Chapitre 7

Ecrit par Auby88

Edric MARIANO


Des dizaines de copies de mon premier roman sont éparpillées autour de moi. Assis dans le canapé, crayon en main, je tente de coucher des mots dans mon calepin.


J'écris, je gomme, je lis, je réécris, je cogite, je rature, je rumine, je marmonne, je rouspète, je hachure, je jette, je recommence, j'efface, je tempête, je déchire… et finalement j'abandonne... Comme à chaque fois.


Depuis des années, j'essaie désespérément d'écrire un deuxième roman qui connaîtra le même succès que le premier. Mais rien. Toujours rien. Echec sur échec. L'inspiration s'est éloignée de moi. Je souffre du "syndrome de la page blanche", de la "leucosélophobie". J'ai la peur de la feuille blanche. Plus de 5 ans que cela dure.


J'ai tellement envie d'écrire une deuxième oeuvre aussi parfaite que la première, que tout ce que j'écris ne plaît ni à moi, ni aux grandes  d'édition.

Mes écrits restent médiocres. Mes histoires demeurent inachevées. Aujourd'hui, on me qualifie de 'ECRIVAIN RATE". Aujourd'hui, je suis presque semblable à l'héros principal de la nouvelle littéraire "L'écrivain raté" de Roberto Arlt.


Alors, je me lève. Je délaisse l'écriture. Pour me diriger vers mon mini-bar. Dans mon canapé, je reviens m'asseoir. Un verre plein de whisky se balade dans mes mains... Au fond de ma gorge, il achève sa promenade.


Une deuxième fois, je me mets debout. Pour ouvrir les battants de la porte ; celle qui donne sur la terrasse.

Contre la balustrade, je m'accoude. Qu'elle est belle la mer ! Aussi belle que la femme qui a "dérobé" mon coeur...


Je contemple la mer. Celle ici au Quartier Jak d'Akpakpa, où j'ai grandi avec Eliad et Maëlly. C'est encore ici au quartier Jak que nous résidons tous trois.

Eliad, Maëlly et moi sommes issus de familles communément appelées "Agoudas", mémoire vivante de la traite négrière. Nous sommes béninois mais portons des patronymes d'origine brésilienne ou portugaise : da SILVA, d'ALMEIDA, MARIANO, da PIEDADE, MONTEIRO, DOMINGO, da CRUZ, SANTANA, FREITAS, do REGO, da TRINIDAD, etc.

Nous sommes des afro-brésiliens, des descendants d'anciens négriers ou d'esclaves revenus du Brésil.


Avant, les unions matrimoniales se faisaient uniquement entre agoudas. L'exogamie n'était pas permis. Nous vivions en clans, en castes. L'écrivain béninois Florent COUAO-ZOTTI l'a si bien décrit dans son oeuvre "Les fantômes du Brésil". Un genre de "Roméo et Juliette au Bénin". L'histoire d'amour tragique d'Anna-Maria Dolores do MATO, une Agouda, et de Pierre Kuassi KPOSSOU, un béninois de souche.


Aujourd'hui, les mentalités changent, même si nous conservons encore des habitudes autant vestimentaires que culinaires héritées du Brésil.

D'ailleurs, nos 3 familles sont restées conservatrices en matière d'endogamie. Depuis l'enfance, on nous a rabâché les oreilles avec cette phrase : "Tu es un noble. Si un jour, tu te maries, ce devra être avec un(e) agouda issue d'une famille aussi riche voire plus riche que la nôtre !".


Eliad a été le premier à rompre avec la "coutume" familiale. Je me souviens encore de l'esclandre qu'il y a eu quand il est revenu d'Espagne avec cette étrangère, qui souriait tout le temps. Il l'avait épousée là-bas, pas seulement à la mairie mais aussi à l'Eglise. Or on sait qu'une union sacrée ne se défait pas...


