LOVE SONG
Tome II
(suite de Xander et Leila + Love Song)

LEILA

Episode 6

Je n’aime pas qu’on passe outres les recommandations de mon assistante pour me voir. Ca me met toujours mal à l’aise de me confronter à un inconnu. Je suis dans le milieu depuis assez longtemps pour savoir qui est qui, mais le fait que le client refuse de décliner son identité m’intrigue. Et dans le business peu de choses m’intriguent. Habituellement, les gens qui se disent importants s’empressent de décliner leur fonctions afin d’être reçus comme des princes.
Etant donné qu’on l’a installé en salle d’attente et que je ne sais pas de qui il s’agit, je m’y rends prestement tout en prenant garde d’avoir mon téléphone bien en main. On n’est jamais assez prudent. Si les choses tournent mal, je pourrais toujours lancer un appel d’urgence vers mon assistante en toute discrétion.

Lorsque j’arrive devant la salle d’attente, un homme garde la porte fermée et me salue poliment. Je lui rends son salut, ouvre et avance dans le salon VIP où on installe les clients qui ont besoin de discrétion. 

Une sensation étrange me parcourt dès que je pose mon regard sur mon futur client. L’homme que j’ai en face de moi n’est pas très imposant physiquement mais il a une manière de me regarder très « pesante ». Il a les cheveux grisonnants et le menton recouvert d’une belle barbe poivre-sel. Le noir profond de ses sourcils accentue la dureté de son regard. Il porte une chemise en pagne africain de couleur sombre, avec des motifs bleu, gris et blanc ainsi qu’un pantalon de lin noir. Sa canne repose à ses cotés sur le large fauteuil. Il me sourit mais ses yeux sont d’une froideur déroutante.

La salle est accueillante. J’ai tout fait pour. Salon en cuir, journaux et magazines, télévision avec des chaines câblées, climatisation, vue sur la mer. Il ne manque plus que le café ou le thé. Mais l’homme ne prend garde à rien de ce qui l’entoure. Son seul intérêt, c’est moi. Je m’avance vers lui en détendant mes épaules pour ne pas avoir l’air crispée.

— Je suis madame Khan. Heureuse de vous rencontrer. A qui ai-je l’honneur ? dis-je en lui tendant la main.
— Est-ce que ça a de l’importance ? me demande –t-il d’une belle voix grave tout en me serrant la main.

Sa poigne est chaude et ferme. Il a cette manière de prononcer les mots qui me rappelle celle de nos grands pères éduqués par les colons. Cet homme doit être plus âgé qu’il en a l’air. Il a plus de soixante dix ans en tout cas. Mais ce n’est pas pour autant que j’aime sa façon de prendre possession de mon salon comme s’il en était le propriétaire et moi l’invitée. J’inspire pour retenir la remarque acerbe qui me vient à l’esprit.

— Vu mon grand âge, je me permets certaines espiègleries, mon enfant. Ne t’offusque pas. Prends place et bavardons, dit-il en me faisant signe de me diriger vers la grande table centrale.

Je jette un coup d’œil à ma montre car je sens que ça va être long. J’ai bien envie de l’envoyer paitre mais quelque chose m’en empêche. Quelque chose d’indéchiffrable ! Je n’aime pas quand je n’arrive pas à cerner mon interlocuteur.

Sur la table est posée, une pile de dossiers poussiéreux. Il prend sa canne, fait quelques pas et s’installe. Moi aussi. Le fait de voir des dossiers sur la table, me met tout de suite un peu plus à mon aise. S’il y a des dossiers, c’est qu’il a un travail à me demander de faire et non un service à lui rendre. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai du refuser des affaires pas très claires.

— Vous boirez bien quelque chose… du café ? Un thé ?
— Laisse moi ces choses des blancs ma petite. Ca ira comme ça.
— D’accord.

Moi j’ai besoin d’une bonne tasse de café mais je sens qu’il vaut mieux que je m’en passe.

— Quand j’ai entendu madame Khan, je pensais rencontrer une étrangère, me fait-il remarquer en poussant les dossiers vers moi
— Je suis mariée à un étranger.
— Et c’est pour cela que tu as renoncé à qui tu étais ?

