Chapitre 7 : Interrogations

Ecrit par Chrime Kouemo

Simon réprima une grimace d’exaspération en tournant la tête vers Amandine qui occupait le siège passager. Elle n’avait pas cessé de faire la moue depuis leur départ de Yaoundé, une heure plus tôt. Elle n’appréciait pas qu’il lui ait un peu forcé la main pour qu’elle l’accompagne à Nkolmetet rendre visite à leur tante et faire le point sur la coopérative familiale. 

Il reporta son attention sur la route. Les énormes ornières présentes de temps  à autre nécessitaient une vigilance du conducteur pour les éviter au bon moment sans risquer de croiser un véhicule en sens inverse. L’asphalte se déployait devant lui tandis que sa voiture avalait les kilomètres. Le paysage composé d’arbres et d’arbustes feuillus était interrompu par endroits par quelques cases en bordure de route à la traversée d’une petite ville ou d’un village. 

— Tu vas continuer à me faire la tête comme ça jusqu’à quand ? Demanda t-il finalement en lançant un regard de biais à sa petite soeur. 

— Je ne sais pas.

— Tu m’as dit toi-même que tu n’avais rien d’autre de mieux à faire.

— Ce n’était pas une raison pour me faire culpabiliser comme tu le fais. Je te rappelle que nous sommes dans cette famille.

Il soupira en grattant sa barbe. Il ne comprenait décidément pas ses frères et soeurs. Etait-ce parce qu’il était l’aîné de la fratrie que la prospérité des affaires familiales et l’envie de garder le lien avec les autres membres de la famille l’incombaient à lui seul ? 

— Il ne s’agit pas de te faire culpabiliser. J’aimerais juste que tu t’intéresses un peu aux affaires familiales, et je t’ai simplement rappelé que c’est grâce à ça que tes études sont payées rubis sur ongle.

— Bien sûr ! Comment pourrais-je l’ignorer ? Tu me sors la même rengaine à chaque fois. Les études d’Eve, Georges et Christian ont été payées par le même biais, mais ils ne vont jamais visiter les champs non plus.

— On va dire que c’est parce que tu es la seule que j’ai sous la main alors, les autres ne vivent pas ici. Mais tu sais quand même que tu es mon numéro 10, non ? Ajouta t-il essayant de l’amadouer. Je ne suis rien sans toi.

— Hum... Marmonna t-elle. Tu commences à devenir un peu trop mielleux.

— Peut-être, reconnut-il en souriant en voyant qu’elle se détendait progressivement. Mais, imagine une seule seconde que moi aussi je délaisse comme les autres tout ce pour quoi nos parents ont travaillé si dur pendant longtemps, ça donnerait quoi ? Eve, Georges et Christian sont bien contents de recevoir leur chèque tous les mois sans lever le moindre petit doigt, ni même demander comment les affaires fonctionnent, mais il n’en sera pas toujours ainsi. Il ne vous est jamais venu à l’esprit que je pouvais avoir envie de passer la main sur l’administration des biens ? Tu fêteras tes vingt et un ans l’année prochaine et tu pourrais prendre la relève.

Elle secoua la tête énergiquement.

— Non, pardon, je ne me sens pas les épaules pour faire tout ce que tu fais. Je t’accompagne de bon coeur, c’est bon.

Voilà. Il avait atteint son but, mais il ne cessa pour autant de s’interroger. Durant combien de temps continuerait-il à gérer tout seul les affaires familiales ? Pour le moment, le temps qu’il y investissait ne lui posait pas de problèmes. Mais qu’adviendrait-il quand il se marierait et fonderait sa propre famille ? Il aurait certainement moins de temps à consacrer à la gestion de la coopérative et de toutes les autres affaires familiales. Malgré ses différentes alertes, il peinait à intéresser ses frères sur ces sujets. Ils avaient trop l’habitude que ce soit lui qui prenne les choses en main et se reposaient complètement sur lui même maintenant qu’ils avaient largement passé l’âge adulte pour la plupart. Georges, épris d’aventure, avait émigré aux Etats Unis et ne prenait des nouvelles de la famille que de façon épisodique. Christian et Eve installés tous deux à Douala menaient leurs carrières professionnelles tambour battant et même s’ils s’efforçaient de participer aux réunions qu’il organisait tous les mois, ils n’avaient jamais manifesté la moindre envie de reprendre le flambeau à sa suite. Des fois, il était tenté de ne pas verser leurs pensions mensuelles juste pour voir leur réaction tel que lui avait suggéré Pascal. 