Mon téléphone sonne. Sur mon écran, s'affiche Carine. J'ai rendez-vous avec elle. Ce soir. Dans un bar bien branché. Nous irons manger, danser, boire... Pour terminer la soirée dans un lit douillet. Celui d'un luxueux hôtel de Cotonou. Ce sera une partie de jambes en l'air bien torride, suivie d'une lecture de mon roman à succès. Je sais que cela l'ennuie. Mais je paie cher. Alors, elle n'a pas le choix.


Voilà, les prostituées que je me plais à fréquenter constituent mon nouvel auditoire. En leur lisant des pages de mon roman, je sens ma gloire d'antan revenir. Tout ça est tordu, je l'admets. Mais c'est ainsi que je me sens bien. C'est comme ça que je me sens revivre.


* *

 *

Je quitte le salon pour la chambre. Dans mon dressing, je choisis un body et un jean. Mode relax.

A mon cou, j'ajuste ma chaîne en argent. Je ne m'en sépare pas. C'est un cadeau de ma défunte mère. Le pendentif est constitué de mes initiales E et M ; les mêmes lettres que j'ai en commun avec Eliad MONTEIRO.



La sonnerie retentit dans la pièce. Qui est-ce ? Je n'attends personne. J'ouvre et je tombe sur elle.

- Oh, tu sortais ! commence-t-elle en me reluquant de la tête aux pieds.

- La bienséance suggère que tu me salues avant tout propos, réponds-je en souriant grandement.

- Idiot, oui ! Fait-elle en me poussant pour entrer à l'intérieur.


Je referme la porte et la suis.

- Qu'est-ce que tu veux, Maëlly ?

- J'ai rendu visite à Eliad tout à l'heure et j'ai voulu te saluer avant de rentrer.


J'éclate de rire.

- Dis plutôt que tu ne peux t'empêcher de venir me narguer, de venir te moquer de moi !

- Pense ce que tu veux ! Il fut bien un temps où tous 3 étions comme les doigts de la main ! commente-t-elle en indiquant la photo qu'Eliad, elle et moi partageons en commun. Si tu ne pensais pas ainsi, il y a longtemps que tu aurais enlevé cette photo de ton buffet !


Ses yeux balayent la pièce du regard, avec une expression de dédain dans son visage. Elle agit ainsi, à chaque fois qu'elle vient chez moi.

- Tu veux que je te serve quelque chose ?

- Du jus de fruits ! même si dans ton refuge, on ne trouve que de l'alcool !

- Erreur, j'ai aussi plein de jus de fruits dans mon réfrigérateur !

- Oh ! On devrait te décerner un oscar pour cela !

- Fais-toi plaisir Maëlly, défoule-toi sur moi comme toujours !


Oui, entre Maëlly et moi, c'est du sarcasme ! encore du sarcasme ! Rien que du sarcasme ! Elle adore se railler, se moquer de moi. Et moi, je lui réponds ironiquement.


- Idiot !

Je feins n'avoir rien entendu et disparais dans la cuisine. Pour réapparaître avec un plateau. Une bouteille de jus de fruits et un verre propre sont posés dessus.

- Princesse Maëlly, votre serviteur est entièrement à votre disposition ! prononce-je en m'inclinant pour la servir.


Elle porte son verre à ses lèvres. Sans prendre la peine de me remercier. Ça c'est du Maëlly authentique ! Elle connaît toutes les règles de civilité. Mais elle ne les utilise qu'avec ceux qu'elle juge de même niveau qu'elle. Or à ses yeux, je ne suis qu'un R-A-T-E, donc un être inférieur à elle.


Près d'elle, dans le canapé, je m'assois.

- Comment va celui pour lequel ton cœur soupire en vain ?

Ma question semble l'avoir offusquée. Elle dépose son verre sur la table basse et me toise méchamment.

- Ou bien vous filez maintenant le parfait amour, Eliad et toi ? poursuis-je en souriant.

- Il vaut mieux que je ne te réponde pas !

