Histoire 1 : L'homme de ma vie

Ecrit par Lissi Djow

Assise sur le lit, dans la chambre d’hôtel du Golf Hôtel* qui avait été spécialement réservée pour l’occasion, Esther ne disait rien. Ne faisait aucun geste. Seule sa poitrine, qui s’abaissait et se relevait au rythme régulier de sa respiration saccadée, trahissait qu’elle appartenait toujours au monde des vivants. Pendant ce temps, sa mère et sa sœur s’activaient dans le reste de la pièce, en train d’exécuter se qui semblait être mille et une tâches à la fois.

Mais Esther ne disait rien. Elle fixait son reflet dans le miroir accroché non loin du lit, mais sans le voir. Et sa main serrait une enveloppe qu’une femme de chambre avait apportée.

- Esther, tu fais quoi même ?

Directement interpellée, la jeune femme tourna machinalement la tête vers sa sœur. Mais son regard, comme voilé par une brume de douleur sans nom, ne s’attarda pas sur le visage inquiet qui l’observait depuis l’autre extrémité de la pièce.

Elle eut toutefois le temps de remarquer que Marie-Chantal la regardait, perplexe. Elle avait de quoi être perplexe. En effet, quelques minutes à peine auparavant, Esther était excitée comme une puce, et c’était elle, en tant que sa dame de compagnie, qui avait eu le devoir de la calmer avant qu’elles ne quittent cette chambre. C’est d’ailleurs dans ce but qu’elle était allée chercher leur mère, laissant Esther seule un moment, seule pour pouvoir lire le billet qu’on lui avait demandé de lui remettre.

Si seulement elle avait su ! Si seulement elle avait pu se douter de la teneur du message contenu dans ce maudit billet ! Nul doute qu’elle ne l’aurait jamais tendu aussi innocemment à sa petite sœur chérie !

Mais le mal était déjà fait, et Esther était anéantie ! Anéantie, le jour qui aurait dû être le plus beau de toute sa vie !

- Ahi** ! C’est pas à toi que je parle ?

Encore la voix de Marie-Chantal.

- Gnoléba, tu as quel problème même ?

Cette fois, c’était madame Lorougnon qui venait de prendre la parole, sans doute intriguée par l’attitude de sa plus jeune fille. Elle marcha vers le lit d’un pas déterminé, suivie par Marie-Chantal, et posa la main sur le front de sa fille.

- Tu ne te sens pas bien ?

- Tu as vu non maman ? Je t’avais bien dit que quelque chose n’allait pas !

- Mais tu m’as dit qu’elle était agitée, qu’elle bougeait dans tous les sens, pas qu’elle avait adopté la position d’une étoile de mer !

La main sur son front la palpa, d’abord avec la paume, puis avec le dos de la main.

« Je n’ai pas de température, maman ! » pensa Esther intérieurement, sans pouvoir prononcer les mots à haute voix.

- Tu n’as pas de fièvre, dit finalement sa mère en abaissant sa main, après ce bref examen

« Qu’est-ce que je disais ? »

- Mais qu’est-ce qu’elle a, maman ? Elle ne parle, elle ne bouge pas ! Moi ça m’inquiète ! Je t’assure qu’elle n’était pas comme ça quand je suis partie te chercher ! Peut-être qu’il faudrait appeler papa ?

- Ha Nadré pardon ! Laisse ton papa là-bas ! S’il sait que nous ne sommes pas prêtes, il risque de mettre le feu à cet hôtel !

- Mais il y a bien quelque chose que nous pouvons faire, non ?

- Laisse-moi réfléchir !

Esther observait leur agitation comme dans un rêve, mais elle se sentait incapable d’intervenir, que ce soit pour les rassurer ou pour confirmer qu’effectivement, elle n’allait pas bien. Mais pas dans le sens auquel elles l’entendaient.

- Je sais ! s’exclama soudain Marie-Chantal. Allons chercher Cheick ! Lui, il saura quoi faire !

« Non ! Pas lui ! » pensa Esther en entendant la suggestion de sa sœur, tandis que la panique la gagnait.

- Oui, tu as raison ! Allons le chercher ! approuva madame Lorougon.

- NON !

La protestation véhémente d’Esther fit sursauter les deux femmes en face d’elle. Le projet de Marie-Chantal et de sa mère avait été le déclencheur de sa sortie de transe. Car il ne fallait pas, il ne fallait absolument pas qu’il vienne ! Non ! Elle devait les empêcher de faire ça !

- Non ! répéta-t-elle avec force. N’allez pas chercher Cheick !

La seule évocation de ce nom oh combien adoré quelques minutes à peine auparavant, de même que la pensée de la personne qui le portait, étaient l’électrochoc dont elle avait besoin.

- Ha ! Enfin, tu te réveilles ! dit madame Lorougnon.

- Mais pourquoi tu nous as fait peur comme ça ? renchérit Marie-Chantal.

- J’étais perdue dans mes pensées, excusez-moi ! se crut obligée de leur répondre Esther.

Sa voix lui sembla étonnamment rauque. Les larmes n’étaient pas loin, il ne fallait surtout pas qu’elles se mettent à couler en présence de sa mère et de sa soeur !