— Comment ça se passe avec Esther ? S’enquit Amandine complètement déridée à présent.

— Vraiment bien. Je l’apprécie énormément.

— OK. Et vous avez déjà des projets de vie commune ? Reprit-elle.

— Je pense que c’est encore un peu tôt pour le dire, mais je me sens bien avec elle. Elle a de bonnes valeurs. Et toi, comment tu la trouves ?

— Elle m’a l’air d’une fille bien.

De ses quatre frères et soeurs, Amandine était la seule à qui il se confiait librement sur ses amours, et ce, malgré leur différence d’âge. Elle avait été aux premières loges de sa relation avec Judith qu’elle avait adoptée comme grande soeur. La rupture avait été douloureuse pour tous les deux.

— J’espère en tout cas que tu as bien oublié l’autre là cette fois-ci ...

Il sourit. Depuis sa séparation d’avec Judith, elle évitait de prononcer son nom comme si ça portait malheur. Elle en avait énormément voulu à la jeune femme de l’avoir abandonné pour s’installer au Canada.

— Ne t’en fais pas. La page est complètement tournée en ce qui me concerne.


Le gérant de la coopérative, Clément Ebogo était un jeune homme de la trentaine comme lui, solidement bâti, originaire de la région. Tandis qu’ils circulaient à travers les chemins aménagés autour des champs pour les voitures, Clément présenta le bilan des premières récoltes de la coopérative. Les chiffres étaient au delà des prévisions et Simon se réjouit des contrats à venir qu’il pourrait signer avec de nouvelles entreprises d’agro-alimentaire.

Après une visite de plus d’une demie heure dans les champs, ils prirent le chemin de la petite bâtisse à l’entrée de la propriété qui abritait les bureaux de la coopérative. Clément les invita à rentrer dans son bureau, une pièce au mobilier spartiate : une simple table en bois, deux chaises, un ordinateur. Le gérant s’excusa pour aller chercher  une autre chaise pour Amandine. Quand il revint quelques secondes plus tard, il s’installa derrière son ordinateur et lui tendit un dossier cartonnée bleu.

— Comme je te disais l’autre jour, j’ai reçu la visite d’un certain monsieur Onambele, il représente la société Biofruits spécialisée dans la production des jus de fruits et des confitures. Il souhaite réserver toute la production des têtes d’ananas pour l’année prochaine.

— Il a déjà annoncé un prix ? Demanda Simon en feuilletant les documents.

— Non, il m’a dit qu’il revient vers nous à la fin du mois pour nous faire une proposition commerciale.

— OK. Tu me tiendras au courant en tout cas.

— Pas de problème.

Clément remit à Simon les résultats détaillés des premières récoltes. Il glissa la pochette sous son bras et fit signe à Amandine qu’il était temps de partir.

— Maman Lucienne va toujours au champ ? Demanda t-il alors qu’il se dirigeait vers sa voiture.

— Toujours, même la semaine dernière alors qu’elle avait une grippe carabinée. J’ai eu beau lui dire qu’il y avait des jeunes que nous avions embauchés pour s’occuper de ses récoltes, elle n’a rien voulu savoir.

Simon secoua la tête et remercia Clément avant de démarrer sa voiture. Sa tante était décidément une vraie tête de mule. A plus de soixante dix ans, il commençait à désespérer de la voir changer un jour.

Il gara sa voiture quelques minutes plus tard devant la maison de sa tante. La vielle dame était assise sur un petit banc dans la cour où trois poules et un coq picoraient tranquillement. 

— Eh ah ! Ma fille Amandine est là aussi ? S’exclama t-elle en arrangeant les pans de son kaba Ngondo pour se lever. 

Elle serra avec effusion Amandine dans ses bras avant de faire de même avec lui. 

— Maman Lucienne ça va ? 

Sa tante leva son visage ridé vers lui. De ses yeux au blanc tirant sur l’orangé, elle le fixa longuement. Ses lèvres s’étirèrent, dévoilant une dentition un peu jaunie par l’âge. 

— Ça va, mon fils. Je suis contente de vous voir tous les deux, surtout toi, Amandine. Ça fait longtemps !

— C’est à cause de l’école, maman Lucienne, se justifia sa sœur. J’avais beaucoup de travail avec les examens. 

— Hum... dit la vieille femme pour seul commentaire avant de les inviter à entrer. 