- Attention Maëlly, il ne faudrait pas qu'à force de l'attendre, tu finisses "vieille fille" ! Crois-moi, c'est un conseil d'ami.

- Que sais-tu de l'amour, toi ?

- Plus que tu n'en sais, toi !

- Tout ce dans quoi tu excelles, c'est courir derrière tes putes bon marché, tel un coq désœuvré !

Je ricane.

- Je peux t'assurer que je prends du plaisir à le faire ! Dommage qu'à cause de ton obstination pour Eliad, tu risques de ne jamais connaître les plaisirs de la chair !

Je m'approche plus près d'elle pour ajouter.

- Mais si tu le veux, je peux t'initier en attendant qu'Eliad veuille enfin "bien s'occuper" de toi !


Un soufflet m'atterrit en plein visage. J'ai mal, mais je continue de rire.

Je la regarde droit dans les yeux et continue :

- Tu es chez moi. Tu sais bien que je si je le voulais, je pourrais...


Elle me défie du regard, puis me jette son jus au visage. Du revers de la main, je me nettoie. Mon sourire ne m'a pas "lâché d'une semelle".

- Tu n'es qu'un lâche Edric, un bon à rien ! Si jamais tu oses me toucher, je te massacre tes boules et j'en fais du pâté pour chiens !


J'éclate de rire et me lève.

- Vois comme je tremble, Maëlly !

- Imbécile !

- Une fille de noble famille, comme toi, ne doit jamais employer des mots grossiers !

- En principe non, mais tout est permis devant un pervers comme toi !


Je ris à n'en plus finir. Ce qui finit par l'agacer.

- Arrête de rire ou de sourire continuellement comme un bourricot !

- Mais tu passes ton temps à me traiter comme tel ! Ou bien tu préférerais que je pleure ?

En parlant, je déforme mon visage et modifie ma voix.

- Idiot, niais, imbécile, pauvre con, inutile, taré, incapable… ! lance-t-elle en ma direction. Tu n'es qu'un RATE, un médiocre écrivain qui reste dans l'ombre d'une gloire passée, d'une gloire qui remonte à bien longtemps plutôt que de sortir et travailler comme nous autres ! Tu fais pitié, Edric ! Honte à toi ! Honte sur toi !


Elle vient d'atteindre mon point sensible. Je suis réellement en colère, mais je ne réagis pas. Je serre juste mes poings et les garde contre mon corps. Je sais être violent pour me défendre, mais je n'attaque pas les femmes.

Elle prend une pause et j'en profite pour applaudir. Elle continue :


- Ton minable roman, je ne l'ai jamais lu. Et je parie même que tu as soudoyé le jury de l'époque pour obtenir ce prix international ! N'est-ce pas ?

- Tu as fini ton discours ? dis-je en la fixant droit dans les yeux.

- Oui.

Je m'en vais ouvrir la porte.

- Alors aurevoir, miss Maëlly FREITAS ! Je vous remercie pour votre visite, mais là je dois finir de m'apprêter pour sortir.

- Personne ne chasse Maëlly FREITAS, tu entends ? Personne ne lui donne d'ordre, c'est compris ?

- Oui, mademoiselle Maëlly FREITAS ! réplique-je, le sourire aux coins des lèvres.

- Il vaut mieux que je m'en aille, pauvre demeuré !


J'attends qu'elle sorte et ferme precipitamment la porte. Je l'entends m'insulter dehors. En colère, je suis toujours. Profondément. Dangereusement.


Je m'empare d'un verre et le jette contre le mur. Il y échoue avec fracas ! De toutes mes forces, du fond de mes entrailles, je crie :

" Maëlly FREITAS, je te déteste autant que je t'aime !"



*********


Des semaines plus tard


Eliad MONTEIRO


"Je suis assis sur le sol, près de ton sépulcre. Dans la petite chapelle que j'ai bâtie en ton honneur. Ici dans notre maison.

