chapitre 36

Ecrit par leilaji

Chapitre 36

***Adrien***

Sous l’impulsion de la colère que je n’ai pas vraiment l’habitude de côtoyer, je prends mon téléphone et forme le numéro de son médecin que je connais par cœur.

- Allo ? me fait une voix endormie.
- C’est Adrien de la pédiatrie. Par qui as-tu fait lire ses résultats ? Je suis sûr que tu as dû laisser le boulot à un interne pour mieux aller sauter une infirmière dans un coin espèce de salopard… Tu avais dit que tu prendrais un soin tout particulier de son dossier. Je me suis occupé du prématuré de ta sœur comme si c’était ma nièce, j’ai revu sa facture à la baisse pour toi et toi espèce d’enculé tu bâcles le travaille sur le cas d’Elle !
- Hé Adrien, je ne te permets pas pour qui tu te prends ? Tu as vu l’heure ? Et de quoi tu me parles. Tu es fou ?
- Tu as intérêts à ce que ce soit une erreur sinon je vais te retrouver la où tu seras et je vais…

Elle m’arrache le téléphone et le porte à son oreille.

- Docteur excusez nous de vous avoir dérangé. Excusez nous. Bonne nuit.

Et elle raccroche puis s’assoit dans un autre fauteuil.

- Tu sais le fils de qui c’est ? Tu veux perdre ton boulot ou quoi ?  Tu crois qu’on n’a pas assez de problèmes comme ça ? Tu…

Elle se tait. Je ne me souviens pas avoir déjà été aussi mal depuis très longtemps. Ce qui est étrange c’est que pour le moment, je n’ai vraiment pas envie de la voir. Je voulais être seul. C’est d’ailleurs pour cela que je ne l’ai pas immédiatement réveillée. J’ai besoin d’une petite minute à moi, d’un verre pour faire passer cette énorme boule dans ma gorge. Mais elle tient fermement mon verre dans sa main. C’est quoi son problème ? Je le lui redemande sans dire un seul mot. Je n’ai pas besoin de gueuler. Elle sait quand je n’ai pas envie de négocier et là j’e n’en ai pas envie. Elle secoue doucement la tête en signe de refus et sèche ses larmes.
Je soupire.
Je repense aux nuits sans sommeil. Toutes les nuits d’après chimio où je la serrais dans mes bras pour l’aider à s’endormir et qu’elle me rejetait parce qu’elle souffrait trop. Je lui laissais alors de l’espace et passais le reste de la nuit à l’observer : vérifier qu’elle dormait bien et qu’elle n’avait pas arrêté de respirer par exemple, la toucher pour savoir si elle ne faisait pas de fièvre.
Moi qui aime énormément manger de la junk food, me mettre au pain entier ou au riz blanc avec un filet de je ne sais quel poisson riche en oméga 3 n’a pas été une sinécure. Il n’y a pas que le malade qui souffre lors d’une longue maladie mais l’entourage proche aussi.
Moi qui suis tout le temps d’humeur égal, supporter les montagnes russes de ses humeurs, ses courtes dépressions quand c’est trop dur, sa colère quand c’est trop douloureux, faire tampon entre ses enfants et elle quand j’ai l’impression qu’elle va exploser et que c’est eux qui vont morfler, les protéger de leur mère… parce que je sais que quand elle se sera calmée et rendue compte qu’elle est allée trop loin, elle regrettera amèrement de s’être défoulée sur eux.
C’est dur. Toute ma vie tourne désormais autour de mon métier et de la famille d’Elle. Je n’ai plus rien d’autre. Je ne sors plus avec mes amis qui ne comprennent pas que je me sois autant éloigné d’eux pour m’occuper d’une femme à laquelle je ne suis même pas marié. Ma famille n’en parlons même pas, je n’ai plus ni le temps ni la force de vraiment renouer avec elle. Je me suis isolé. Et je pensais que c’était le prix à payer pour qu’Elle se rétablisse et qu’après tout cela je pourrai… rattraper les choses, renouer les liens.

Ce ne sera pas possible ! Mais je suis pourtant déjà tellement fatigué !

*
*
*

J’ai expliqué à Elle ce que je soupçonnais, en prenant toutes les précautions possibles. Elle m’a longuement regardé puis m’a tourné le dos. J’ai essayé de la prendre dans mes bras mais elle m’a repoussé pour aller se réfugier dans la chambre. Et maintenant que j’ai digéré tout ce que j’avais à digérer devant ce verre de whisky que je n’arrive même pas à avaler, je l’y retrouve. De toute manière, le mieux c’est que je garde l’esprit clair.