Ils s’installèrent autour de la table basse sur les fauteuils en velours couleur pourpre. La décoration du salon n’avait pratiquement pas changé depuis des années. Les mêmes étagères garnies de bibelots en tout genre et des photos de famille. Les napperons tricotés ornaient le dossier de chaque assise et le plateau de la table basse. De part et d’autre de la télé, deux grand cadres accrochés : l’un avec un portrait de maman Lucienne et l’autre la photo de mariage de ses parents. Maman Lucienne était la grande sœur de sa mère. Les deux femmes avaient été très proches et la mort de cette dernière avait failli l’anéantir. 

Quand ils étaient petits, ses frères et lui passaient au moins un mois pendant les grandes vacances chez leur tante à Nkolmetet. La vie y était paisible. En bons enfants de la ville qu’ils étaient, ils ne supportaient pas les travaux des champs mais sa tante n’avait pas son pareil pour les motiver à travailler. 

Sa tante leur servit du nnam wondo (mets d’arachides) coupé en tranches avec du bâton de manioc. Ils dégustèrent leur en cas en se donnant les dernières nouvelles. 

— Et comment va Eddy ? Demanda t-il en avalant une bouchée de son nnam wondo. 

Eddy était son cousin et fils unique de maman Lucienne. Il avait émigré en Allemagne vingt ans plus tôt. 

— Ah il est là, répondit-elle en haussant les épaules un peu tristement. Il me promet chaque année qu’il viendra me rendre visite avec femme et enfants, mais il a toujours une excuse. Cette année encore, il ne viendra pas. 

Simon pressa la main de sa tante. Il ne savait pas quoi faire d’autre. Il mesurait sa solitude chaque fois qu’il venait lui rendre visite. 

— Et pourquoi tu n’irais ps lui rendre visite toi même ? Proposa t-il. 

— Moi ci ? Non oh ! C’est votre mère qui prenait l’avion, pas moi. 

Un petit silence accueillit les propos de sa tante. Amandine avait le regard vissé sur son assiette qu’elle avait posée sur ses genoux. 

— Ne t’inquiète pas pour moi, reprit-elle en serrant sa main en retour. J’aime ma vie comme elle est. J’ai tous mes amis ici. Je n’éprouve pas le besoin de voyager. Le jour où Eddy trouvera utile de présenter ses enfants et sa femme à sa vieille mère, il le fera. D’ailleurs, ajouta t-elle en le fixant, quand est-ce que toi-même tu me présentes quelqu’un ? Depuis que l’autre femme là est partie, tu ne dis plus rien. 

— Bientôt maman, éluda t-il. 

Il trouvait qu’il était encore trop tôt de parler d’Esther. Il ne voulait pas lui donner de faux espoirs. 

— Hum... Tu sais que j’ai mes amies qui ont des filles en ville; je peux vous mettre en contact. 

— Non merci, refusa t-il aussitôt. 

Il ne se rappelait que trop bien le denier fiasco avec une fille de l’amie de sa tante. Alors qu’il l’avait invitée à dîner, la jeune femme s’était ramenée au rendez-vous avec deux de ses copines. 

— Et toi Amandine ? Tu es déjà en âge, hein ! J’espère que tu ne vas pas faire les choses de ta sœur Eve qui ne pense qu’à jouer la vie. 

Amandine émit un petit rire embarrassé. 

— Weee Maman Lucienne, laisse-moi au moins finir l’école, non ?

— Est-ce que j’ai dit le contraire ? Je te demande seulement de bien faire la part des choses. On peut dire ce qu’on veut, mais une femme qui ne s’est pas mariée a raté sa vie. 

Simon ravala le commentaire qui montait du fond de sa gorge. Il ne servait à rien de sermonner sa tante. Ce n’était pas à son âge qu’elle changerait de mentalité. 

Quelques instants plus tard, maman Lucienne les raccompagnait à sa voiture. Comme d’habitude, elle avait préparé un sac rempli de vivres en tout genre ainsi que le reste du nnam wondo dont il raffolait. Sa voisine sortit au même moment et les deux femmes échangèrent en ewondo. Maman Lucienne était un parfait modèle d’intégration : originaire de Bangangté, elle avait adopté la langue et les codes des populations de Nkolmetet. 


Il était près de 20h quand Simon arriva enfin chez lui. Les embouteillages à l’entrée de la ville avaient eu raison de lui; il était épuisé. 

