Chapitre 23 : Seuls

Ecrit par Auby88

"Rien ne pèse dans la vie autant que l'indécision, dans le cœur autant que le doute.

Eugène Marbeau ; Les remarques et pensées (1901)"


La maison du mécanicien se situe dans un sentier mal éclairé, avec des broussailles de part et d'autre. Ils sont guidés par la torche du portable de Richmond. Cica serre fortement son bras. Intérieurement, elle prie avec l'espoir qu'aucun être malintentionné ne sorte des buissons pour s'en prendre à eux ou rien qu'à elle.

Ils finissent par y arriver. La demeure est à peine clôturée et pas éclairée. Richmond regrette d'être venu. Cica n'est pas rassurée. Ils rentrent quand même à l'intérieur et aperçoivent trois blocs de dépendance en brique. L'apprenti frappe à une porte et charge la commission du père de famille à une femme, qui accourt toute joyeuse vers eux, un lampion en main. Elle le dépose, s'agenouille presque pour souhaiter la bienvenue aux étrangers et se dépêche d'amener de l'eau. L'apprenti dépose un vieux banc dans la cour.

La dame les prie de s'asseoir et se dépêche d'amener de l'eau. Elle est maigre, pas trop âgée même si vieillie par les corvées champêtres. Elle parle en langue aïzo, une des nombreuses langues ethniques du Bénin, que Cica comprend un peu, servant ainsi d'interprète à Richmond.


Cica est maintenant rassurée par cette figure maternelle si accueillante. Elle accepte l'eau, en prend un peu. Pas Richmond, qui trouve l'eau pas limpide.

- En principe, l'invité ne doit pas refuser l'eau qu'on lui offre à boire, lui rappelle Cica.

- Il ne va quand même pas se laisser empoisonner juste pour faire plaisir !

Elle n'insiste pas. Elle remet le bol à la dame et la remercie.


Une autre porte s'ouvre. Une autre femme en sort, petite et assez trapue.  Elle a été attirée dehors par les voix dans la cour. Elle s'amène aussi pour leur souhaiter la bienvenue.


Richmond se tape un pied, puis l'autre.

- Il y a une mare de moustiques ici !

Cica ne lui répond pas. Elle le trouve grincheux.

On leur apporte de l'akassa avec du piment vert écrasé, le tout avec des petites carpes appelées "akpavi" en langue fongbé. Richmond suggère à Cica de ne rien toucher.

- Je te rappelle que je n'ai pas mangé depuis des heures. J'ai la dalle !

Il la laisse faire. De toute façon, le jour se lèvera bientôt. Il fouille ses poches et y trouve ses pastilles coupe-faim. Il en croque quelques-unes tout en regardant Cica, visiblement interessée par le repas.


- Ce modeste repas me rappelle la vie à l'orphelinat avec maman.

Elle laisse échapper le mot "maman" qui parvient aux oreilles de Richmond.

- Maman ! s'étonne-t-il.

Elle manque avaler de travers et toussote, plus que nécessaire.

 - Attention ! Tu pourrais t'étouffer ou te coincer une arrête dans la gorge !

Elle hoche la tête. Il la laisse manger tranquillement …


- Merci pour le repas, mères !

C'est Cica qui parle en aïzo.

- Demande-leur où se trouve la chambre ?

- Tu sembles plutôt pressé, Richmond !

- Je n'ai pas envie d'être entièrement dévoré par les moustiques, ni d'attraper un rhume avec cette fumée de lampion qui m'étouffe.

Déçue, Cica est, par l'attitude de Richmond qui se comporte en " garçon riche ".

Ils sont conduits dans la troisième chambre. La femme trapue apporte une vieille lanterne. Le sol est grossièrement cimenté. La dame étend une natte en raphia sur le sol.

Cica la remercie. La femme s'éclipse. Richmond scrute attentivement la pièce.

- Tu parles d'une chambre ! Il n' y a rien ici. Et cette natte, je me demande combien de puces, elle contient.

Cica soupire.

- Je trouve que tu as été impoli envers ces femmes, Richmond !

- Impoli ! Ce mot est un peu osé, petite ! Je te rappelle que je suis de quatre ans ton aîné !

- Je ne vois quel autre mot peut qualifier ton attitude. Elles ont donné ce qu'elles ont. Tu sais le nombre de personnes qui sont riches, mais pas capables d'offrir un sourire aussi chaleureux que le leur ou de donner à manger à quelqu'un qui a faim ? Tu m'as vraiment déçu, Richmond ! Je me demande ce que tu fais avec une personne comme moi, si tu dédaignes ainsi les personnes pauvres !

- Excuse-moi, Cica !

Il lui prend les mains, elle ne s'y oppose pas.