Elle s’est recroquevillée dans un coin du lit. Je m’assois sur le bord et essaie de lui parler :

- Elle ?

Aucune réponse pendant plus de dix minutes puis elle ouvre enfin la bouche :

- Adrien, je t’aime tu le sais. Mais là … lache-moi !

J’essaie de ne pas me sentir insulté par son attitude. Je l’entends renifler tout doucement puis quelqu’un cogne à notre porte et ouvre. C’est Obiang tout petit dans son immense pyjama « bob l’éponge », les yeux lourds de sommeil. 

- Maman, Annie pleure alors qu’elle dort. Maman… Maman ?

Il me regarde perplexe et s’avance dans la chambre jusqu’à se mettre à côté de sa mère. Il tapote sur son bras. Elle ne bouge absolument pas.

- Maman… Maman…

Sa mère qui pourtant l’entend ne répond pas. Je crois qu’elle est HS pour cette nuit. Je me lève et demande à Obiang de la laisser se reposer parce qu’elle est très fatiguée et le suis dans la chambre des filles.  Effectivement Annie pleure dans son sommeil, ce ne sont pas les grandes eaux, elle gémit juste mais son oreiller est mouillé de larmes. Comment Obiang a-t-il fait pour le savoir alors qu’Oxya qui partage la même chambre que la petite et malgré notre présence, dort profondément ?

Depuis la nuit qu’elle a passé à voir son père battre une femme, ça lui arrive souvent. Elle fait surement des cauchemars. Je soupire pour dégager toute tristesse de mon attitude et la prends  doucement dans mes bras afin ne pas la réveiller avec brusquerie :

- Annie ma chérie, réveille toi.

Elle ouvre un œil puis l’autre et s’agrippe à moi. Le cauchemar s’est envolé ?

- Ca va aller c’est fini maintenant. Ok ?
- Je veux les « miel pops » …

Je lui souris content que le cauchemar se soit effacé de sa mémoire avec son réveil. Ses grands yeux me regardent sans poser de question. J’en suis heureux aussi. Elle ne se demande pas ce que je fais avec elle et Obiang en plein milieu de la nuit, pour elle c’est normal qu’on soit là. C’est une bonne chose, elle se sent chez elle avec nous.

Je m’assois sur le lit et la regarde. En réalité ce n’est pas elle que je regarde mais ma vie que j’observe, de loin, tel un étranger dans un nouveau monde.  Elle voulait me donner un enfant alors que j’ai déjà les siens à gérer ? Est-ce parce que j’ai l’air à l’aise avec eux qu’elle pense que c’est facile pour moi de l’aider à élever les enfants d’un type que je ne supporte pas ?

Je ne suis pas un saint. Il m’arrive parfois lorsque je suis fatigué après une longue journée de boulot de vouloir retrouver mon petit studio, de me demander ce que je fais dans cette grande aventure familiale. Là-bas, pas de bruits, pas d’obligations. Je rentrais, me douchais, m’installais devant un match de basket ou une série américaine de préférence docteur House, avec une bonne canette de bière à la main et basta. Quand je me sentais un peu trop seul et que j’avais besoin d’une nuit de sexe, j’invitais une fille pour la soirée quelque part. On passait la nuit et je reprenais tranquillement ma vie là où je l’avais laissée la veille. Tout était tellement simple. Après les femmes se demandent pourquoi les hommes ne sont pas pressés de se mettre en couple !