Il déposa les sacs de vivres sur le plan de travail de sa cuisine. Maman Lucienne n’y était pas allée de main morte. Malgré le partage qu’il avait effectué avec Amandine, il lui restait encore six têtes d’ananas, une dizaine de cassi mangas et de prunes. Il n’aurait jamais le temps de consommer tout ça tout seul d’autant plus qu’Esther était en en déplacement à Douala pour la correction des examens. 

Quelques instants plus tard, il sonnait chez Denise. La porte s’ouvrit presqu’aussitôt. Son regard accrocha sa combi-short moulante à paillettes qui dévoilait des jambes sculpturales dont le galbe était accentué par ses sandales à hauts talons. La rose rouge tatouée sur le haut de sa cuisse droite attirait indubitablement l’œil. Il se surprit à trouver son tatouage joli. 

— Hé Simon, c’est how ?

Il mit un certain temps à répondre, absorbé qu’il était à la contempler et un peu perturbé par son parfum envoûtant. Ses yeux remontèrent péniblement de son corps vers son visage impeccablement maquillé mais sans excès. Sa coupe de cheveux semblait avoir été rafraîchie, et ses longues tresses étaient savamment entortillées dans un chignon incliné mettant en valeur son cou de cygne. 

Il déglutit péniblement avant d’articuler :

— Ça va et toi ? Tu... euh... tu sors ?

— Mince ! Comment tu as su ? ironisa t-elle, un sourire en coin sur ses lèvres pulpeuses rehaussées d’un rouge à lèvres mat. 

— Hum.. Euh... commença t-il en se raclant la gorge. J’étais à Nkolmetet aujourd’hui et j’ai quelques fruits à te donner si ça t’intéresse dit-il en soulevant le sac qu’il tenait dans une de ses mains. 

— Oh merci c’est gentil. C’est quoi comme fruits ?

— Ananas, cassi mangas, prunes. Il y a aussi du corossol. 

— Waouh ! Ça fait des lustres que je n’en ai pas mangé. Entre !

Il la suivit dans la cuisine. Elle lui prit le sac des mains et se mit aussitôt à ranger les fruits. 

— Ça marche bien tes cours de danse ? Demanda t-il essayant du mieux qu’il pouvait se garder ses yeux partout ailleurs que sur son dos nu. 

Mais qu’est-ce qui lui arrivait ? 

Elle lui jeta un coup d’œil par dessus son épaule, un sourcil incurvé, l’air surpris. 

— Tu veux vraiment le savoir ou c’est juste pour me faire la conversation ? 

— Denise ...

— Oh je t’embête ! S’esclaffa t-elle en faisant un geste désinvolte de la main. Ça se passe très bien, beaucoup mieux que je ne l’espérais, d’ailleurs. Mes cours ne désemplissent pas et j’ai pas mal de nouvelles inscrites. Je prépare un spectacle pour la fin de l’année, et pour l’instant tout marche à peu près comme je le souhaite. 

— Ça alors ! Fit-il admiratif. 

— Il n’y a plus qu’à croiser les doigts pour que les billets se vendent en avance question que je ne fasse pas un infarctus avant la préparation du spectacle à cause du stress. 

Elle l’avait dit sur un ton léger, mais son angoisse transparaissait dans ses propos. 

— Je t’en prendrai quelques uns et j’en parlerai autour de moi. Tu me feras signe quand la billetterie sera dispo. 

Elle fronça les sourcils, visiblement dubitative. 

— Vraiment ? 

— Oui, vraiment. 

— Merci, dit-elle simplement. 


Quand il retourna chez lui quelques instants plus tard, il se dit en souriant qu’Amandine serait fier de lui. 


***


Armelle vérifia une dernière fois son reflet dans le miroir de la salle de bains. Son maquillage était pas mal, mais il lui manquait une touche de glamour. Elle sortit sa palette d’ombres à paupières de la trousse posée sur le rebord du lavabo. Quelques touches de gris foncé sur les coins supérieurs de ses paupières plus tard, elle était satisfaite. 

Elle retourna dans la chambre et vérifia le contenu de sa pochette. Tout y était. 

Elle s’assit sur le lit en soupirant. Elle espérait que Ralph ne tarderait plus. Elle avait hâte qu’ils puissent sortir de nouveau ensemble, un peu comme au bon vieux temps. Stan passait le weekend chez ses grands parents; elle profiterait de son absence pour parler à Ralph. Elle souhaitait de tout son coeur retrouver leur relation du début et elle était prête à faire encore plus d’efforts s’il le fallait.

