La Fille de l'Hiver Acte IV

Ecrit par Fortunia

Angelica me fait visiter Hyde Park comme si j’y pénétrais pour la première fois. Bien sûr, je l’ai déjà parcouru de long en large, mais plutôt mourir que lui gâcher ce plaisir. Elle semble tellement heureuse de me pointer du doigt les restes du Winter Wonderland, la fête foraine qui assiégeait le parc de novembre à janvier. Tantôt des décorations pendantes qui n’ont pas encore été enlevées, des sculptures qui tiennent encore debout grâce à la ferveur des températures basses ou même ce joueur de flute qui laisse planer dans l’air une délicate mélodie.

Lorsque nous nous rapprochons de la grande arche qui occupe la sortie nord-est du parc, elle se met à sautiller. N’importe qui la prendrait pour une enfant à cet instant.

- Ça te dit, une petite joute oratoire ?

- Comment ça ?

- Suis-moi, tu vas voir.

Et elle accélère le pas, se dirigeant vers un coin que je ne connais que trop bien : le Speakers’ Corner. Cet endroit est le lieu de rassemblement des philosophes en manque d’oreilles attentives, de poètes incompris, d’acteurs plus ou moins doués, de musiciens en quête de la gloire. Il a vu passer bon nombre de personnes mais ce jour, il n’y a presque personne.

- Je vais commencer et toi tu vas me suivre, ok ?

- Je suis pas sûr d’être vraiment doué pour ça.

- Qui te demande de l’être ? L’important c’est de parler, c’est à ça que sert cet endroit. Et puis peut-être que l’âme d’un artiste sommeille en toi.

Elle se place sur la zone réservée. Elle se tient droite et se racle la gorge à plusieurs reprises avant de lever les yeux vers le ciel et de se lancer :

- Âme éperdue, esprit faible, vie dictée par la peur. Qui es-tu pour rester de marbre alors que les autres te bouffent peu à peu ? Maitre de ton existence, de ton destin, change les choses et mène ta propre barque. Rien n’est éternel en ce bas monde, quel bêtise de gâcher tout ce qu’il y a de bien en toi. Mille possibilités s’ouvrent à toi, mais es-tu prêt ? Tu ne le sauras pas si tu n’essayes pas. Allez, à toi. Matt ?

Je la regarde sans réellement comprendre. Ces mots... une ode à la vie. On dirait qu’elle les a prononcés pour moi.

- Tu vas me laisser gagner sans même te prêter au jeu ? C’est assez insultant, tu sais ?

Elle interrompt le cours de mes pensées. Son regard m’attrape aussi sûrement que si j’étais un poisson pris entre les mailles d’un filet. Non, elle ne peut pas, elle ne peut pas savoir. C’est moi qui n’ai tellement plus l’habitude d’être intrigué par une personne que je vois des signes partout. Je me fais des films. Alors qu’avait-elle dans la tête en voulant que je la suive dans son délire ? Ses mots semblaient trop flous, profonds, personnels. S’ils ne sont pas pour moi, ces mots... sont-ils pour elle ? Est-il possible qu’en réalité, son but était...

- Si vous vouliez que je vous parle de moi, il fallait juste le demander, vous savez ?

Sa moue me fait rire.

- Tu n’es pas drôle, dit-elle avant de se tourner et se diriger à nouveau vers le centre du parc.

- Laissez-moi me rattraper, s’il n’y a que ça pour vous faire plaisir.

Elle se tourne vers moi à demi.

- Ok, mais à une condition. Arrête de me vouvoyer.

***


Nous faisons une dizaine de fois le tour du parc. Sans doute l’après-midi est-elle déjà bien avancée, mais ma bouche est un gouffre sans fond de mots. Pourtant, je n’ai pas tant à raconter. Peut-être est-ce dû au fait qu’Angelica rebondissait sur chaque information que je lui fournissais. C’était elle qui me rendait intarissable, que ce soit sur ma famille, mon travail ou mon quotidien, toujours avide d’en savoir plus.

Je passe ma passion trop vite éteinte pour l’écriture sous silence. Est-ce bien la peine d’évoquer ce hobby que j’ai abandonné aussi vite que je m’y suis mis ? J’ai l’impression que si je la mets au courant, je me sentirai obligé de lui parler de cette histoire inachevée dont elle est l’héroïne. Et je sais que si jamais je le fais, ce rêve s’évanouirait.

Tout comme j’ai peur de lui demander de me parler d’elle, j’ai peur de me rendre compte qu’elle n’est pas la fée que je croyais mais juste... une humaine.

Je suis d’une frivolité qui frise l’imbécilité.