Et aujourd’hui ? Suis-je satisfait ? Je ne sais plus où j’en suis. Mais je sais que j’aime Elle, je n’aimerai jamais quelqu’un d’autre comme je l’aime. Je ne réfléchis même plus là-dessus, depuis le temps que ça dure, mon amour pour elle fait partie de moi, intégralement. J’aime aussi beaucoup ses enfants, surtout Obiang le timide qui s’exprime seulement quand on parle de bouffe. J’essaie de ne pas me confronter à eux même si les deux ainés ne me facilitent pas la tâche parce qu’ils estiment que je tente de prendre la place de leur père. Ils ne me le disent pas directement parce qu’ils sont trop respectueux pour l’oser mais je sais que c’est ce qu’ils pensent. Ce ne sont que des enfants alors c’est à moi de gérer tout ça et pas à eux. J’ai veillé Oxya quand elle était malade et accompagné Ekang à une compétition de foot alors que je déteste ce sport. Je l’ai fait en espérant aplanir nos relations dans un futur très proche. Je l’ai fait parce que j’aime leur mère. Je ne voulais pas spécialement d’une grande famille à mon âge… Je l’ai fait parce que j’aime leur mère.
Annie est ma petite préférée, je ne le cache pas. Parce qu’elle m’a permis de revoir sa tante après tant d’années et parce que j’ai l’impression qu’elle est notre petite marraine la fée qui nous unit quand la vie veut nous séparer. Je suis devenu un expert en princesses à cause d’elle mais je ne le regrette pas, Annie est une petite fille spéciale. Elle peut se montrer très égoïste avec ses affaires car elle a longtemps été fille unique chez son père mais quand elle se décide à donner, elle donne sans compter. Elle m’aime bien et contrairement aux autres, n’a pas peur de me le rendre.

J’ai déjà tout ça à gérer et je le fais seul parce que j’estime qu’Elle a déjà fort à faire avec son cancer avant et sa rémission maintenant. Sa rémission ? Je soupire, on saura bientôt si c’est un autre cancer ou pas. Peut-être n’aurai-je pas dû tout lui épargner comme ça elle ne verrait pas la vie en rose bonbon. C’est difficile pour moi, vraiment et elle veut rajouter un autre enfant à la liste…

Je ne suis pas prêt.
J’ai maintenant énormément de charges même si je suis soulagé car grâce au contrat avec la Fondation que j’ai tout récemment renégocié avec Leila elle-même, je me suis une nouvelle fois rapproché de mon banquier pour changer le montant des échéances de mon contrat de prêt, de manière à finir de le rembourser plus tôt. Je rembourse par anticipation. Ca m’a fait beaucoup de paperasses en plus mais je pourrai enfin sortir la tête de l’eau dans trois ou quatre ans au lieu des sept prévus.

J’ai géré tout ça tout seul. Je pensais enfin pouvoir vivre normalement…
Et il faut tout recommencer ?
Je n’y arriverai pas… je n’y arriverai pas.

*
*
*
***Plus tard dans la journée, à la clinique ADAN***

J’ai laissé Elle seule à la maison avec la nouvelle ménagère à coacher. On n’a pas eu le temps de parler avant que je ne m’en aille mais je suppose qu’elle a besoin d’un peu de temps. Je lui ai dégoté un rendez-vous en urgence … pourvu qu’elle y aile même si je ne peux l’accompagner.  Je suis d’une humeur massacrante à la clinique alors tous les employés se tiennent tranquilles. Ca me fait des vacances tient !

Une mère entre accompagnée de deux garçons après que j’ai demandé de m’envoyer la première vague de patients. Je les reconnais. Les jumeaux prennent placent tranquillement alors que la mère s’installe.

- Bonjour docteur.
- Bonjour, comment allez vous aujourd’hui ?
- Bien ça va.
- Alors … quel est le problème ?
- Oh Kéké tousse un peu et je préfère prendre ça à temps avant que son frère ne soit malade aussi même si je sais que c’est quasiment inévitable qu’ils soient malades en même temps.

J’ausculte le petit garçon ainsi que son frère car je connais bien ces deux là. Je ne peux pas m’occuper de l’un sans m’occuper de l’autre. C’est une petite bronchite rien de grave. L’un fait un peu de fièvre et l’autre pas. Pourtant les deux continuent de jouer comme si de rien n’était.

- Vous avez l’air étrange… me dit la maman tandis que je rédige rapidement une ordonnance.
- Etrange, comment ça ?
- Je ne sais pas moi… triste, constate-elle gentiment.
- Oh. Je suis juste un peu fatigué c’est tout.
- Non, vous êtes triste et ça se voit.

Je souris tout simplement et n’ajoute plus rien. Je veux finir cette consultation au plus vite mais elle ne semble pas pressée de partir. D’habitude j’intimide les mamans mais pas celle là.

- En fait je voulais venir vendredi passé mais l’infirmière m’a dit que les vendredis, vous consultiez au CHU d’angondjé. Je me suis rendue là-bas mais vous étiez absent.
- Oui, petits soucis.
- J’ai entendu dans la salle d’attente votre histoire avec Madame Adan.
- Pardon ?
- Une patiente m’a racontée ce que l’infirmière racontait à une de ses collègues. Il parait que votre femme à un cancer et qu’elle s’est évanouie dans la salle d’accueil de l’hôpital puis que son cœur a cessé de battre et que vous vous êtes agenouillé auprès d’elle et vous avez dit réveille toi et qu’elle s’est réveillée. Elle est même définitivement guérie du cancer. Comme je vous connais bien, j’ai trouvé l’histoire un peu tirée par les cheveux mais tout le monde raconte la même histoire. Ca a éveillé ma curiosité.

