Le repli
Ecrit par belleetrebelle
La tension couvait depuis des semaines. Armand sentait l’impatience le gagner, sourde et tenace. Ils avaient passé six mois à tourner autour du pot, à vivre une semi-vie entre deux villes, et il avait l’impression de piétiner. Ce soir-là à Yaoundé, après une journée paisible, l’envie lui prit d’aborder à nouveau le sujet, croyant peut-être que la douceur du moment adoucirait la réponse.
« Chloé, commença-t-il en posant sa tasse de thé, on ne peut pas continuer comme ça éternellement. Ces allers-retours… Léna a besoin de stabilité. Nous aussi. »
Chloé, qui pliait du linge, se figea. Elle sentit l’estomac se serrer. « On en a déjà parlé, Armand. Je ne suis pas prête. »
« Mais quand le seras-tu ? » Sa voix avait un edge, une pointe qu’il ne parvenait plus à contrôler. « Six mois, Chloé ! Six mois que je patiente, que je fais le taxi, que je vis comme un célibataire dans ma propre maison la moitié du temps ! Qu’est-ce qu’il te faut de plus ? Des preuves ? Je t’en ai donné ! De l’amour ? Je t’en donne chaque jour ! »
Elle se tourna vers lui, les bras croisés, une posture de défense. « Ce n’est pas une question de preuves. C’est moi. C’est ma peur. Tu ne peux pas la comprendre ? Après tout ce qui s’est passé ? »
« Ta peur ? » La colère, longtemps contenue, monta d’un cran. « Et ma souffrance à moi, tu y penses ? Tu crois que c’est facile de vivre avec le spectre de ton erreur ? J’ai choisi de pardonner, Chloé ! J’ai choisi de me battre pour nous ! Mais à un moment donné, il faut avancer ! Il faut tourner la page pour de bon ! »
Les mots fusaient, plus durs que prévus. Chloé recula comme si elle avait été giflée. « Tourner la page ? Tu crois que c’est si simple ? Tu crois que je n’ai pas honte chaque jour ? Que je ne me souviens pas de la manière dont tu m’as rejetée ? Moi et ton enfant ! »
C’était la pire chose qu’elle pouvait dire. La blessure la plus profonde d’Armand, celle dont il avait le plus honte, était jetée en pâture.
« Ne ramène pas ça ! » tonna-t-il en se levant, faisant trembler la table. « Ne joue pas à ce jeu-là ! Oui, j’ai été cruel ! Mais c’était la conséquence de TON acte ! Tu veux qu’on passe notre vie à se renvoyer la balle ? À compter les points ? C’est ça notre avenir ? »
« Peut-être qu’on n’a pas d’avenir ! » cria-t-elle, les larmes aux yeux, poussée par la panique. « Peut-être que c’est trop tard ! Peut-être que les dégâts sont trop grands ! »
Le silence qui suivit fut lourd, glaçant. Armand la dévisagea, son visage déformé par la fureur et la douleur.
« Trop grands ? » répéta-t-il d’une voix dangereusement calme. « Donc ces six mois, ces nuits, ces "je t’aime"… c’était juste pour passer le temps ? Pour avoir bonne conscience ? Je me suis battu comme un dingue pour nous, et toi, tu n’as même pas la conviction de croire que ça en valait la peine ? »
Il fit un pas vers elle, et elle recula, instinctivement. Le geste, infime, le transperça. Il vit la terreur dans ses yeux. La même terreur que lorsqu’il hurlait, avant. Et cette fois, c’était lui qui la faisait paniquer.
« Je vois, » murmura-t-il, le cœur en miettes. « Rien n’a changé. Tu as toujours aussi peu confiance en moi. En nous. »
Il se dirigea vers la porte, pris son sac et sa veste. Il ne pouvait plus rester là. L’air était devenu irrespirable.
« Où tu vas ? » demanda-t-elle, la voix tremblante.
« À Douala. Je ne peux pas… Je ne peux pas me battre contre des fantômes, Chloé. Et je ne peux pas me battre tout seul. »
La porte se referma avec un claquement sec qui résonna dans tout l’appartement comme un coup de feu. Chloé resta seule, tremblante, les bras serrés autour d’elle-même. La dispute avait été violente, choquante. Elle avait réveillé toutes ses peurs : celle de sa colère, celle de l’échec, celle de ne jamais être à la hauteur. Le mur qu’elle avait patiemment démonté pendant six mois semblait s’être reconstruit en l’espace de dix minutes, plus haut et plus épais que jamais.