Je lève les yeux de l’épais dossier. Il me fixe intensément comme s’il voulait me sonder. Finalement, il croise ses mains sous son menton. Peut-être est-il le genre de client qui a besoin d’en savoir un peu plus avant de confier son fric. C’est de bonne guerre.

— Je ne pense pas avoir jamais renoncé à qui j’étais. J’ai juste … évolué, on va dire.
— Les choses ont vraiment beaucoup changé et  nous y avons-nous même contribué. Ca me désole beaucoup que ce qui faisait notre fierté soit bradé à des personnes qui n’ont aucune idée de la puissance de ce qu’elles ont en main.  Confier nos merveilles à des impies !
— Je ne vous suis pas très bien.
— Je divague un peu… ajoute-t-il en souriant.

Après un instant de silence, je me décide à reprendre les choses en main.

— Je comprends tout à fait que vous teniez à préserver votre identité avant que j’accepte de travailler pour vous mais j’aimerai savoir pourquoi nous sommes là à défaut de savoir à qui j’ai affaire?
— Il y a dans les dossiers déposés devant vous, toute ma fortune. Destinée à… mon héritier. Je suis vieux maintenant et mon temps sur terre ne doit pas être dépensé vainement. Je compte … mettre les choses en état avant de quitter la terre de mes ancêtres. Il y a en ce moment une personne qui veut mettre main basse sur mes affaires. Il rachète en douce les parts de certains de mes associés et j’aimerai beaucoup le contrecarrer. Il parait que tu es douée avec les entreprises.
— Il parait, je dis tout de suite plus à l’aise.
— J’aimerai beaucoup que tu t’occupes de mes affaires… toi-même.
— Je comprends.
— Si tu acceptes ces dossiers, tu sauras qui je suis et je suppose que dans ce cas, je pourrai compter sur ta discrétion.
— Absolument. Mais que les choses soient claires. Je n’aide pas à blanchir de l’argent, j’assainie les sociétés en difficultés ou guide vers de meilleurs rendements.  Je peux aussi éviter à une société de se faire avaler par une autre mais je ne fais pas de miracle.
— Ohhh. Il n’a jamais été question de ça ma très chère. Sois rassurée, il n’y a rien d’autre ici qu’un homme qui veille sur son héritage.
— Me voilà rassurée !
— Que peux-tu me dire sur les promesses synallagmatiques de vente ?

Je me demande dans quoi je me suis embarquée. Je souris tranquillement et décide de prendre mon mal en patience et de répondre le plus poliment possible à toutes les lubies du vieil homme. On n’a pas idée de passer ainsi du coq à l’âne.

— Pour faire simple à partir du moment où le vendeur et l’acquéreur sont d’accord sur la chose à vendre ainsi que son prix, s’ils signent une promesse, elle a quasiment la même valeur qu’une vente. En théorie.
— C’est étrange comme le droit peut parfois renvoyer à des choses personnelles. Il y a longtemps de cela, une promesse a été faite entre deux familles. Elles ont déterminé la chose ainsi que le prix à payer, comme tu viens si bien de l’expliquer. Malheureusement, cette promesse n’a jamais été tenue et aujourd’hui elle est comme une malédiction qui plane au dessus de nous. C’était un peu comme une promesse synallagmatique …
— C’est une bonne analogie. Mais personnellement, je ne  crois pas en ces choses là.
— Hum. Fermer les yeux et de se dire qu’on est dans le noir même quand on a une lumière juste devant les yeux.
— Pardon ?
— Tu as une fondation il me semble…

Le nouveau changement de sujet me conforte dans mon envie de ne pas tenter de comprendre l’homme en face de moi. Il sort un chéquier de l’intérieur de sa veste.

— Comment s’appelle ta Fondation ?
— C’est la Fondation Khan.
— Khan… N’était-ce pas suffisant de prendre son nom. Tes actions doivent-elles aussi porter son label ?
— Etant donné qu’il est le principal donateur, ce n’était que justice de mettre la lumière sur son nom et non le mien.
— Je vois.   Et si je m’engage à donner plus, la fondation portera t-elle mon nom ?
— Peut-être bien. Quel est votre nom ?