J’ai presque envie de rire mais je garde mon sérieux. Les ragots te transforment une simple histoire en conte de fée. Dans leur version, Elle est devenue ma femme et moi je suis un nouveau Jésus ?! Je n’ai pas envie d’en parler avec la maman de mes patients surtout parce que c’est ma vie privée mais j’estime devoir rétablir la vérité. En quelques phrases, je lui explique le vrai déroulement des choses et ses yeux s’illuminent contre toute attente.

- Vous avez l’impression que vous ne tiendrez plus et qu’elle ne comprend pas tout ce que vous avez sacrifié n’est-ce pas ?

Je suis étonnée qu’elle déduise cela du peu que j’ai raconté car je n’ai pas évoqué mon découragement.
 
- Vous me rappelez mon mari. C’est pour ça que je vous comprends si bien. 

L’un des jumeaux se met à pleurer quand l’autre lui arrache son jouet. Elle le prend dans son bras et récupère ses affaires ainsi que l’ordonnance que je lui tends.

- Merci docteur et surtout je vous dis aussi merci de sa part car je suis sûr qu’au fond elle c’est ce qu’elle a envie de vous dire à chaque seconde. Et faite moi confiance, je sais de quoi je parle.

Je n’ajoute plus rien et elle s’en va.
Quand est-ce qu’Elle va m’appeler pour me donner des nouvelles parce que je n’ose pas le faire en premier?

***Elle***

J’ai aidé la nouvelle ménagère à s’occuper des enfants et elle les a conduits à l’école en taxi. A son retour, elle s’occupera de la maison.

Je suis allongée sur mon lit et j’observe le plafond avec acharnement. Je cherche la force pour me lever et affronter le reste de la journée. J’ai dormi la main posé sur cette boule apparue je ne sais comment sur mon autre sein. Je ne comprends pas.

La première fois que j’ai dû affronter la maladie, je ne savais pas du tout ce qui m’attendait. J’y suis allée le cœur naïf et plein d’espoir et de force. J’en ressors harassée et quasiment sur les rotules et là on me demandera d’y retourner pour un second round si le diagnostic d’Adrien se confirme.  Je ne sais pas où je vais trouver la force pour recommencer la bataille. C’est trop injuste.  Je repose une nouvelle fois la main sur cette boule en palpant légèrement le coté de mon sein sous l’aisselle. Adrien ne s’est pas trompé, il y a bel et bien quelque chose.  Je me mets à pleurer sur mon sort.

Je ne sais pas si je vais y arriver et encore moins si mon couple va tenir le coup. On se retrouvait à peine. Nous et notre soif l’un de l’autre. Recommencer. Je ne savais pas qu’un jour ce verbe allait me terroriser.

Le téléphone sonne. Je ne décroche pas. Il continue de sonner avec insistance. Je finis par me résoudre à  décrocher.

- Je dis hein, aujourd’hui c’est mon anniversaire et tu n’appelles pas ? Tu es devenue une star depuis que tu as reçu ton prix là.

Raiza ! Plus grande gueule qu’elle, je ne connais pas. Elle dirige une association nommée partage qui diffuse dans les centres, hôpitaux et cliniques des témoignages de femmes qui se sont sorties de situations extrêmement difficiles : maladie, chômage, brutalité domestique. Comme elle et moi n’avons pas notre langue dans notre poche, Leila a beaucoup hésité avant de nous présenter l’une à l’autre mais on s’est bien entendu dès notre première rencontre. Quand elle a su ce qui m’était arrivée, elle m’a demandé de venir témoigner à son association. Je lui ai dit oui, mais dès que j’ai été en rémission, j’ai zappé le rendez-vous.

- Maman laisse ! Les problèmes me dépassent. J’ai reçu hier une bonne claque quoi, je suis dépassée…
- Ah si les problèmes te dépassent toi aussi dépassent les. C’est simple. On te gifle et puis tu ne rends pas ?

J’éclate de rire malgré moi. Je me suis toujours dit que pour une bonne bagarre, c’est elle que j’appellerai en premier, elle ou ma cousine Angie. Ca me fait sourire. 