- Tu comptes beaucoup pour moi, Cica ! Je n'ai rien contre les personnes modestes. C'est juste que je n'étais pas sensé être ici ce soir !

- Je te rappelle que moi non plus, je n'étais pas sensée partager la même chambre que toi cette nuit. Mais j'ai accepté la situation, parce que je préfère mille fois être avec quelqu'un que je connais, que seule dans un coin perdu. Alors, cesse de ruminer autant !

- Oui, tu as raison. Je devrais remercier le Ciel pour être en si bonne compagnie. Et tu es particulièrement attirante aujourd'hui !

Elle retire ses mains.

- Ne recommence pas Richmond, s'il te plaît ! On s'est …

- … mis d'accord sur les limites de notre amitié. Ton coeur appartient à quelqu'un d'autre ! Je ne l'ai pas oublié, rassure-toi. Et s'il y a une chose que je ne peux plus faire, c'est te faire du mal. Parce que je t'aime Cica.

Elle le regarde, hagardement.

- Je n'ai pas la tête à écouter de pareilles sottises, Richmond. Je ne suis pas intéressée par ton soi-disant et trop spontané amour. Tout ce dont j'ai réellement envie maintenant, c'est de contacter soeur Anne.

La constante crainte qu'a Cica à l'égard de Soeur Anne agace réellement Richmond.

- Je me demande comment faire, ajoute-t-elle.

- Je commence à en avoir marre, Cica !

Elle n'a pas l'air de comprendre.

- Pardon !

- Soeur Anne, par ci, Sœur Anne par là, Sœur Anne toujours !

- En quoi cela te gêne ?

- Pourquoi n'avoues-tu pas que c'est ta mère ?

En parlant, il lui saisit le bras.

- Lâche-moi, Richmond !

Il relâche son étreinte, elle chancelle et tombe sur le sol.

- Tu n'es qu'une brute !

- Non, Cica. Excuse-moi.

Il lui tend une main qu'elle finit par saisir. Elle se relève du sol.

- Je suis désolé, Cica. Je me suis juste un peu emporté. Mais je n'avais aucune intention de te faire​ du mal. Ce lourd secret que tu portes ne te fait pas du bien. Regarde mes yeux dans cette pièce à demi-éclairée, regarde-les bien et dis-moi s'ils ne souffrent pas avec toi !

Elle ferme les paupières pour dire oui, les rouvre puis fond en larmes. Il la serre tout contre lui. Elle s'abandonne à ses bras robustes.

- Pleure autant que tu veux !

Quelqu'un frappe à la porte, alerté par leurs cris. Richmond rassure la personne en disant quelques mots en fongbe. Sur la natte, ils finissent par s'asseoir.


- Ma vie est un désastre, Richmond !

- Dis-moi tout ! J'ai tout le temps pour t'écouter.

- Soeur Anne est bien ma mère. Comment tu l'as su ?

- Je l'ai deviné, même si d'habitude, je ne suis pas assez perspicace. Tu as pour cette nonne une crainte, un respect hors du commun et elle est ta mère spirituelle. Quand tu m'as dit que tu étais le fruit d'un viol, j'ai compris que tu connaissais ton origine, tes parents biologiques. Et tout à l'heure, quand tu as employé le mot maman, j'en ai eu la certitude.


Cica se sent soulagée de s'être confiée à Richmond. Même s'il demeure au fonds d'elle ce sentiment d'infériorité, de nullité qu'elle ressent.

- Tu connais ton père ? s'enquiert-il.

- Non, je n'en ai aucune idée.

- Ce doit sûrement être un prêtre. Ils sont tous des …

- Non, riposte-t-elle. Ne blasphème pas ! Cela s'est passé avant qu'elle n'entre au couvent. Elle s'est faite .... violée par deux hommes, au retour d'une veillée de prière. Je t'avoue que je n'aime pas en parler.

Elle éclate en sanglots. Il lui prend la main.

- Je comprends. Je sais que je suis mal placé pour les juger, mais c'est un acte horrible, un crime contre l'humanité.

- Je me sens tellement honteuse et sale rien qu'en pensant à ce qu'elle a vécu cette nuit là et à ce monstre qui m'a conçue.

- Tu es une personne exceptionnelle, Cica ! N'en doute jamais.

- J'en doute. Ma mère me rappelle constamment mes origines. Elle veut que je sois irréprochable, que je me confesse à chaque action qui lui semble être un péché, que je fasse toujours les choses à sa manière ... Elle me trouve trop impulsive et elle attribue cela à mon géniteur. Je suis complètement perdue, Richmond. Je me sens tellement incomprise et abandonnée par une mère qui n'est pas capable de m'offrir inconditionnellement son amour, un amour que j'ai dû partager avec tant d'autres enfants, en devant l'appeler maman en secret.