Il ouvre la bouche pour répondre avant de la fermer immédiatement. Ses pupilles pétillent tel celles d’un enfant heureux de ne pas s’être fait prendre. C’est bien la première fois que la froideur quitte son regard. C’est un bel homme au final, quand il ne joue pas au daron de la pègre.

— Petite friponne ! dit-il en me souriant me faisant ainsi sourire à mon tour.
— J’ai tenté ma chance, je dis en soulevant mes épaules.

Mes doigts trainent toujours sur l’épais dossier.

— Pourquoi toujours te cacher alors que tout au fond de toi à envie de prendre les choses en main ?
— Je ne me cache pas. Je fais mon job, je gère ma vie…
— Mais tu as envie de changer les choses non ?
— Oui évidemment. Oui j’ai envie de changer les choses. Mais je ne peux pas plus. Une fondation c’est suffisant.
— Et si on t’en donnait l’opportunité un jour ? Avec plus d’argent que ton mari n’en a jamais eu ? L’opportunité de changer les choses.

J’éclate de rire. Avec ses airs mystérieux, je ne sais plus s’il est là pour le business ou pour me sonder.

— Pourquoi être une Jacquie Kennedy alors que tu as la carrure pour être une Margaret Thatcher ?

Ses propos me rappellent étrangement ceux d’Eloïse qui me reprochait de ne pas être visible pour la prochaine génération, de ne pas me mettre en avant.

— Bon, revenons-en à nos moutons. Ces dossiers sont des copies. Les noms sont barrés sur toutes les pages. Analyses-les et dis-moi ce que je dois faire…
— Je n’ai pas dit que j’acceptais …

Il se lève et prend sa canne en main.

— Tu ne refuseras pas. Tu aimes les challenges et ça fait longtemps que tu en as eu un de ce niveau.

C’est on ne peut plus vrai. Je souris.

— Ma note de frais, je vous préviens déjà vous allez la sentir passer.
— Je me réjouis d’avance  …
— Pourquoi ?
— Parce que ça veut dire qu’on va se revoir, ma petite.

*
**

Nous sommes à une soirée organisée par la communauté indienne installée au Gabon. Alexander salue autant de monde que possible et me présente à toutes les personnes qu’on rencontre.
Les regards glissent sur moi. Un peu comme si j’étais invisible ou peu digne d’intérêt. Les rares fois où ils s’attardent c’est pour me faire sentir que je ne suis pas à ma place. On me regarde avec condescendance. Est-ce que ça me fait du mal ? Plus depuis longtemps.
Un verre de champagne à la main, je plaque un sourire sur mes lèvres et essaie de trouver un intérêt à cette soirée mais mon esprit est obnubilé par ma rencontre de ce matin. Le dossier est compliqué à souhait ; j’adore les casse-tête !
La main de mon mari posée haut sur mes reins me rassure. Tant qu’il est à mes cotés, je me dis que tout va bien. Mais il y a toujours le moment où les hommes finissent par s’agglutiner dans une partie de la salle pour parler business et les femmes s’échangent leurs confidences sur leurs enfants. Dans ces cas là, je me sens de trop.

— Abhijit est là. Ca te dérange si je vais parler un peu avec lui ? Ca fait longtemps qu’on s’est vu
— Non bébé. Vas-y…
— Tu n’as pas l’air dans ton assiette. Tu es sure que ça va ? On peut rentrer.
— Vas-y, je répète bêtement.
— Ok, acquiesce –t-il après un long moment. Je reviens tout de suite.

Il s’éloigne et je le regarde saluer le fameux Abhijit qui est accompagné par sa femme enceinte ainsi qu’une autre jeune indienne habillée d’un joli sari vert pomme. Elle est jeune et belle avec de grands yeux bordés d’épais cils qui lui mangent le visage. Son sari dénudé au ventre couvre ses épaules. Je me suis toujours amusé du fait que les indiennes montraient si facilement leur ventre plutôt que les épaules. Abhijit parle un moment puis présente la jeune femme.  En quelques minutes, d’autres couples s’approchent d’eux et au final, la jeune femme se met aux cotés d’Alexander. Le groupe discute bruyamment. Les éclats de rire fusent, les bracelets tintent aux poignets, le khôl des regards brille de tout son éclat.

