Nouvelle 1 : Confidences écarlates (Première partie)

Ecrit par dotou

A la vie qui déferle en moi, 

Aux vivaces souvenirs qui me rattachent,

Aux indélébiles réminiscences qui me détachent,

A la folle nostalgie qui me désarme,

A tout ce qui a été, qui est et qui… sera,

Mon âme s’époumone « Oui, j’ai aimé ».


 

Te souviens-tu, ma chère sœur et amie ? Te souviens-tu, Kathy ? Tout avait commencé comme dans un rêve, un conte de fée. Nous étions toutes deux des collégiennes et prêtes à croquer la vie à pleines dents. Toutes les deux, nous étions inséparables. Malgré le temps et la distance, notre affection l’une pour l’autre ne s’est jamais émoussée. S’il est vrai que la réalité de la vie conjugale, les enfants à éduquer, la vie professionnelle à bâtir nous ont physiquement éloignées, je n’ai jamais cessé de te porter dans mon cœur ; toi l’amie, la sœur, la compagne de ma jeunesse, la confidente à qui j’ai toujours livré les plus profonds secrets de mon âme.

 

Te rappelles-tu que nous avons rencontré le même jour ceux à qui nous avons lié nos destins de femmes ? Quinze ans déjà ! La moitié de notre vie. Aujourd’hui à trente-deux ans, je me retrouve à la case départ, comme toi, quelques années plus tôt. Aurait-on dû faire d’autres choix ? Ce n’était pas les soupirants qui manquaient. Mais toi et moi, semblables à bien d’égard, sommes des femmes d’un seul amour. Je n’ai voulu que de Rashid comme toi tu n’as voulu que de Landry. Toutes les deux, nous étions fières de nos amoureux, amis eux aussi depuis la maternelle. Inséparables tous les quatre, nous voguions vers un avenir radieux.

 

Si Rashid, lui a très tôt arrêté ses études pour se lancer dans la vie professionnelle, nous, nous avions au contraire usé nos semelles sur les sentiers de l’université. Aussitôt après l’obtention de nos diplômes de fin de formation, Landry et toi aviez convolé en justes noces. Ah ! Je me souviens comme si c’était hier. Un mariage digne d’une princesse. La plus belle mariée de la saison. Venant de familles aussi aisées l’une que l’autre, vos parents respectifs n’avaient pas lésiné sur les moyens. Tu pouvais prétendre à une vie de rêve auprès de l’être aimé.

 

Mais au bout de cinq années de mariage, que de désillusions tu as endurées ! L’infidélité de Landry, dont il ne se cachait d’ailleurs pas, a sapé votre amour. Vous avez eu deux adorables garçons qui auraient fait la fierté de n’importe quel homme. Mais cela ne l’a nullement empêché d’en avoir d’illégitimes. Tu as pardonné la première fois et je me rappelle son hébétude lorsque tu as envoyé une demande de divorce quand tu as appris qu’il a récidivé, et cela avec une autre femme. Je me rappelle ton désarroi. Mais aujourd’hui, je loue ton courage pour avoir vite compris que tu ne pouvais plus attendre grande chose d’un homme devenu coureur de jupons invétéré. Je l’ai rencontré il y quelque temps et il m’a avoué, avec une évidente émotion, que tu étais la meilleure chose qui lui ne soit jamais arrivée. Il dit n’avoir couru que derrière des chimères alors qu’il avait à ses côtés un joyau qui aurait pu illuminer toute son existence.

 

Maintenant, tu as refait ta vie, avec un autre auprès de qui tu me jures être heureuse. Et je te crois, ma chère sœur. En témoigne ton air radieux lorsque vous venez chaque année en vacances d’Australie où ton mari tient un poste diplomatique et où toi tu exerces ton métier d’interprète. Déjà tous deux parents lors d’un précédent mariage, vous n’avez pas souhaité en avoir d’autre. Entre les trois enfants de ton mari et les tiens tu te sens heureuse et je le suis aussi pour toi.

 

Quant à moi, mon union avec Rashid n’a pas été acceptée aussi aisément par nos deux familles. La différence de coutume et de religion en était la base. Difficilement, ses parents m’acceptèrent, moi la « guén’féri »[1]. Malgré le fait que j’aie embrassé la religion musulmane, je n’ai jamais été totalement acceptée par les siens. Nous nous sommes tous les deux entêtés, nous étions sûrs de nos sentiments. Lorsque je tombai enceinte de notre premier enfant, ses parents ont dû se résigner. Mais aujourd’hui, je me rends compte que tout cela n’était que façade. Mon beau-père, juste après la dot, ne m’a jamais caché qu’il ne me portait pas dans son cœur. Il a prétexté une divergence avec son fils pour me renier à la face du monde. Il a d’ailleurs proclamé haut et fort qu’il ne m’a jamais acceptée pour belle-fille. Ma belle-mère quant à elle, plus sournoise, plus mesquine, n’a craché son venin que lorsque j’ai eu maintenant le courage de quitter son fils.