- Ecoute, je ne suis pas fervent, mais je peux dire tout haut que Dieu est grand. Parce que de cet acte ignoble est née une femme vertueuse, forte, admirable, gentille, que j'ai eu la chance de rencontrer. Rappelle-toi ce que le vieux te dit souvent : " Tu es née pour briller ! ".

Il essuie ses larmes, du revers de la main puis descend ses doigts sur ses lèvres pulpeuses. Elle le laisse faire sans dire mot.

- Je meurs d'envie de les embrasser, bien sûr si tu me le permets, poursuit-il en approchant ses lèvres des siennes.

Elle détourne la tête.

- Non, Richmond. Je ne peux pas.

- Pourquoi ? Tu as frémi tout à l'heure, quand j'ai touché tes lèvres.

- Arrête de me torturer ainsi ! Tu sais que j'en aime un autre.

- Un autre qui est mort ! lance-t-il d'un trait.

Elle écarquille les yeux. Ses spasmes s'intensifient.

- Satine m'a parlé de lui. Il est mort dans un accident de voiture. Et tu étais à l'avant avec lui, raison pour laquelle tu préfères rester derrière. N'est-ce pas ?

Elle hoche la tête.

- Il … commence-t-elle, en balbutiant.

- Chut. Je n'ai pas besoin d'en savoir plus sur lui, réplique-t-il en essuyant ses larmes. Je n'aime pas te savoir autant triste.

Elle repose sa tête contre lui. Cette proximité avec elle attise ses sens. Il a envie d'elle, mais sait qu'il ne peut à nouveau se laisser guider par ses bas instincts. Il se doit de se contrôler.


- Je sais combien c'est difficile, mais tu ne peux pas continuer ainsi, Cica. Combien de temps vas-tu encore souffrir pour un mort ? Pendant qu'il y a beaucoup de vivants autour de toi. Je vois maintenant pourquoi tu rejettes ta féminité, pourquoi tu t'effaces autant, pourquoi tu fais passer les autres avant toi !

Elle se redresse.

- Tu ne peux pas comprendre, Richmond.

Il lui prend le menton avant de continuer :

- Crois-moi, je comprends la douleur que tu ressens, étant donné que j'ai perdu le seul frère que j'avais. Malgré les années qui sont passées, je la ressens encore en moi. Mais j'ai décidé d'avancer parce que je sais qu'il n'aurait pas voulu me voir vivre dans l'ombre de sa mort comme toi, tu le fais.

- Je m'y efforce, répond-t-elle. Je te l'assure, mais je n'y arrive pas. Je ne parviens pas à refaire ma vie sans lui. Il est présent en moi ; il m'apparaît parfois en rêve, ce qui prouve qu'il ne veut pas que je renonce à lui.

- Je pense que c'est le contraire qu'il attend de toi. Tu dois ouvrir ton coeur à un nouvel amour, un amour vivant, Cica. Même si tu ne le crois pas, je t'aime.

Il la regarde intensément. Elle note que ses yeux brillent.

- Je n'ai jamais ressenti ce type de sentiment pour aucune autre femme. J'ai longtemps lutté contre cela, parce que je croyais que c'était juste une pulsion, une passion éphémère mais non, cela perdure. Je m'en suis réellement rendu compte quand j'ai failli perdre ton amitié. Je souffre quand tu souffres, je ris quand tu ris, je suis jaloux quand un autre t'approche, tu occupes toutes mes pensées, j'ai mal de savoir que tu restes attachée à un autre qui n'existe plus, je te désire et j'ai envie d'être avec toi tout le temps. Oui, crois-moi, je t'aime.

Elle se lève et lui fait dos.

- Tes paroles sont touchantes, mais j'ai juste besoin d'un ami.

Il soupire, profondément déçu par son rejet. Son entêtement à vivre dans le passé le désole.


- Tu l'aimais à ce point ?

Elle se retourne vers lui.

- Oui, Richmond. Plus que ma propre vie. Il était mon âme-frère !

Il lui prend à nouveau les mains.

- J'ai compris, je n'insisterai plus. Je ne veux plus te voir triste, poursuit-il en essuyant les dernières larmes sur son visage. Du moins pas ce soir, et pas en ma présence.

Il s'efforce de sourire et lui dépose un baiser sur le front.

- Joyeux anniversaire, Cica et bonne nuit à toi !

- Merci, Richmond !
Il hoche juste la tête.


Elle s'en veut d'avoir été si dure avec lui. A présent, il est étendu sur la natte, visiblement pas à son aise. Elle se couche près de lui. Il lui fait dos. Elle tend une main vers lui, mais se ravise. Elle s'allonge et lui fait également dos. Leurs yeux demeurent ouverts jusqu'à tard dans la nuit, jusqu'à ce que Morphée, dieu du sommeil, vienne les visiter.
















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