Heureusement pour moi, son exclamation me pousse à penser à autre chose, me retirer loin de cette vérité que je fuis.

- Regarde la rivière ! Tu penses que la patinoire est encore opérationnelle ?

La surface de la Serpentine est gelée. Durant la fête foraine, une patinoire y était installée. Mais toutes les installations ont déjà été enlevées.

- Je ne sais pas. La fête est finie, je doute qu’on n’ait l’autorisation d’y aller.

- Et même, on ne mettra pas long, ça ne fera de mal à personne.

- Tu... tu n’es pas sérieuse ?

Visiblement, elle l’était. Elle se met à courir et se faufile entre les arbres. Comme tiré par l’enthousiasme d’Angelica, je la suis. Chaque fois qu’elle passe derrière un arbre, elle disparait de ma vue et la seconde d’après, ses cheveux noirs refont surface, comme un feu follet m’attirant dans la nuit. Très vite, elle arrive au bord de la rivière et je devine qu’elle m’attend. Elle me regarde avec un sourire et me demande :

- Cap ou pas cap ?

Cette fille est folle. J’en suis sûr maintenant. Et je dois l’être aussi. Son air de défi me parle et avant que je ne m’en rende compte, j’ai déjà jeté ma mallette par terre et enlevé mon manteau. La grande étendue blanchâtre est là, devant nous et personne ne nous arrêtera. Cette sensation me donne des frissons.

Angelica prend mon silence pour ce qu’il est : un acquiescement.

Elle fait le premier pas sur la glace et s’avance sans regarder derrière elle. N’a-t-elle peur de rien ? J’envie sa spontanéité. Je ne dois pas me laisser distancer. Mon premier pas à moi est incertain et je manque glisser. Je me sens ridicule. De loin, je dois avoir l’air d’un nouveau né alors qu’elle donne l’impression de glisser aussi facilement que si elle avait été muni de patins à glace. Elle rit en me regardant alors quelle tourne sur elle-même.

- Alors, on a du mal ?

- Il faut juste... que je m’adapte.

- Oui, si tu le dis, réplique-t-elle d’un ton moqueur.

Elle s’approche et capture ma main. Elle me tire avec elle comme lorsqu’on apprend aux enfants à marcher. Malheureusement, surpris par sa chaleur, je perds pied et mes fesses atterrissent lourdement sur la surface gelée. Si la honte pouvait tuer, je serais déjà mort. Mais elle n’abandonne pas et m’aide à me relever. De longues minutes passent et je commence à m’en sortir tout seul. Je peux désormais la suivre. L’air frais nous frappe dans nos glissades et peu à peu, j’oublie tout ce qui nous entoure.

- C’est ça la liberté, Matt.

- Quoi ?

Elle n’a pas le temps de me répondre. Je me sens brusquement tomber et le froid m’enveloppe aussi violemment qu’un boa constrictor. Je viens de passer à travers la glace jusqu’à la taille. Il me faut un instant pour le comprendre. Le froid déconnecte mon cerveau. Les maigres bras d’Angelica essayent de me tirer sans succès.

- Tu es décidé à mourir de froid, ma parole. Réveille-toi, bon sang !

Mon corps se reprend en main. L’instant suivant, je suis étalé sur la glace encore intacte, le souffle court, encore incertain du danger que je viens de courir. Suis-je entrain de rêver ? Je me le demande depuis le jour de notre rencontre. L’envie de la toucher pour vérifier me prend et machinalement, ma main se pose sur sa joue. Sa chaleur me conforte dans l’idée que je ne suis pas en train de rêver.

- Ça va ?

Sa voix trouble le silence.

- On ne peut mieux.

Sur le coup, je le pense vraiment, mais lorsqu’il faut que je me relève, mes jambes sont aussi solides que de la guimauve et ma température a chuté de façon drastique. C’est avec difficulté que nous rejoignons le bord de la rivière et par la suite, la sortie du parc.

- Je te ramène chez toi, que tu le veuilles ou non.

Je me retiens de lui dire que je n’avais sûrement pas l’intention de l’en empêcher, aussi embrumé que mon esprit pouvait être. Mais durant tout le trajet jusque chez moi, de sordides questions me viennent en tête. N’ai-je rien laissé traîner dans le salon ? Ai-je sorti les poubelles ? Ai-je seulement de quoi recevoir dans cet appartement ? Tout en frissonnant sur la banquette arrière du taxi qui file vers Brixton, je cogite en pensant au moment où Angelica pénétrera dans mon jardin secret...

A suivre...

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So so so, avant dernière partie de cette nouvelle. J'ai plutôt hâte de dévoiler la fin car j'aime beaucoup cette histoire. ????

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