 

Ma sœur, te rappelles-tu que je te racontais les déboires de mon couple ? Mais depuis quelques années, je n’en ai plus eu le courage tant ma vie est devenue sordide. Aujourd’hui encore, je me demande comment elle a pu virer à ce cauchemar horrible, terrible. Au fil des années, je me suis amputée de cette force de caractère que tu m’avais toujours enviée. J’ai toujours été une frondeuse. L’injustice me révulsait jusqu’au plus profond de mon être. Téméraire, j’ai toujours été celle qui défendait la cause des autres. Chaque année, j’étais infailliblement élue parmi les délégués d’élèves. Je ne comprends pas alors comment j’ai pu devenir aussi amorphe, aussi inerte, victime volontaire, consentante ou non du drame qui a failli ravager ma vie. Il est vrai que pour des raisons qui nous échappent, des situations nous poussent à perdre l’esprit de combativité.

 

Des larmes franchissent la barrière de mes paupières et je sens en moi une révolte. Un peu tardive ? Je ne saurais le dire. Mais aujourd’hui, une colère froide, une détermination farouche m’animent. Je veux crier haut et fort, et sur tous les toits « Plus jamais ça ! ». Oui, plus jamais, je ne me laisserai avilie, humiliée, reléguée comme un tas d’immondices aux confins de la dignité.

 

Comme une bombe qui éclate dans un ciel azur, la nouvelle est tombée. Comme une traînée de poudre, nos amis et connaissances se sont relayé l’information. Par-delà les frontières, les océans, toi-même, chère sœur, tu as appris ce que moi-même j’imaginais jusqu’à présent comme inconcevable. Oui, j’ai vraiment quitté Rashid. Ce ne sont pas des rumeurs. C’est une éclatante vérité, aussi ignée que la brûlure du soleil sur la peau.

J’ai osé l’impensable. C’était cela ou perdre le peu de dignité qui faisait encore de moi un être doté de raison, de sentiments, de chair et de sang. Mon salut était dans cette fuite en avant. Mon âme était en lambeaux. Ce jour-là, je ne pensais qu’à sauver ma peau et celle de mes enfants. Deux merveilleuses petites filles. Nikè ton homonyme (ton second prénom) a si vite grandi. Malgré ses huit ans, on lui en donne facilement douze. Je m’étonne souvent qu’une telle beauté fusse ma fille. Elle est le prolongement de mon âme. Le premier-né, la vigueur de toute une jeunesse. L’incarnation d’un amour qu’on croit éternel, inaltérable. Mais peut-être que l’amour l’est-il vraiment ! En effet, par-delà l’espace et le temps, un enfant sera toujours le symbole de ce qui a, un instant, une durée plus ou moins longue ou encore toute une vie, uni ses parents.

 

Je m’émerveille des qualités que mon aînée développe déjà. Elle s’est constituée en ma protectrice depuis ma séparation avec leur père. Un peu comme si les rôles s’étaient inversés. Me voit-elle un peu soucieuse que déjà elle m’enlace, me calme et parfois même me berce. Véritable aînée, je peux compter sur elle pour s’occuper de sa sœur Bola. Celle-ci est toujours espiègle, enjouée, sautant et taquinant tout le monde. Une véritable gazelle au teint d’ébène. Cinq ans seulement et déjà un tempérament bien trempé. Elle est dotée d’une rapidité de réflexion, d’un esprit de réparti qui me laisse souvent pantoise. Elle est si attachante. Ses grands yeux noirs et veloutés vous donnent l’impression de vous perdre dans un océan de tendresse. Terribles aussi sont ses coups de colères mais qui jamais ne durent. Je ne remercierai jamais assez le seigneur de m’avoir fait le don d’être leur mère, tant elles me comblent. Enfin, mon tout dernier qui verra bientôt le jour. Dans quelques semaines à peine. Je sais que c’est une nouvelle qui va tour à tour t’inquiéter et te réjouir. Oui, je suis enceinte. Avec les progrès de la médecine, l’échographie m’a révélée que je porte en moi un garçon. J’en ai toujours désiré et j’ai été exaucée par Dieu dans son infinie miséricorde.