Je suis la seule noire dans cette manifestation. La seule.

Je regarde à ma gauche, le groupe de femmes qui parlent poupons et couches. A ma droite le groupe d’hommes qui parle affaire. J’ai constitué la plupart de leurs sociétés installées ici. A mon bureau, il me parle avec respect. C’est normal, ils ont besoin de mon expertise. Ici, je ne suis que la noire que leur très cher Devdas a épousée sans le consentement de sa famille.
Alexander pose son regard sur moi. Il se demande s’il m’a laissée trop longtemps toute seule. Je souris puis soulève mon verre pour le rassurer.

Il y a de plus en plus de monde et finalement je me tourne vers le balcon pour prendre l’air. La soirée est fraiche et le léger voilage s’envole à chaque brise. Je vide ma coupe et la pose sur la balustrade tandis que je regarde au loin les lumières de Libreville. La vue est superbe.

Par surprise, des bras entourent ma taille et me serrent très fort. Des bras réconfortants, des bras d’homme. Je souris et me carre confortablement tout en profitant de la vue.

— Bonsoir princesse, me dit une voix profonde, légèrement rocailleuse juste à mon oreille.

Je me retourne immédiatement, un sourire aux lèvres, le cœur tout un coup si joyeux alors que cinq secondes plus tôt je me sentais si misérable.

— Denis ! Mais que fais-tu là ?
—  Je descends à peine de l’avion et Alexander m’a dit que vous étiez conviés à cette charmante soirée !

Il pose une bise sur ma joue et s’éloigne un peu pour me regarder. Son ironie mordante m’a manquée.

— Tu as recommencé avec tes couleurs de zombis ? C’est quoi cette robe marron ? Ton mari ne t’achète pas de quoi t’habiller ?
— Ne commence pas toi, dis-je en essayant d’avoir l’air menaçante même si je sais que rien de ce que je fais ne peut lui faire peur.

Denis et moi avons eu beaucoup de mal à nous entendre. Quand il a découvert ma relation avec Alexander qui est comme un frère pour lui, il s’est entêté à vouloir nous séparer parce qu’il me prenait pour une croqueuse de diamant. Mais je crois que j’ai été plus têtue que lui sur ce coup. Aujourd’hui, c’est l’un des seuls hommes au monde à qui je confierai ma vie sans sourciller. Quoi que je fasse, il m’est d’un soutien indéfectible. Il s’adosse à la balustrade pour mieux contempler la salle et je me mets à ses cotés. De l’épaule, je le pousse un peu et lui demande où sont passés ses gardes du corps.

— Je suis venu seul aujourd’hui. J’ai des choses à régler.
— Avec  Xander ?
— Arrête de l’appeler comme ça, on dirait un gamin.
— C’est un gamin. Et toi aussi d’ailleurs. Où es ta copine ?
— Quelle copine.
— Denis ! La fille de la dernière fois. Qui parlait en gémissant, dis-je en imitant bien mal cette dernière.

Il éclate de rire face à ma prestation ratée et se gratte le sommet du crane. Il fait ça quand il est gêné. J’entends encore la voix stridente dans ma tête. Elle m’agaçait comme pas deux.

— On a eu quelques désaccords.
— En gros tu l’as valsée… Même si elle parlait comme une tarte au moins elle était hyper jolie. Tu ne sais pas ce que tu veux toi…
—  Si je sais.
— Alors dis-moi… J’ai plein de collaboratrices célibataires. J’ai même des condisciples de classe qui ont bien réussi et qui cherchent un homme comme toi.
— Crois moi, elle ne cherche pas un homme comme moi.
— Si. Tu es … prévenant et …
— Lei … te fatigue pas. Je n’ai aucune envie de me mettre avec une autre femme de ton entourage. Ca fait…
— Mauvais genre, je sais. C’est vrai que quand on y pense, je suis la seule à avoir échappé au charme légendaire du roi Denis.

Il se gratte une nouvelle fois la tête. Et en silence on contemple les invités de la soirée. Alexander écoute patiemment une dame d’un certain âge et la jeune femme est toujours à ses cotés.

