsoir à tous dans la maison dit-elle en s'avançant
Sandra lève la tête.
— Ma grande sœur ! dit-elle en soupirant
Je me retourne. Et là, le choc.
C’est bien elle.
Pas une inconnue.
Une femme de mon passé.