 

Je sais que tu te demandes comment je pourrai m’en sortir avec trois enfants, sans travail, sans ressources. Mais le Seigneur est Providence. Par ailleurs ma chère Kathy, je chercherai du travail aussitôt après la délivrance. Mes différentes formations ainsi que mes expériences professionnelles me seront des atouts considérables. Et je remercie une fois encore le Seigneur.

 

Je ne suis pas déprimée, déboussolée comme tu pourrais le penser. Mes parents sont formidables. Tel l’enfant prodige, ils m’ont accueillie à bras ouverts. J’ai leur inconditionnel soutien dans cette épreuve qui est la mienne. Peut-être que sans eux, j’aurais effectivement sombré dans la déprime. Mais avec leur assistance conjuguée à celle de Dieu, ma mémoire occulte peu à peu les terreurs, les maltraitances dans lesquelles je n’ai été que trop longtemps agglutinée.

 

Oui, mon amie, je reprends peu à peu goût à la vie. Les filles aussi raffolent de leurs grands-parents, les taquinent sans cesse. Dans un environnement plus sécurisé, plus stable, elles galopent, tels des poulains épris de liberté. Souvent je me surprends à sourire en regardant mes parents qui eux aussi sont devenus vraiment gâteux. On dirait qu’une fois devenus aïeuls, on développe une certaine indulgence qu’on n’avait pas eue avec ses propres enfants.

 

Mais, longue a été la traversée du désert. Pénible a été la prise de conscience. Quand on n’y prend pas garde, on ne peut pas exactement définir le début du calvaire. La violence conjugale est demeurée durant trop longtemps un sujet tabou. Les femmes battues, humiliées, avilies n’ont pas toujours le courage de s’avouer, encore moins à autrui, que leur mari est un tortionnaire. Elles en éprouvent une honte injustifiée, une peur de s’entendre dire qu’elles l’ont bien mérité ou pire que si elles avaient été dociles, le mari ne se serait pas laissé emporter. Entraînées dans la spirale, elles en arrivent même à penser, si elles n’en prennent pas conscience, que la « punition » était justifiée et que tout était de leur faute. Moi aussi, je n’en ai pris conscience qu’à partir du moment où j’ai senti que ma vie était réellement en danger et que Rashid ne changerait jamais. En effet, on alterne entre terreur et espoir. On pense à des lendemains meilleurs. C’est une fatale erreur car on dirait que ces bourreaux que deviennent certains conjoints, prennent un malin plaisir à tester votre résistance. Ils en ajoutent un peu plus chaque jour, poussent le bouchon chaque fois un peu plus loin.

 

On se dit au début que ce n’est qu’une crise passagère, qu’à force de tendresse et d’attentions, il redeviendra le prince charmant à qui vous avez, parfois contre vents et marées, uni votre destinée. Un geste d’attention, une parole affective, et l’espoir renaît aussi vivace que l’amour que vous lui portez. Ceci est d’autant plus vrai lorsque la violence est morale ou psychique. Plus subtile, elle détruit aussi sûrement que les coups qui vous tombent dessus.

 

Le mari tortionnaire n’est pas seulement celui qui bât sa femme jusqu’au sang, ou qui la laisse sur le carrelage, baignant dans son sang avec des côtes fêlées. Ce n’est pas aussi seulement celui qui te met un couteau sous la gorge, ou te menace avec un coupe-coupe en te promettant de te charcuter la prochaine fois. Ou encore celui qui te tabasse jusqu’à ce que tu en perdes connaissance.

 

Que penser en effet du conjoint qui cherche à contrôler, à diriger chacun de tes actes ? A vouloir à tout prix percer même tes pensées, à sonder chacun de tes actes, à les interpréter ? Vouloir saper ton moral, te dévaloriser sans cesse à tes propres yeux, te répéter sans cesse que sans lui tu n’es rien ? Que dire du mari qui te manque de respect en public, qui téléphone à ta banque pour avoir ton solde bancaire, qui filtre tes appels téléphoniques, qui t’isole de tes amis et de tes parents ? Que croire d’un homme qui critique ta manière de t’habiller ou de te maquiller ? Que pourrais-tu ressentir lorsqu’il traduit autrement un innocent geste d’amitié, un sourire, un rire, une bonne humeur ? Que penser de l’être qui dit t’aimer lorsqu’il te fait suivre quand tu sors, qui ne te laisse pas faire le moindre mouvement, qui peut apparaître chez ton coiffeur une dizaine de fois en l’intervalle de deux heures ? La liste est longue ma sœur !

 

Que ce soit physique ou morale, un homme qui se livre à ces pratiques est un tortionnaire, un bourreau qui pense avoir un droit de veto sur ton existence.