Un bruit de pas se fit entendre dans le couloir, puis la porte de la chambre s’ouvrit sur son compagnon complètement dépenaillé. Sa chemise était largement ouverte sur son torse avec les pans qui sortaient de son pantalon. Sa veste tombait lamentablement sur ses épaules. En levant les yeux sur son visage, elle comprit à son regard vitreux que c’en était fini de la soirée dont elle avait tant rêvée. Son coeur se serra dans sa poitrine.  Il était à peine 22h et il était déjà complètement éméché !

— Armelle... Tu es toute belle, dit-il d’une voix traînante.

— Ralph, où étaistu ? Demanda telle sans tenir compte de son compliment.

— Ca te regarde ? Lança til avec son sourire en coin moqueur qu’elle détestait lorsqu’il s’adressait à elle.

Il s’avança d’un pas incertain vers le lit avant de se laisser choir lourdement sur le matelas. Maladroitement, il ôta ses chaussures une par une, puis déboutonna sa chemise. Sa bedaine de bière montait et descendait au rythme de sa respiration sifflante. Il s’étala de tout son long sur le lit et ferma les yeux.

Les yeux embués, peinée, Armelle regardait Ralph qui s’était mis à ronfler comme une caisse de basse. Elle avait du mal à croire que l’homme charmant qui avait ravi son coeur huit ans plus tôt et celui affalé sur leur couche le ventre à l’air étaient la même personne. 

Ça faisait des années qu’ils ne faisaient plus rien ensemble, même pas pour être les parents de Stan. Ralph ne participait à aucune des activités de l’école de leur fils et ne s’intéressait que de façon très lointaine à ses résultats scolaires. Elle avait beau assister à toutes les réunions de la famille Njitoyap, être aux petits soins pour lui, mais ça ne suffisait visiblement pas pour mériter ne seraitce qu’une petite attention de sa part.

Durant quelques secondes, elle resta debout ne sachant pas si elle devait appeler Denise pour lui dire que finalement Ralph et elle ne viendraient plus. Elle commençait à enlever ses bijoux quand son reflet dans la coiffeuse l’interpella. À trente deux ans seulement, elle agissait comme si elle était à la fin de sa vie, à prendre le choses avec fatalité, à espérer un mariage qui ne venait pas. Son air découragé et désenchanté l’énerva. Elle remit sa montre avec détermination. Elle partirait à cette soirée avec sa nouvelle amie et elle y prendrait du plaisir.

Sans plus accorder un coup d’oeil à Ralph, elle rejoignit la porte de la chambre et sortit.


***


Denise s’empara de la bouteille de champagne posée sur la table basse et resservit ses compagnes de soirée. Elsie, Billie, Armelle et elle s’ amusaient comme des folles. Pour le moment, elles prenaient une pose rafraîchissante après avoir enflammé la piste de danse sur le dernier son de Burna Boy. Même Armelle qu’elle trouvait réservée, s’était lâchée, totalement désinhibée. 

— Franchement les filles, je m’amuse trop bien. J’en avais vraiment besoin, dit-elle après avoir avalé une longue gorgée de sa coupe de champagne.

— Je vois ça, commenta t-elle en souriant. 

— Ton gars sait que tu es comme ça quand il n’est pas dans les parages ? La taquina Elsie.

— Aka ! Je ne m’occupe pas de celui là aujourd’hui. Ce soir c’est ma soirée. Il n’a qu’à rester ronfler à la maison.

Elle vida sa coupe d’un trait, la reposa sur la table et se leva pour retourner sur la piste. 

— Dis-donc ! Y’en a une qui avait encore plus envie que nous de bringuer, s’esclaffa Billie.

Denise observa un instant Armelle qui s’était positionnée devant le miroir qui occupait un pan de mur entier de la salle et reproduisait quelques pas d’une de ses chorégraphies. 

— Ça ne va pas très fort avec son gars en ce moment. Il devait être là normalement avec nous.

— Han... Fit Elsie pour seul commentaire.

C’était la soirée de lancement l’album de Chanel, la nouvelle protégée de Bobby et l’étoile montante de la chanson camerounaise. La jeune fille à peine sortie de l’adolescence était installée dans un canapé de velours disposé sur une estrade spécialement aménagée en plein milieu de la boîte de nuit.  Plusieurs personnalités du paysage audiovisuel camerounais gravitaient autour d’elle comme des mouches. Avec ses formes plantureuses, son teint clair, son joli minois et sa voix envoûtante, elle attirait toutes les convoitises. Seul hic, elle était ultra capricieuse; Bobby l’avait prévenue. Le tournage de son prochain clip à Kribi —pour lequel elle créerait la chorégraphie— s’annonçait mouvementé.