Si seulement tu m'avais écouté. Si seulement, tu ne t'étais pas entêtée à garder cette grossesse malgré ton mal ! Tu serais encore là aujourd'hui. Ici près de moi. Vivante et non au fond de cette tombe. Toi, oui, et non cet enfant que tu m'as laissé. Cet enfant dont je n'avais pas besoin. Toi seul m'importait, "ma beauté" !


Ça peut paraître égoïste, mais je ne l'aime pas. Je n'aime pas cet enfant. D'ailleurs, je ne l'approche pas. Oui, je ne m'approche pas d'elle. Je n'en ressens pas l'envie. Je n'en ressens pas le besoin. Même pas un tout petit peu.

Je sais qu'elle est de ma chair, qu'elle est une partie de toi mais je n'y arrive pas.

J'ai encore trop mal pour l'accepter dans ma vie. Si je le pouvais, je l'emmènerais loin de moi, je me débarrasserais d'elle.

Mais je ne le peux pas. Parce que tu m'as demandé de la garder près de moi, parce que c'était là ta dernière volonté. Or, une dernière volonté ne se refuse pas.


On dira que je suis un père ignoble, irresponsable. Mais je m'en fous. Je ne veux pas me forcer à l'aimer. L'amour, ça ne se force pas ! L'amour, ça ne se commande pas ! On aime. Ou on n'aime pas. Et c'est tout !


Camila, c'est tellement dur ! Tellement dur de vivre sans toi ! Personne ne comprend ma souffrance ! Personne n'a idée de combien j'ai mal ! Personne, Camila ! "


Je réprime, du mieux que je peux, les larmes qui me montent aux yeux. Tandis que j'ai les yeux rivés sur sa tombe, je repars des années en arrière à Barcelone.


* *

 *

Des années plus tôt


Barcelone en Espagne


Eliad MONTEIRO


J'ai enfin retrouvé "ma beauté". Enfin, je précise, car cela m'a valu beaucoup de jours de recherche. Que dis-je ? Des jours ? Ah non. Plutôt des semaines pour la revoir. Je ne fais même pas mention des fausses Camila que j'ai croisées derrière les portes auxquelles j'ai frappé.


"Ma Camila" habite pas loin de l'avenue où je l'ai croisée la première fois. Donc pas loin de chez moi.

Au début, ça n'a pas été facile. Elle m'a claqué plusieurs fois sa porte au nez. Puis un jour, elle a finalement accepté de se pencher sur mon cas désespéré, quand elle m'a vu un matin sur le seuil de sa porte. Oui, je m'étais endormi sur le perron de son appartement. J'y avais passé la nuit. (Sourire)

C'est bizarre, n'est-ce pas ? Moi, Eliad MONTEIRO, supplier autant une jeune femme pour entrer dans sa vie ! C'est certain, la demoiselle a définitivement "volé" mon coeur !


Je me souviens encore de comment elle avait ri de moi, avant de me laisser entrer chez elle. C'est un appartement modeste certes, mais très chaleureux avec plein de peintures au mur. Elle y vit seule et étudie la peinture dans une école de Beaux-Arts.


Nous avons en commun l'espagnol, l'anglais et le portugais que nous parlons couramment. Mais Camila préfère parler français avec moi pour améliorer son niveau. Alors, pendant nos conversations, elle parle ce que j'ai fini par surnommer le "franspagnol" : du français mélangé à de l'espagnol avec beaucoup de fautes, d'articles inversés, omis ou mal employés et surtout un accent trop espagnol. (Sourire)

C'est bien amusant de l'entendre. Je la corrige parfois, mais sans trop insister pour ne pas la décourager ou la contrarier...


Ce soir, je sors dîner avec elle. Pour le moment, je ne suis qu'un ami à ses yeux. Mais je ne désespère pas. Je ne veux pas non plus la brusquer. Ce genre de fille, on ne la brusque pas !


Camila a accepté de dîner avec moi, à condition que ce soit elle qui choisisse l'endroit. Je ne me suis pas opposé. C'est aussi ça être galant.