Ces cas de violence, physiques, morales, psychologiques, je les ai connus. Je les ai endurés jusqu’à devenir pareille à une bête traquée par un chasseur dans une clairière où il n’y a aucun sous-bois pour se réfugier. J’ai bu la coupe jusqu’à la lie. Il m’a fallu une bonne dose de courage pour risquer rompre avec ce cercle vicieux qui alterne avec passion, tendresse, violence, soupçons, coups et blessures, insultes, mépris et menaces. Les coups pleuvent sur toi et quelques minutes plus tard, tu es l’être le plus adulé à qui on jure amour éternel, passion renouvelée. Oui, ma vie conjugale avec Rashid n’a été qu’une succession infernale de tout cela.

Je me rappelle comme si c’était hier de la première fois qu’il a porté les mains sur moi. Je portais une grossesse de cinq semaines, celle de Bola et on ne vivait ensemble que depuis six mois seulement. Il m’a frappée pour un motif aberrant alors que je revenais de l’hôpital où j’ai passé cinq jours. Nous étions encore dans notre premier appartement de deux pièces et je peux franchement t’avouer qu’il y régnait une des chaleurs les plus atroces. Je souffrais de bouffées de chaleur comme au début de toute grossesse. Tu sais combien elles sont pénibles et suffocantes. Mon erreur a été de tirer le rideau de la porte d’entrée pour laisser passer un peu d’air frais. Monsieur a estimé que je livrais son intimité aux regards des autres locataires.

- Mais j’étouffe, lui ai-je dit.

- C’est ton problème, me répondit-il en remettant le rideau en place.

- La chaleur est insupportable Rashid, contrai-je.

 

Mais à peine me jetât-il un regard. Dès qu’il partit prendre sa douche, je soulevai cette fois le rideau à moitié, dégageant la partie inférieure, protégeant ainsi la pièce de tout regard indiscret. Mal m’en prit, car à son retour, il se mit à me rouer de coups. Nikè qui en ce temps était à peine âgée de deux ans et demi se jeta contre son père et le mordit violemment. Aussitôt il me relâcha et considéra la petite d’un air furieux. Un instant, je crus qu’il allait lui porter main aussi. Mais il ne le fit pas et sortit de la pièce. Quelques minutes plus tard, j’entendis le moteur de sa voiture vrombir. Je ne le revis que le soir.

Ce soir-là, il dédaigna le dîner que j’ai apprêté. Jeune et naïve, cette attitude me fit énormément de peine. La situation resta tendue quelques jours. Il me tournait inlassablement le dos au lit et m’adressait à peine la parole. Finalement, n’y tenant plus, je lui présentai des excuses. C’était la première erreur de ma part. En effet, quand on commence à pardonner, il y a toute une avalanche d’erreurs, de fautes qui tombent et il ne vous reste qu’à pardonner encore, toujours.

 

Je me rends compte aujourd’hui que c’est depuis cette première fois que j’aurais dû me révolter, taper du poing sur la table, alerter mes parents. Naïvement, j’ai cru que j’étais en tort et avais provoqué sa colère. Le soir où je lui présentai mes excuses, il fit enfin honneur au repas. Une légère humeur, quoiqu’un peu tendue s’était installée entre nous. Ce n’est qu’une fois couchés tous les deux, je le sentis se détendre enfin. A mon tour, mes muscles se relâchèrent et je glissais lentement dans le sommeil lorsque je sentis ma couverture arrachée avec violence. L’instant d’après ses mains avides exploraient mon corps. Fébrilement, passionnément. Mais je sentais en lui une violence sous-jacente. Un peu comme s’il me marquait de son sceau. J’avoue que cette nuit-là, je subis plus l’étreinte car il me dominait de toute sa force.

- Tu m’appartiens, tu es à moi, psalmodiait-il. Est-ce que tu le sais ?

Comme je ne répondais pas, il me tira violemment la tête vers l’arrière, plongea son regard dans le mien et m’ordonna de lui répondre.

- Oui, je le sais. Je t’appartiens, répondis-je le cœur soulevé par un hoquet.

- Promets-moi de ne plus me contrarier, de ne plus me tenir tête.

- Je te promets, murmurai-je presque au bord des larmes.

- Je t’aime, tu sais !

Mes réponses l’ayant satisfait, il devint plus tendre. Finalement, je me détendis et au petit matin, je me réveillai dans ses bras.



[1] Nom péjoratif donnée à une personne convertie à la religion musulmane. Elle est considérée comme n’étant pas de pure souche musulmane.

LES BLESSURES DE L'A...