— Ils sont beaux hein ?
— Qui ?
— Xander et cette jeune fille. Ils vont bien ensemble, pas de différence de couleur, de culture... Je ne pensais pas qu’un jour, j’aurai à craindre une femme sur un autre plan que celui du boulot. Ils n’ont pas besoin de me dire qu’ils ne veulent pas de moi. Il leur suffit de passer leur temps à lui mettre des jeunes filles indiennes sous le nez lors de réceptions comme celle-ci. Ce qui m’agace vraiment c’est que jamais nous ne mettons un étranger de coté parce qu’il serait d’une autre couleur que la notre. Quand Elle nous invite à des mariages, on traite Alexander comme un membre de la famille. Il est parfois mieux reçu que certains cousins d’Elle. Pourquoi est-ce que nous nous accueillons aussi facilement et eux… Eux nous méprisent. Je ne comprends pas…
— Ils vont peut-être bien ensemble mais il est à toi, me fait-il remarquer en pointant du doigt mon alliance.
— Je ne me reconnais plus, je murmure du bout des lèvres tout en triturant ladite alliance.

Denis se tourne vers moi et prend mon visage entre ses mains. 

— Ne te laisse pas déstabiliser.  Tu as l’habitude de fonctionner seul et crois-moi, lui aussi. C’est difficile de concilier deux caractères forts.  J’en sais quelque chose. Ne laisse jamais le doute s’insinuer. S’il te manque quelque chose réclame-le-lui. C’est son boulot de te donner ce que tu mérites. C’est comme ça … qu’une femme comme toi doit être aimée. Il doit te faire sentir … chaque putain de jour… qu’il n’y a que toi.

Je soupire et ferme les yeux. Ces mots me font du bien. J’avais besoin de les entendre. Nous reprenons chacun notre place initiale, adossés à la balustrade.

— Tu sais, au fil du temps, j’ai compris une chose. Nous avons tendance à confondre l’amour dont nous avons besoin avec celui dont notre partenaire a besoin. Même si par le mariage nous ne formons plus qu’une seule et même chair, une seule et même pièce… nous continuons à être les deux faces différentes de cette même pièce. Quand j’ai rencontré ma … femme. Je l’ai aimée comme un fou et j’avais envie de laisser derrière moi toutes mes bêtises. Je voulais me caser. Je ne l’ai jamais trompé. Je ne découchais pas. Je ne sortais plus trop. Les boites, l’alcool et le reste, j’ai mis tout ça de coté. Parce que c’était ce que je voulais. Je voulais devenir pour elle, un mari remarquable. A aucun moment je n’ai compris que ce n’était pas le type d’amour qu’elle souhaitait recevoir. Elle voulait le luxe, le frisson. Et parce que je ne le lui donnais pas, elle l’a pris là où elle l’a trouvé.
— Elle m’en a parlé. Ton ex femme a fait passé son mec pour son frère et t’a fait élevé l’enfant d’un autre c’est ça ? A chaque fois que je te traite de connard quand tu plaques une femme, elle me ressort cette histoire
— Comme quoi même les connards ont aussi eu le cœur brisé !

Il rit. De son rire qui cache ses pensées les plus intimes.

— Quand tu dis connard ça me fait penser à Eloïse. Elle m’a dit une fois qu’elle hésitait entre me traiter de connard, d’enfoiré ou d’enculé…

Je ris à mon tour. Ca lui ressemble tellement d’être aussi vache.

— C’est bon ça va ? Tu te sens mieux ? me demande Denis.
— Ouais. Dès que le mot connard est associé à toi je me sens mieux.

Toujours le sourire aux lèvres, je me tourne vers lui et lui demande le plus abruptement possible :

— Est-ce qu’il me trompe ?
— Pardon ? me demande-t-il en clignant des yeux.

Il est déstabilisé par mon changement de ton. Et je suppose que mon regard est aussi froid que celui de mon client de ce matin.