Me voici devant son appartement, habillé en costard. Elegant, pimpant, séduisant, sapé comme jamais ! J'appuie la sonnerie et me retrouve devant une Camila vêtue d'un jean et d'une chemise.


- Bonsoir Eliad ! Toi, très beau !

- Bonsoir Camila ! Merci. Toi aussi, tu es très belle ! commente-je sans laisser transparaître une once de déception dans mon visage ou ma voix. Car même dans cette tenue trop simple pour aller dîner, Camila est sublime.

- On y va ?

Elle parle avec assurance et sans complexe tandis que moi je suis un peu complexé.

- Oui, Camila.

Je lui présente mon bras et elle y accroche le sien.

- Quelle galanterie, Eliad ! achève-t-elle en m'offrant ce sourire cristallin qui "illumine ma vie" et me rend si heureux.


Quelques minutes plus tard, nous nous retrouvons dans un quartier bien trop quelconque, à mon sens. Elle me suggère de garer ma décapotable au bord de la voie et d'ôter ma veste pour rester en chemise. Je m'exécute sans trop demander d'explication, même si tout cela m'intrigue.



* *

 *


Je n'arrive pas à y croire ! Nous sommes devant un food-truck (un restaurant mobile). Oui, le genre de caravane, de camion stationné dans la rue avec une cuisine à l'intérieur. Ici, ils cuisinent des "tacos", un mets mexicain qui se mange avec les doigts. Un taco se compose d'une tortilla (sorte de galette faite à base de maïs) et d'une garniture (viande, sauce, oignon, coriandre…). Le tout est replié. Près du food-truck, il y a quelques tables et chaises à l'air libre. Je l'avoue, je suis réellement déçu.


- Camila, c'est cela le restaurant où on dîne ce soir ?

- Oui, c'est ça que moi préfère. Ils vendent bons tacos.

- Je m'attendais à un restaurant chic où on sert de la nourriture plus saine, où … !

Elle me fixe bizarrement. Je n'achève pas mes mots.

- Tu joues au snob ?

- Non Camila, mais …

Elle m'interrompt.

- C'est ça "mi mundo" (mon monde) , Eliad. Si tu veux rester "mi amigo"(mon ami), tu devras t'y faire ! Si non, il vaut mieux que "tu te vayas ahora" (tu t'en ailles maintenant) !

Son ton est ferme. Elle semble blessée par mes propos. Je m'en veux.

 

- Camila, écoute. Je m'excuse. Tu veux qu'on dîne ici ?

Elle hoche la tête.

- D'accord. J'accepte.

- Bien, Eliad !

Elle me sourit grandement. C'est si beau de la voir sourire.

- "Siéntate ahí" (assois-toi là) ! ajoute-t-elle en me montrant une table. Je vais passer commande.

- Ok.


Ici pas de serveurs. Les clients se débrouillent seuls. En principe, un homme galant se doit de s'occuper de la commande. Mais je suis complètement novice dans ce lieu. Alors, je laisse Camila faire.


La table et les chaises sont censées être propres. Cependant par précaution, je sors de ma poche un papier mouchoir et nettoie tout à nouveau. Je vais ensuite me laver les mains au niveau de l'évier installé pour la circonstance et reviens m'asseoir. Camila finit par me rejoindre avec les tacos.


* *

 *


- Tu ne manges pas tes tacos ? me demande-t-elle tout en mangeant allègrement les siens. C'est tellement bon !


C'est dégueulasse pour moi de voir une femme manger ainsi, sans grâce et sans couverts. Il y a même la sauce qui dégouline de part et d'autre. J'ai comme envie de "vomir" alors j'évite de la regarder.


- Camila, je n'ai pas l'habitude de manger avec les doigts.

Elle dépose son taco et me dit en souriant.

- Tu me rappelles "mi madre" (ma mère). Elle parle comme toi et me regarde "así" (ainsi) quand je mange sans couverts.