- Ce n’est pas grave ! lui dit sa mère. Nous avons toutes connu ça, alors tu es excusée ! Ce sont les émotions du grand jour, qui te font agir en lunatique ! Tu passes de l’excitation à l’abattement ! C’est courant chez la plupart des jeunes mariées ! Mais quand tu verras ton chéri devant l’autel, tu vas voir que tu oublieras tout !

- Oui ! Je me rappelle encore, de mon mariage avec David, le….Esther les laissa là, et s’évada encore une fois dans ses pensées. Le fil de ces deux dernières années défila dans sa tête, et elle revécut le jour où elle avait rencontré ce fringant jeune homme, fils de l’associé en affaires de son père. C’était pendant une fête donnée par ses parents en l’honneur de son retour en Côte d’Ivoire, après des années d’études passées aux Etats-Unis, pour obtenir son MBA.

Elle se rappelait encore comment elle n'avait pas voulu y aller, suppliant sa mère de la laisser à la maison. Elle avait invoqué tous les prétextes imaginables: ses cheveux crépus étaient sales, elle n'avait aucune nouvelle robe achetée pour l'occasion, sa manucure était écaillée, le fermoir de son sautoir fétiche était cassé... Mais au final, elle avait dû céder, et se rendre à cette fête.

Elle n'avait pu que bénir l'insistance de sa mère par la suite. Car le coup de foudre avait été au rendez-vous entre les deux jeunes gens. Esther s'était demandée comment il était possible qu'un jeune homme si beau, avec un tel avenir brillant devant lui, pouvait ne serait-ce que poser les yeux sur elle? Mais tel un conte de fée, leur histoire était partie de là, et elle était sur le point de connaitre le dénouement auquel toutes les jeunes filles en fleur aspiraient, par le mariage. Car c'était ce qui devait être.

Leur relation avait germé et fleuri, bénie par les deux familles qui étaient unies par une solide amitié de plus de cinq décennies. Et l’amour qu’ils partageaient, était sans nul doute le plus beau et le plus pur de tous.

En tout cas, c’est ce qu’Esther avait pensé tous ces vingt-quatre mois qu’avait duré leur relation. Mais maintenant, elle réalisait que ce n’était qu’une illusion ! Une chimère à laquelle elle avait eu tort de s’accrocher !

- Bon, il est l’heure de partir ! Les demoiselles d’honneur sont déjà dans leurs voitures ! Ton père également est déjà en bas en train de t’attendre ! Viens, Gnoléba ! Descendons !

Esther fixa la main que lui tendait cette mère qu’elle aimait plus que tout. Et elle sentit sa poitrine se tordre de douleur à la pensée qu’en parlant, elle allait faire disparaître tout ce bonheur qui était inscrit dans chaque sillon de ce tendre visage ! Chaque coin de rides qui parcouraient ses trais !

Mais elle ne pouvait faire autrement. Le billet était là, preuve de la duplicité de l’homme en qui cette femme incroyabloe avait mis toute sa confiance depuis plus de trente de vie commune, avec cinq enfants à la clé ! Trois garçons et deux filles, qui faisaient la fierté de leurs parents.

Esther s’en voulait de ce qu’elle allait provoquer, mais pouvait-elle, sans ciller, se plier à la mascarade de ce mariage dont seuls son père et Cheick n’était pas dupes ? Aurait-elle la force de sortir de cette chambre, puis de placer sa main au creux du coude de son père, et accepter qu’il la conduise à l’autel, avec le sourire ?

Esther ne savait plus. Elle ne pouvait plus.

- Allez, prend ma main, Gnoléba ! N’aie pas peur ! ajouta madame Lorougnon en souriant, d’un doux sourire qui résumait à lui seul l’étendue de l’amour qu’elle portait à sa fille.

Esther baissa les yeux sur sa propre main à elle, et repensa au message qu’elle venait de lire, et à la photo qu’elle venait de contempler. L’un et l’autre étaient à présent complètement froissés, mais les mots et les images étaient inscrits de manière indélébile dans son cerveau.

« A Lorougnon Gnoléba Esther,

Votre père et votre fiancé sont amants depuis des années. 

Si vous ne me croyez pas, vous n’avez qu’à regarder la photo que j’ai jointe au présent billet. 

Elle a été prise hier, dans un hôtel de passe d’Abatta**. 

Ne faites pas l’erreur de lier votre vie à un tel homme !

Un ami qui vous veut du bien »

Esther releva la tête, et fixa une nouvelle fois cette main qui lui était tendue. Elle se demanda, probablement pour la centième fois :

« Que dois-je faire ? »

 

FIN.


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Note de l'auteur:


*Golf Hôtel: également appelé Hôtel du Golf, il s'agit d'un hôtel de luxe situé à Cocody en Côte d'Ivoire. Il est situé à proximité de la lagune Ébrié près d'un parcours de golf qui lui a donné son nom. Il est doté de 306 chambres et suites.

** Abatta: quartier se situant à la périphérie de la ville d'Abidjan. A l'origine, c'est le nom d'un village Ébrié (ethnie de Côte d'Ivoire). Mais à cause de la forte expansion démographique que connait Abidjan, de nombreuses promotions immobilières s'y sont développées, faisant de cet ancien village Ébrié, un quartier à part entière.

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