Les jours suivants, un silence lourd s’installa entre eux. Puis, petit à petit, les habitudes reprirent le dessus. Un message pour Léna. Un appel vidéo bref. Comme si de rien n’était. Mais quelque chose s’était brisé. La légèreté avait disparu. L’un d’eux se déplaçait vers la ville de l’autre dès que le besoin se faisait sentir, par habitude, par amour pour leur fille, ou peut-être simplement parce qu’ils ne savaient pas comment arrêter cette machine. Mais la joie avait quitté leurs retrouvailles. Ils jouaient un rôle, évitant soigneusement le sujet qui les rongeait, marchant sur une corde raide au-dessus du vide qu’ils avaient creusé ensemble.
L'habitude de l'ignorance est une arme silencieuse et sournoise. Elle ne claque pas les portes, elle ne hurle pas. Elle s'installe comme un brouillard froid, étouffant les sons et les regards. Après la dispute, Armand avait décrété une guerre de l'usure, une punition par l'indifférence.
Chloé dormait désormais avec Léna dans la chambre d'amis. Entrer dans leur chambre conjugale était devenu insupportable ; c'était une pièce morte, un caveau où gisaient les souvenirs de leur passion récente, assassinée par des mots trop durs. Armand, lui, occupait le grand lit, seul, dans un silence de cimetière.
Ses méthodes pour l'ignorer étaient d'une froide efficacité. Il ne la regardait plus. Vraiment plus. Quand elle entrait dans une pièce, son regard la traversait comme si elle était de verre, pour se poser sur un tableau, sur la télévision, sur n'importe quoi d'autre. Il répondait à ses questions par des monosyllabes – « Oui », « Non », « Peut-être » – d'une voix plate, sans intonation. Il avait cessé de lui demander comment s'était passée sa journée, s'il pouvait l'aider, si elle avait besoin de quoi que ce soit. Elle était devenue un meuble, une présence fantomatique dont il feignait de ne pas percevoir l'existence.
Le pire, c'étaient les moments de trahison. Parfois, absorbé par un jeu avec Léna, il se perdait. Un vrai rire lui échappait, et son regard, par réflexe, cherchait celui de Chloé pour partager ce moment de complicité parentale. Il lui arrivait même de lancer une blague, un sourire encore accroché aux lèvres. Mais dès que son regard rencontrait le sien, on voyait le mur se redresser dans ses yeux. La lumière s'éteignait, son visage se recomposait en un masque neutre, et il se détournait. Ces brefs instants de normalité volée étaient pour Chloé des petites tortures. Ils lui rappelaient ce qu'ils avaient été, et la violence du contraste avec leur présent la blessait profondément.
Certaines nuits, Chloé était réveillée par une sensation d'être observée. Elle ouvrait les yeux et distinguait dans l'embrasure de la porte la silhouette massive et sombre d'Armand. Il se tenait là, immobile, à les regarder dormir, elle et leur fille. Que cherchait-il ? Du réconfort ? De la colère ? De la tristesse ? Elle n'osait pas bouger, feignant le sommeil jusqu'à ce qu'il s'en aille, la laissant avec un sentiment d'étrangeté et de malaise.
D'autres nuits, il venait se coucher à côté d'elle dans le lit étroit de la chambre d'amis. Il ne la touchait pas. Il se tournait de l'autre côté, et le matin, ils se levaient sans un mot, chacun vaquant à ses occupations comme deux colocataires polis mais distants.
Les repas étaient devenus une épreuve. Ils se tenaient à table, le silence n'étant rompu que par les babillages de Léna. Le bruit des couverts sur la vaisselle semblait assourdissant. Ils mangeaient vite, comme pressés de fuir cette table qui avait été, peu de temps auparavant, un lieu de rires et de regards échangés.
Et l'intimité avait été la première victime de cette guerre froide. On aurait pu compter sur les doigts d'une main le nombre de fois où ils avaient fait l'amour depuis la dispute. Ce n'était pas par manque de désir – le corps a ses propres souvenirs –, mais parce qu'Armand l'évitait activement. Il se couchait après elle, se levait avant elle, trouvait toujours une raison de ne pas être disponible. Quand elle a décidé de dormir dans la chambre d'amis ça été un ouf de soulagement pour Armand car il n'en pouvait plus de dormir près de sa source et ne pas en boire les eaux.