La comparaison me fait sourire.

- Vous ne vous entendez pas, elle et toi ?

- ¡Mi madre y yo somos como el perro y el gato! (Ma mère et moi sommes comme chien et chat !).


Je lève un sourcil.

- T'as déjà regardé "la" feuilleton Por Amor ou Sublime mensonge en français ?

- Non !

- Mi madre y yo (Ma mère et moi), c'est exactement comme Milena et sa mère.

Je souris grandement, tout en continuant de l'écouter :

- Elle se plaint en permanence de moi avec "sa" refrain habituel : "¡Yo, Felicia de Borbón!" (Moi, Felicia de Borbón)

- Un instant, Camila. Tu as bien dit "De Borbón" ? Comme la famille royale d'Espagne !

- Oui ! fait-elle en haussant les épaules. J'ai "la" sang royal qui coule dans mes veines, mais je m'en moque. Et puis, je ne suis pas directement liée au roi Felipe VI. Disons que l'arrière arrière arrière arrière grand-père du roi a épousé l'arrière arrière arrière arrière grand-mère du grand-père de mon père.

- Je n'y comprends rien.

Elle éclate de rire.

- Il vaut mieux ne pas essayer de comprendre. '¡Si pudieras ver tu cara ahora mismo, reirías!" (Si tu pouvais voir ton visage, à cet instant, tu rirais !)


Et c'est vrai que je suis encore étourdi.


- Tu vois, Eliad, "yo también" (moi aussi) je suis née comme toi dans un berceau en or, avec beaucoup gens pour servir moi. J'ai passé "ma" enfance et adolescence au milieu de conventions, de code de bienséance, de fêtes mondaines ennuyeuses avec des gens trop hautains, avec maman qui me disait tout le temps : "Camila, une fille de noble famille doit se comporter comme ceci, comme cela. Camilla, ne mets pas les coudes "sobre la mesa" (sur la table). J'ai passé années et  années à obéir, à me comporter en "hija perfecta" (fille modèle, parfaite). Mais quand j'ai eu "mi bachillerato" (mon baccalauréat) et ma majorité, j'ai décider de quitter "mi casa" (ma maison) à Madrid pour venir étudier ici à Barcelone et m'installer sur le campus. Mes parents ont fait scandale, m'ont coupé vivres mais je ne me suis pas laissée dominer. J'ai rassemblé mes économies pour payer une école pas trop chère et je suis venue en aventure ici. Après j'ai fait petits boulots "para alquilar mi pequeño departamento" (pour louer mon petit appartement).


Je continue de l'écouter sans dire mot. D'ailleurs que puis-je dire devant une jeune femme qui a une force de caractère incroyable !


- J'adore vie que j'ai, Eliad. Je suis "mademoiselle tout le monde" ici. Je suis libre, "libre como el viento" (libre comme le vent). Libre et vivante. Je ne me suis jamais sentie aussi bien dans "mi piel" (ma peau), bien loin de toute cette mondanité, de cette richesse !


Je l'admire davantage, "ma beauté". Mieux encore, je l'aime davantage. Face à elle, je me sens comme un minable. Elle a le sang d'une princesse mais ne se prend du tout pas la tête. Contrairement à moi.


- Tu ne veux toujours pas manger ton taco ?

- Si, dis-je en prenant mon taco dans mes mains, bien que je n'en aie toujours pas envie.

- Camila, si mes parents me voyaient à cet instant précis, ils piqueraient une crise !

Elle éclate de rire devant la mine que je fais en goûtant le taco.

- Ce n'est pas mal, Camila, mais il me faudra du temps pour m'habituer à manger ça !

Elle continue de s'exclaffer.

- Tu as sauce près de la bouche !


Elle approche un mouchoir et me nettoie les lèvres. Je touche sa main, mais elle la retire aussitôt.

- Pas si vite, mon grand !

A nouveau, son rire emplit l'air. Je la suis dans son délire.




















ÂMES SOLITAIRES