- Bon, tu peux au moins m’envoyer les vêtements que tu ne portes plus pour mon association non ?

Raiza, bête de mode, m’avait déjà fait part de l’une des activités de son association : collecter les vêtements en bon état d’anciennes patientes pour les offrir aux nécessiteux. A part ses cheveux, s’il y a bien autre chose qu’on perd en route en étant malade c’est bien sa garde robe. Certaines perdent du poids comme moi, d’autres en prennent, les vêtements deviennent inutiles pourtant on s’en défait difficilement. On s’accroche au passé en espérant pouvoir les remettre dans un futur proche. Mais les donner à des personnes qui en ont besoin c’est aussi apprendre à tourner la page. C’est la philosophie de son principe, d’autant plus que ça aide autrui.

- Elle, je ne sais pas exactement ce qui se passe dans ta vie… On n’est peut-être pas assez proche pour que tu m’en parles mais sache que toutes les épreuves que tu traverses te purifient et te rapproche  de ton Dieu. Ca va aller accroche toi ma belle.
- Merci.
- Bon j’attends les vêtements. Tu m’as fait faux bon pour le témoignage mais cette fois-ci tiens parole sinon tu vas me trouver chez toi.
- Tu ne sais même pas où j’habite quitte là ! je lui réponds en rigolant.
- Tu ne sais pas que je suis Raiza internationale ! J’ai des espions partout. Je trouverai.

Je raccroche quelques minutes plus tard. Il y a des conversations comme ça qui te font du bien même si tu ne sais pas pourquoi. Sans le savoir Raiza a tellement raison, je dois tourner la page définitivement de celle que j’étais. Je dois accueillir une nouvelle moi : papillon de la chrysalide de mon ancienne vie. Je me lève et ouvre grand les placards. Je cherche un grand sac et le pose à mes pieds puis je sors tout… je fais le vide…
De fais le vide dans mon placard de la même manière que je fais le vide dans ma tête : sans trop réfléchir, sans m’accrocher à quoi que ce soit. Si je peux faire le deuil de mes vêtements auxquels je tenais tant, c’est que je peux faire le deuil de tout le reste.

Recommencer ne doit pas être un verbe qui fait peur… Recommencer doit vouloir dire pour moi écrire une seconde fois un début, rien de plus. Et tout le monde sait que les débuts sont toujours plein d’espoir ! C’est pourquoi recommencer veut dire espérer. Je suis une survivante…
Si le résultat est positif… Seigneur ! J’ai peur. Si le résultat est positif : je recommencerai mon combat ! Et maintenant que je me le suis dit, je me sens tellement soulagée. Je  n’ai pas pu dormir de la nuit, ça ne peut pas continuer comme ça. Avoir peur de mourir est surement pire que mourir même.
Mais en même temps une autre inquiétude me ronge : j’ai senti Adrien à bout cette nuit. Ce n’est pas la première fois que je me rends compte du fardeau que j’ai posé sur ses épaules. Ce n’est la première fois que j’ai l’impression que ce fardeau l’écrase complètement. Mais c’est la première fois que je me rends compte à quel point il est à bout ! Et j’ai peur pour ça… J’ai tellement besoin de lui à mes côtés.

Dès que j’ai fini de tout sélectionner, je fourre les vêtements dans le sac et tire d’un coup sec sur la fermeture éclair.   Voilà c’est fait.

Maintenant c’est à mon tour. Je dois me préparer.

Une heure plus tard, je me sens fin prête pour affronter le reste de cette journée qui promet d’être longue. Je regarde dans le miroir la femme que je suis …  Je porte pour l’occasion ma plus longue perruque. J’ai maquillé mes yeux de biche et posé un rouge à lèvre pale sur mes lèvres. Ma tenue que j’aime particulièrement parce qu’étant devenue un peu plus fine, je peux la porter sans choquer qui que ce soit est constituée d’un haut noir transparent au milieu de la poitrine et d’un large pantalon. J’ai glissé mes pieds dans des louboutins que je me suis offert pour mon divorce. Il fallait bien fêter ça de manière exceptionnelle et j’estime que ces chaussures le valent bien. Par contre la parure à mon cou a été confectionnée par un bijoutier qui officie au carrefour Léon Mba (quartier commercial de Libreville avec beaucoup de bijouteries tenues par des sénégalais). C’est l’un des seuls à ne pas faire les bijoux habituels en forme de cauris ou de café… Il modernise le design de ses créations et leur donne du chic. Le collier fait très ethnique et me donne un port de reine. C’est bien ce que je suis aujourd’hui : une reine qu’on emmène à la potence !