— En tout cas, ça s’amuse quand même bien à Yaoundé. Quand Bobby nous a invitées, je me suis demandée pourquoi il ne faisait pas la soirée à Douala. Les gens ne sont finalement pas si coincés que ça, commenta Billie en embrassant la salle du regard.

— Tu vois alors qu’on peut aussi s’amuser à Yaoundé, non ? Contra Denise.

— Ouais... Mais si ça avait été à Doul, ça allait prendre une autre dimension.  D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi tu t’obstines à commencer ton spectacle ici, poursuivit Billie.

— Gars, je suis une yaoundéenne jusque dans mes veines. J’aime le mouvement, mais votre Douala là, très peu pour moi, répliqua t-elle en souriant.

Et c’était vrai, elle ne s’était jamais imaginée vivre ailleurs qu’à Yaoundé dans son pays natal. Les gens pensaient qu’en fille aimant faire la fête, elle se sentirait automatiquement plus dans son élément dans la capitale économique. Douala était certes une ville avec plein d’opportunités, mais son coeur était ici, au sommet de l’une des sept collines de la capitale. Quand elle était revenue s’installer au Cameroun, la question ne s’était même pas posée tellement ça coulait de source. Elsie et Billie qu’elle avait rencontrées sur Facebook n’avaient eu de cesse d’essayer de lui faire changer d’avis.

— Alors, tu as déjà une trame pour le spectacle ? Demanda Elsie en achevant de presser la rondelle de citron dans son verre de Perrier.

Après deux coupes de champagne, elles étaient toutes les trois repassées à des boissons sans alcool. Elsie et Billie étaient aussi rigoureuses qu’elle; c’était l’une des choses qui les avaient rapprochées.

— Oui, il y aura plusieurs thèmes en fonction des scènes. C’est ce que j’ai prévu de vous montrer demain à la salle. 

— J’ai hâte ! Fit Elsie en battant des mains. Je sens que ce sera encore plus grandiose que la dernière fois.

Denise sourit modestement. Elsie était l’une de ses plus grandes admiratrices. Elle le lui avait avoué quand elle l’avait contactée sur Facebook lors du lancement de son activité en tant que professeur et chorégraphe. Elle s’était un peu méfiée d’elle au début après ses déboires en amitié, mais cela n’avait pas duré longtemps. Avec sa soeur Billie, elles étaient à présent plus que de simples consoeurs de travail. C’était tout naturellement qu’elle s’était associée à elles pour la création de son spectacle. 

— Tu as consulté comme je te l’avais conseillé ? S’enquit Billie.

Elle haussa les yeux au ciel. Décidément, Billie ne la lâchait pas avec cette histoire. Elle soutenait depuis le début que les évènements qui avaient conduit à l’annulation de son spectacle étaient louches.

— Billie, pardon laisse-moi avec tes ways là. Qui pourrait bien me chercher des poux au point de saboter mon spectacle ? Réfuta t-elle en secouant la tête. 

— Ça ne te titille pas que : Shana chope une grave indigestion, Elsie et moi nous fassions agresser en taxi —heureusement que nous avons eu la chance que des gens soient passés dans le coin où on était. Et pour finir, un de tes talons te lache au point que tu te casses la cheville. Tout ça, deux jours avant le spectacle ! 

Elle s’apprêtait à répondre par la négative, mais se retint. Elle devait reconnaître que tous ces   événements mis bout à bout, ça avait quelque chose de louche. Mais elle pensait plutôt que c’était une sorte de mauvais karma dû à ses actions passées. Après tout, qui pouvait bien lui vouloir du mal au point de l’attaquer de façon mystique comme le prétendait Billie ? 

— C’est un étrange concours de circonstances; une somme de plusieurs coïncidences, voilà tout. Je n’ai jamais fréquenté de marabout ou peu importe comme tu les appelles, et ce n’est pas aujourd’hui que je vais commencer. 

Billie la regarda longuement, les traits toujours sceptiques; puis elle haussa les épaules.

— C’est toi qui vois. Je suis peut-être un brin superstitieuse, mais c’est trop de coïncidences pour moi. 

Denise ne répondit pas. Non, elle ne voyait vraiment personne autour d’elle capable d’une telle forfaiture. Il ne servait donc à rien de se faire des cheveux. Si son concert n’avait pas eu lieu, c’était parce que ce n’était pas le moment. Un point, un trait.


Les Promesses du Des...