— Répond…
— Non.
— Non ?
— Non, répond-il un peu plus fermement.
— Ok. Fais comme si je ne t’avais rien demandé.
— Tu sais quoi Leila ?
— Je t’écoute…
— On souffre toujours. Que l’on s’aime passionnément ou affectueusement. Il arrive toujours un moment où on est à bout de souffle. Ce que tu dois te demander c’est si Alexander vaut toute la souffrance, toute la peine que tu endures…
— Il le vaudra toujours Denis.
— Alors la question est réglée. Mais le jour où tu te lèveras et tu te demanderas pourquoi, pour qui toute cette douleur ? Ce sera le début de la fin.

La conversation est devenue trop sérieuse à mon gout. Je jette un coup d’œil vers mon mari et il est toujours en pleine conversation avec les autres convives.

— Bon vu qu’on est les deux seuls « nègres » de cette soirée, allons leur montrer comment on fait chauffer la salle.
— Il n’y a pas de musique Lei. Et je suis un très mauvais danseur.

Je lève les yeux au ciel en signe d’agacement.

— Je veux danser et tous les oublier. Sois un peu moins connard ce soir Denis ! j’ajoute pour le taquiner.

Il regarde autour de lui puis me tend la main, comme vaincu par mon caprice.  Tout d’un coup je ne me sens plus le courage de danser. En réalité, j’aurai aimé danser avec Alexander.

— Hé je blaguais… dis-je précipitamment. Je crois que j’ai bu trop de champagne.

Comme sa main est toujours tendue vers la mienne, je finis par la prendre.
Et il me fait danser.
Sans musique.

— Je l’aime Denis, je lui murmure  comme si je me parlais à moi-même. Je l’aime de tout mon cœur. Mais je ne reconnais pas ma vie. Quand on s’est rencontré, toutes nos péripéties… c’était un défi permanant. Ca me stimulait… Aujourd’hui, je dois mener une bataille sur laquelle je n’ai aucune emprise, une lutte que je ne vais peut-être jamais gagner. Je veux passer à autre chose et peut-être qu’avec le temps, je retrouverai mes marques. Je dois cesser de croire que mes malheurs sont les plus graves de la terre entière et peut-être me tourner un peu vers les autres.
— Vers ta famille ?
— Oui… Tu crois … que je suis bête de ne pas vouloir rencontrer… l’homme que tu as retrouvé ?
— L’homme à la canne ?
— Quel homme à la canne ? je lui demande en sentant les battements de mon cœur s’accélérer.
— Ton grand- père… Tu as dit que tu ne voulais pas savoir qui c’était alors je le surnomme l’homme à la canne.

Je quitte tout doucement les bras de Denis tandis que la petite mécanique dans ma tête se met en branle.

— Un client est venu me voir aujourd’hui… Il avait une canne.
— Et alors Lei, il y a des centaines d’hommes avec une canne. Ton grand père n’est pas ici en ce moment. Il est en France. Il ne vit pas ici.
— Oui mais… cette rencontre était tellement étrange… Ca m’a laissé une drôle d’impression.

A l’instant même, nos deux téléphones se mettent à sonner. Je parcours mon message et Denis lit le sien. Un drôle de frisson me parcours et je suis tétanisée par les conséquences de ce que je lis.

« Je suppose qu’à l’heure qu’il est, tu sais enfin qui je suis. Je veux vous voir toi et Denis, demain à la première heure. Tu le remercieras de m’avoir cherché pour toi. »

Denis lève enfin son visage de l’écran de son téléphone. Il est plus que perplexe.

— Je ne suis pas entré en contact avec lui. Donc normalement, il ne devait même pas savoir que je le cherchais pour toi et il vient de m’envoyer un message pour me dire que nous devons nous rencontrer demain.
— J’ai reçu un message similaire. Comment sait-il que tu es rentré ? Comment sait-il que nous nous parlons ? Comment sait-il que j’ai fait le rapprochement ?
— Je… n’en ai aucune idée !
— Pourquoi dont-on le voir ensemble ? Pourquoi toi ?
— Lei. Calme-toi. Je n’ai aucune idée de ce qui se passe…

Je suis troublée.
Troublée mais excitée.
Le sang de l’homme que j’ai vu ce matin coule dans mes veines.
Mon cerveau refuse de voir plus loin.