J’emplis mes poumons d’air et expire le tout. Je suis prête à tout entendre. Qu’on me dise ce qu’on a me dire. Je ne vais pas baisser les bras. Je n’en ai pas le droit.

Je quitte la maison quelques minutes plus tard et me rends au CHU d’Angondje.

*
*
*

Je suis dans la salle réservée au paiement des consultations, j’attends patiemment que ce soit mon tour pour payer. Une fois devant la caissière, je lui tends le billet prévu à cet effet :

- Moi je n’ai pas la monnaie. Allez chercher la monnaie.
- Pardon ?!
- Madame, je dis que je n’ai pas la monnaie, allez chercher la monnaie.
- C’est à moi, la malade d’allez chercher de la petite monnaie ?

Elle est folle celle là ! C’est comme ça qu’on accueille les malades ? Agit-elle ainsi parce que je ne renvois pas l’image d’une cancéreuse aujourd’hui ? On se trouve au fin fond d’angondjé, où veut-elle que j’aille chercher de la monnaie ?

- Madame, débrouillez vous.
- Mais je vous dis que je n’ai pas de monnaie…

Celle là ne connait pas Oyane ou quoi ?

- Vous avez intérêt à me rendre ma foutue monnaie ou je vais passez derrière cette putain de caisse et vous casser la gueule. Ca ne va pas ? Vous savez ce que j’ai ? On ne vous a pas appris à respecter votre prochain ? Est-ce une manière de parler aux gens qui sont dans la souffrance ? Ou je dois enlever mes vêtements pour vous montrez les cicatrices de mes opérations ? Avez-vous une seule idée de ce que je suis venue affronter aujourd’hui dans cet hôpital ?

Je pouvais continuer comme ça pendant des heures. Mais je suppose que le chef de la comptabilité alerté par mes cris est venu me trouver.

- Madame Oyane. Qu’est-ce qui se passe ?
- Demandez à votre employée.

Cette dernière s’est mise à bégayer et à expliquer qu’elle ne comprenait pas que je m’en prenne à elle ainsi et qu’elle aussi avait ses problèmes. Le chef de la comptabilité qui s’entend plutôt bien avec Adrien lui a intimé de me rendre la monnaie avec le double reçu : celui à remettre au médecin comme preuve de paiement et le mien.  U*$^ù^=^$* :élan*ù^$*ù))
Puis après cet incident, je suis ressortie du bâtiment pour aller à l’institut de cancérologie.
La longue attente. Celle que connaissent les malades en salle d’attente.
A chaque fois que la porte du médecin s’ouvre, ton cœur bat avec démesure et te met dans tous tes états. Les consultations s’enchainent des heures durant. Je patiente parce que c’est par faveur qu’elle me reçoit aujourd’hui en urgence. Adrien m’a fait changer d’oncologue contre mon avis mais bon je suppose qu’il sait mieux que moi qui travaille et qui se fout de la gueule de ses patients.

Puis le médecin sort et m’appelle. Je me redresse et entre dans la salle de consultation.

- Bonjour docteur Moussavou.
- Bonsoir Madame Adan. Appelez-moi Precilla, je suis une très bonne amie à Adrien.
- Oh, je ne suis pas madame Adan…
- Excusez-moi, Adrien ne m’a pas fait un long briefing je pensais que vous étiez sa femme, celle qu’il a sauvé. Tout l’hôpital en a parlé un long moment.

Je souris et rectifie l’information. Oui je suis celle qu’il a sauvée et non je ne suis pas sa femme.
On commence la consultation, mammographie, biopsie sont prévues…  Son visage est préoccupé quand elle lit mon dossier mais elle ne dit rien, ne confirme rien, n’écarte rien. Comme je suis sa dernière patiente, elle m’accompagne faire toute la chaine d’analyse. Puis c’est une nouvelle fois l’attente car en jouant de ses connaissances, je pourrai avoir les résultats tard le soir.

Toute la journée, j’ai envoyé des messages à Adrien. Il n’a répondu à aucun. Peut-être est-ce sa réponse face à mon attitude distante de la veille. J’ai tellement peur que je crois que je vais m’évanouir.