Faire l'amour aurait été une reddition, une trêve qu'il n'était pas prêt à accorder. Il préférait laisser le désir et la frustration s'accumuler, pensant peut-être que cela la ferait céder, sans comprendre qu'il ne faisait que creuser un peu plus le fossé de leur incompréhension.
La semaine où elle devait normalement prendre le bus pour Douala passa, et Chloé resta à Yaoundé. Elle n’envoya pas de message, ne trouva aucune excuse. Elle laissa simplement le silence s’installer, plus lourd que d’habitude. Elle était épuisée. Épuisée par le froid, par l’indifférence, par cette guerre sourde qui lui rongeait le cœur.
De son côté, Armand, après avoir attendu en vain samedi, puis dimanche, sentit monter en lui un mélange d’inquiétude et d’irritation. Le lundi soir, n’y tenant plus, il composa son numéro. La sonnerie retentit, longue, avant que la ligne ne se décroche.
« Allo ? » La voix de Chloé était plate, sans émotion.
« Vous n’avez pas voyagé, » constata-t-il, évitant soigneusement de dire « tu ».
« Non. »
Le silence se fit, chargé de tension. « Je peux savoir pourquoi ? » demanda-t-il, la voix un peu plus tendue.
Chloé prit une profonde inspiration. La fatigue, accumulée pendant des semaines, prit le dessus sur la prudence.
« Je suis fatiguée, Armand. Fatiguée de cette… atmosphère. Fatiguée de venir dans une maison où je me sens invisible. Où mon propre mari me boude comme un enfant. Je ne peux plus. »
« Ah, c’est ça ? Donc c’est de ma faute ? C’est moi qui crée cette atmosphère ? Tu ne penses pas que c’est toi, avec tes peurs et tes refus, qui veux que cette situation perdure ? Tu es bien comfortable à Yaoundé, dans ton petit confort, sans avoir à vraiment faire face à la réalité ! »
« La réalité ? La réalité c’est que tu me punis ! » rétorqua-t-elle, la voix qui commençait à trembler. « Tu me punis de ne pas aller à ton rythme ! Tu ne vois pas que tu es en train de tout détruire avec ton entêtement ! »
« Mon entêtement ? C’est toi qui… »
Chloé ne l’entendit pas finir sa phrase. Le ton montait, les vieilles blessures se rouvraient, et elle sentit la nausée l’envahir. Elle n’avait pas la force de revivre ça. Pas maintenant. Avant qu’il n’achève sa phrase, elle raccrocha, net.
Bip bip bip…
Le son sec de la ligne coupée stupéfia Armand. Il resta un instant interdit, le téléphone collé à l’oreille, incapable de croire qu’elle avait osé. La fureur se mêla à un sentiment de panique. Elle lui échappait. Vraiment.
Il rappela. Une fois. La ligne sonna dans le vide. Deux fois. Même chose. À la troisième, elle décrocha, sans un mot.
« Tu as raccroché ? » demanda-t-il, la voix sourde de colère.
« Oui, » admit-elle, d’une petite voix, mais sans se démonter.
« Pourquoi ? »
« Parce que je n’avais pas envie de t’entendre me gronder une fois de plus. J’en ai assez. »
De l’autre côté de la ligne, Armand se tut. On l’entendit inspirer profondément, puis expirer longuement, un souffle rageur qui siffla dans le combiné. Il rassembla son autorité, celle qui faisait trembler ses subalternes au bureau. Quand il reprit la parole, sa voix était devenue dangereusement calme, mais tranchante comme une lame.
« Écoute-moi bien, Chloé. Que ce soit la dernière fois que tu raccroches au nez quand je te parle. La dernière fois. Est-ce que je me suis bien fait comprendre ? »
C’était plus une menace qu’une question. Le respect qu’il exigeait était palpable.
Il y eut un silence à l’autre bout du fil. Puis une petite voix, brisée, répondit : « Oui. »
Satisfait, mais la rage toujours au ventre, il conclut, d’un ton qui se voulait définitif et contrôlé : « Bien. Je ne vais pas te retenir plus longtemps. Passez une bonne nuit. »
Il raccrocha à son tour, laissant Chloé seule, tremblante, avec l’écho de ses paroles autoritaires qui résonnaient dans le silence de son appartement. Il venait de rétabli son autorité.