Je relis une nouvelle fois le message lorsqu’Alexander apparait enfin. Il salue cordialement son ami et nous regarde tous les deux un sourire aux lèvres.

— Alors ? Quoi de neuf ? 
— Je tenais compagnie à ta femme.
— Je t’en remercie.

Le silence s’installe. Je ne sais pas pourquoi aucun de nous deux ne lui annonce la nouvelle. Nous restons Denis et moi dans un silence coupable à mes yeux mais tellement confortable.

— Bon. Je commence à ressentir la fatigue alors je vais vous laisser, dit Denis sans me regarder.
— Ok. Je t’appelle demain.
— Pas de souci.

Il salue une nouvelle fois Alexander puis me prend dans ses bras un bref instant. Son regard s’attarde légèrement puis se pose sur son ami.  Il hésite puis s’en va.

— C’est moi où il était bizarre ? Il t’a parlé de quelque chose ?
— Non. Pourquoi ? il y a quelque chose que je devrai savoir ?
— Je quitte la tête de ses sociétés…
— Pourquoi ?

Alexander sort un paquet de cigarette de sa poche intérieure, tire une cigarette mais ne l’allume pas. Il la place  entre ses lèvres et se contente de jouer avec le briquet.

— Certains problèmes sont en train de mettre à rude épreuve notre amitié et je préfère me retirer. Entre lui et l’argent. Mon choix est vite fait. Ce sera toujours lui.
— Mais tu viens à peine de te rendre compte que tes sociétés indiennes avaient des soucis. Es-tu sur que c’est le moment d’abandonner cette source de revenu ?
— Du moment que toi tu n’as besoin de rien, il n’y a pas le feu. Ca me permet de me concentrer sur les sociétés de Mumbai.
— Donc ca veut dire aussi encore plus de temps là bas et moins à Libreville. Et tu prends toutes ces décisions sans me consulter ?
— Ai-je besoin de ton autorisation Leila ? Tu gères ton cabinet comme bon te semble, je ne m’en mêle pas n’est-ce pas ? Je te fais confiance et respecte cet aspect professionnel de ta vie. Alors fais-en autant pour moi.

Et parce qu’il sent que sa réponse m’a peinée, il penche la tête sur le coté et caresse ma joue. Je sais que c’est sa manière de s’excuser.

— Je suis un peu choquée par cette nouvelle mais heureuse de t’entendre mettre ton ami en avant. Ca va aller j’en suis sure.
— Merci.
— C’est étrange, j’ai un peu la tête qui tourne.
— Je suis sure que tu n’as rien mangé de la journée, dit-il en déposant un baiser sur mes lèvres. Je vais te chercher à boire et à manger, dit-il en posant son paquet de cigarette ainsi que le téléphone qu’il avait en main sur la balustrade.
— Ok. C’est gentil merci.

Son téléphone est là. Tout prés de moi. C’est tentant.
Je ne résiste pas et le consulte rapidement. Un numéro revient fréquemment. Je le mémorise sans trop savoir ce que je vais en faire.

Je reçois un nouveau message de mon grand père que je lis rapidement puis efface. 

— C’est qui ?

Je sursaute et retiens in extremis un cri de peur. Il m’a surprise. Mais je redépose discrètement le téléphone à sa place sans qu’ile ne s’en rende compte.

— Rien. Un message publicitaire d’Airtel.

Alexander me sourit et me laisse grignoter calmement. Mais j’ai l’estomac noué par l’appréhension. Mon esprit est envahi par tous les mots lus et immédiatement mémorisés.

« Je voulais te dire ce matin qui j’étais. Mais pour la première fois de ma vie je me suis senti craintif, dépassé par les événements. Tu ressembles tellement à mon fils. C’était à la fois douloureux et exaltant de te voir. Viens me voir demain avec Denis et je te raconterai comment les choses se sont réellement passées. Tu sauras enfin qui tu es… Tu connaitras ton demi frère Prince et le reste de ta famille. Ton grand père »

A bientôt
Leilaji.

On aime (pour me faire plaisir), on commente (pour débattre avec les autres et donner son point de vue), on partage (pour faire découvrir l’histoire).