***A 21 heures***

Les nouvelles ne sont pas bonnes. Evidemment, c’était trop beau pour être vrai.
Il faut recommencer, tout recommencer… Un cancer du sein qui récidive au cours des deux années qui suivent le traitement peut être plus agressif… Donc ça risque d’être encore plus dur que la première fois. Vraiment plus dur parce que … bref, il faut que je parle à Adrien.

Il faut que je vois Adrien. Mais il ne répond pas à mes appels. Pourquoi me laisse-t-il tomber comme ça au pire des moments?

Lorsque je sors du bâtiment pour rejoindre ma voiture, une pluie inopinée s’abat sur la ville. Mais j’avance doucement sans me soucier d’être toute trempée en fin de course. J’ai besoin de reprendre mon souffle, j’ai besoin de …

Je ne sais plus de quoi j’ai besoin… j’ai tout oublié…

La main levée vers la serrure de la portière et la clef en main, je ne fais absolument rien pour l’ouvrir et me protéger de la pluie. L’eau de pluie est froide et bienfaitrice, elle me lave de ma déception, de ma colère, de ma rage !

Mais je l’ai décidé ce matin déjà. Je vais me battre une nouvelle fois. Est-ce que j’ai le choix ? Non. Je suis une femme forte. C’est peut-être pour cela que la vie m’en fait voir des vertes et des pas mures mais en même temps. J’ai eu droit à tellement de bonheur… C’est à ce bonheur là que je pense… pour trouver le courage.

Puis une grande ombre derrière moi et la sensation d’être protégée. Je me retourne et c’est Adrien qui est là, les deux mains joints au dessus de ma tête comme si ce geste pouvait me protéger de la pluie. Je crois que je n’ai pas besoin d’ouvrir la bouche pour lui annoncer la nouvelle, tout se lit sur mon visage. Il le sait déjà qu’il va falloir : recommencer. Et ce que je crains le plus (bien plus que le combat qui m’attend) et que je ne peux pas encore lui dire c’est qu’il me faudra peut-être recommencer sans lui. Pourquoi ?

- Je suis tellement désolée Adrien…
- C’est moi qui suis désolé bébé.

J’aime sa nouvelle manie de m’appeler bébé. Il dit que je suis maintenant tellement menue devant lui qu’il ne peut s’empêcher de m’appeler ainsi. Ca va me manquer d’entendre sa voix à la profondeur caverneuse.

- Tu vas prendre froid.
- J’ai déjà froid Adrien et tu ne pourras rien y faire.

Pendant un long moment il ne dit rien non plus. Puis il enfonce ses mains dans ses poches et me regarde, triste :

- Je ne sais pas où je vais trouver la force pour … ça, m’avoue-t-il franchement.
- Je sais.
- Je suis au bout du rouleau Elle. Sincèrement.
- Je sais ne t’inquiète pas.

Il me prend la clef des mains et ouvre la voiture et s’installe au volant. Je contourne la voiture et prends le siège passager. La pluie est maintenant tellement forte que c’est à peine si on voit devant soi et les vitres fumées n’aident pas du tout. Adrien met le chauffage en route car nous sommes tous les deux trempés.

Là au chaud, assise à ses côtés, la colère explose.

- Est-ce que tu penses vraiment que c’est le moment de me dire que tu ne sais pas où trouver la force pour affronter ce nouveau… ce nouveau… cette maladie.
- J’essaie juste de ne pas te cacher ce que je ressens Elle. C’est difficile pour moi aussi. Que crois-tu ?
- J’ai horreur de ce que tu fais là, comme si je t’obligeais à rester. Comme si c’était de ma faute. Si tu ne veux plus, si tu ne peux plus et que tu en as assez, je ne te retiens pas. Ne crois pas que je n’ai pas conscience de tous les sacrifices que tu fais pour moi, je le sais et je ne te remercierai surement jamais assez pour cela. Mais ne te force pas à rester si tu ne le veux plus Adrien. Personne ne doit se forcer à supporter une situation insupportable et je sais de quoi je parle. Tu finiras par me détester…

Lui qui avait la tête posée sur le volant, se redresse subitement et me regarde durement.

- C’est à moi que tu parles ainsi ? T’es folle ou quoi ?
- Oui je suis folle. J’ai le droit de l’être quand la personne que j’aime le plus au monde veut abandonner…
- Mais qui t’a parlé d’abandonner ?
- Tu crois que je ne le sens pas que tu en as assez?

Il tourne la tête vers la vitre un moment puis de nouveau vers moi et passe une main dans mes cheveux, pose un baiser sur mes lèvres.
 
- J’en ai assez de cette maladie, Elle. Pas de toi. Jamais de toi. Tu le sais. Toi, je t’ai dans la peau souffle-t-il tout près de ma bouche en me faisant quitter ma place pour m’installer sur lui.

Toute pensée rationnelle me quitte instantanément. Qu’il me dise encore une fois les mots qui m’avaient tellement bouleversée le soir où il m’a ouvert son cœur … est sublime. Qu’un homme t’avoue à quel point tu comptes pour lui surtout quand tu penses que ça en sera bientôt fini de vous… est sublime.

Qu’il souffle sur mes lèvres qu’il m’a dans la peau… est sublime.

- Jamais de toi Elle. Jamais. ajoute-il pour finir de me convaincre.

Je baisse moi-même la fermeture de mon pantalon et me lève légèrement pour m’en débarrasser. Il me regarde faire, étonné que j’ose pareille chose. Je sais que les vitres sont fumées, il fait nuit noire et la pluie diluvienne qui nous empêche de démarrer et partir ne va pas s’arrêter d’aussitôt. Et je sais aussi que je vais peut-être bientôt le perdre.

Alors qu’est-ce que ça me coute de baisser sa braguette, de l’embrasser, de lui enlever son tee-shirt pour mieux sentir sa peau sur la mienne dès que je me serai aussi débarrassée de mon haut ? Rien. Je le fais. Je ne serai peut-être plus là dans quelques jours ou dans quelques mois. Ca ne me coute absolument rien. Il pose ses mains sur mes seins et les pétrit durement, ce qui me fait gémir sur sa bouche. Qu’il en profite, ils ne seront bientôt plus là. Nous nous embrassons passionnément. Je veux lui faire perdre la tête une dernière fois. J’ondule des hanches contre son excitation jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus et reprenne le jeu en main en me pénétrant avec force. Dès qu’il est en moi, ça me calme, ça me soulage, ça m’emporte loin.

C’est mon Adrien. Il n’y a que lui. Le sentiment d’urgence qui s’est emparé de nous demande à être satisfait. Je le chevauche et prenant appuie des deux mains sur le plafond de la voiture. Il vient à ma rencontre avec force en contenant tout gémissement, c’est à la limite de la douleur.  Mais je sais à quel point ce que je lui fais l’emporte aussi. Ses mains enfoncées dans la chair de mes fesses le prouvent assez. Puis son attention se reporte sur mes seins et il en prend une pointe dans sa bouche, taquine, mordille, lèche. Je ferme les yeux. Nos mouvements ressemblent à une parfaite chorégraphie où chaque danseur joue son rôle avec brio. Ses hanches frappent contre mes cuisses, je me laisse submergée par mon violent désir, me concentre sur le claquement de nos deux corps. Je prends tout ce qu’il me donne.

- Plus fort Adrien. Plus fort.

Il ne se le fait pas redire et fait remonter ses mains de mes fesses à mes hanches pour diriger mon corps. C’est intense. Tellement intense que je me mets à balbutier son prénom et avant même que je ne comprenne ce qui m’arrive je suis surprise par un violent orgasme qui fait trembler tout mon corps. Quelques temps après, il jouit en criant. Sa voix que j’ai toujours aimée pour sa virilité m’accompagne dans mon ascension. Sans le vouloir je prends sa tête et la pose dans mon cou, la respiration haletante. Je sens nos cœurs battre à mille à l’heure, comme s’ils allaient éclater ensemble. 
Puis tout doucement, je reviens de mes émotions…
Nous sommes dans le noir, je souhaiterais tellement voir son visage en ce moment même. Je caresse sa barbe naissante et pose un léger baiser sur ses lèvres, les larmes aux yeux.

Et je me mets à pleurer. Je comptais le lui dire plus tard, vraiment plus tard mais là, je ne peux plus garder cela pour moi…

- Excuse-moi bébé, je t’ai fait mal. Excuse-moi boo. Dit-il pensant m’avoir heurtée

Non, tu ne m’as pas fais mal mais dès que je te dirai ce que j’ai à te dire tu vas le faire, je me dis intérieurement.

- Je suis enceinte Adrien. Je porte ton bébé et je vais le garder.

Je porte en moi, la mort et la vie. Un miracle.
Le dire à haute voix apporte une douce chaleur dans mon cœur tandis que l’attitude de l’homme face à moi me glace le sang.

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Je t'ai dans la peau