Où suis-je ?

Ecrit par Dja

Joël et Ami 12 : Où suis-je ?

Abou était assis dans le salon de son père. Il était en train de lire le message qu’un inconnu venait de lui envoyer :
« Votre future épouse est enceinte ! »

Abou ne comprenait pas. D’où provenait ce message ? Qui le lui avait envoyé ? Il ne connaissait pas ce numéro et se demandait si en fait, la personne ne s’était pas trompée de destinataire.

Alors qu’il s’apprêtait à indiquer l’erreur à l’expéditeur, il reçut un autre message :
« Je sais qui vous êtes, Monsieur Aboubacar Diop. Je suis désolé de vous apprendre que Mlle Aminata Traoré n’est plus vierge. Elle est enceinte de plusieurs semaines maintenant. »

Aboubacar n’en croyait pas ses yeux. Il avait lu et relu le dernier message, sans plus savoir quoi penser. Il n’arrivait plus à réfléchir. Haaa ! Quand il pensait aux airs de sainte Nitouche de cette fille, il avait envie de tout détruire dans le salon. Et son père qui n’arrêtait pas de faire ses éloges. Une sale traînée oui !

Sous ses grands airs de rebelle, elle cachait bien son jeu. Et dire qu’il avait failli l'épouser le mois dernier. Heureusement, la santé de son père avait fait reculer la date. Sinon, il ne savait pas comment il aurait fait pour laver sa famille de la honte.

Mais, elle n’allait pas s’en tirer comme ça. Elle avait des comptes à lui rendre. Il allait de ce pas rendre visite à cette « Marie-couche-toi-là ». Elle lui dirait en face comment elle avait réussi à se faire engrosser. Et par qui ! Elle était sa fiancée tout de même ! Et déjà, tout le monde l’appelait Madame Diop. Comment allait-il sortir de cette honte ? Sans oublier l’argent que son père devait au sien. Comment ferait-il s’il ne pouvait rembourser maintenant ? Pas qu’il ne le pourrait pas. Ce n’était pas l’argent qui lui manquait. Mais, il n’avait pas la somme nécessaire pour entériner cette dette maintenant.

Le sang lui montait à la tête.

Il allait devenir fou s’il continuait à réfléchir ainsi. Il devait aller parler à son meilleur ami. Ibrahima lui était souvent de bons conseils. Les deux jeunes hommes avaient grandi ensemble. Ils s’aimaient comme des frères et quand ils étaient plus jeunes, il était peu probable d’en voir l’un sans l’autre. Il lui passa un appel bref et tomba sur sa messagerie :


« J’ai un gros souci là bro ! Je passe tout à l’heure. Si tu es à la maison ne sors pas ! C’est urgent. »

Puis, il sorti en trombe de la maison sans voir l’employé qui arrivait en face avec un seau d’eau à la main. Il le bouscula au passage et énervé se mit à lui crier dessus :
« _ Non mais, tu pourrais faire attention tout de même !
_ Pardon patron (répondit le pauvre homme tout confus). Je ne vous ai pas vu arriver. Je suis désolé.
_ Tu es désolé !? A cause de toi, je vais devoir aller me changer.
_ Vraiment pardon patron !
_ Hum ! »

Encore plus énervé, Abou se dirigea vers sa chambre. Brahim lui avait répondu qu’il l’attendait. Il remplaça les vêtements mouillés par un t-shirt blanc griffé d’un homme à cheval, un short de la même marque et des baskets de couleur noire.

Ce temps lui permit de reprendre un tout petit peu ses esprits et, quand il eut fini, il plaça sur son nez des lunettes de soleil noires également. Puis, il sorti pour se rendre chez Brahim.

Repassant par le salon, il trouva le domestique en train d’éponger le reste de l’eau qu’il y avait encore sur le sol. Honteux et très embarrassé, il se baissa à sa hauteur :


« _ Je suis désolée Ousmane ! Je ne sais pas ce qui m’a pris tout à l’heure. Je n’aurais pas dû te parler comme je l’ai fait.
_ Ce n’est pas grave patron ! Ce n’est pas grave !
_ Si, ça l’est Ouss ! Tu es mon aîné et je te dois du respect. J’étais en colère et je t’ai offensé. Je suis désolé ! »

Abou était réellement désolé. Ousmane était l’un des rares domestiques qui étaient restés au service de son père malgré le nombre des années passées. Ousmane l’avait vu grandir. Il était arrivé à leur service alors qu’Abou avait cinq ans. Ouss avait parfois pansé ses blessures. Il lui avait aussi tiré les oreilles lorsqu’il avait mal agi.

Abou était vraiment gêné de ce qu’il avait fait. Il n’aurait jamais eu cet écart si l’histoire de cette fille ne l’avait pas autant dérangé.

Mais, d’ailleurs, pourquoi cela le dérangeait-il autant ? Ils n’étaient pas encore mariés. Donc…

Ousmane avait terminé de nettoyer le sol et s’était rendu derrière la maison. Il avait été secoué par les remords de celui qu’il appelait autrefois « Petit patron ». Désormais, il était « Patron tout court ». Il était rentré des USA et c’est lui qui allait seconder son père à la maison. Monsieur Mbaye le lui avait dit et il venait de s’apercevoir que Petit Abou n’était plus petit.

Pourtant, il était touché par la note d'humilité qui'il venait de lui témoigner. Jamais personne chez les grands patrons ne s’était excusé comme cela. Son petit patron venait d’ensoleiller sa journée.

Toujours à ses occupations, il se mit à ressasser le passé. Quand la mère d’Abou était décédée, c’est lui qui avait réussi à le consoler. Joël était allé se réfugier dans un arbre et parlait au ciel. On lui avait souvent dit que c’était là bas que se rendaient les morts. Ouss l’y avait rejoint et ensemble, ils avaient devisé sur l’existence de cette femme qui avait toujours été douce et bienveillante pour ses enfants. Après sa disparition, Mbaye ne s’était jamais remarié. Il craignait qu’en emmenant une autre femme à la maison, elle ne se montre méchante envers Abou et Khady sa fille, plus âgée de trois ans. Cette dernière en grandissant, était devenue une belle femme.

Khady n’avait pas voulu aller à l’étranger pour ses études et avait ouvert une petite chaîne de restaurants au pays. Elle avait toujours aimé faire la cuisine et dès sa plus tendre enfance, elle regardait à la télévision les chaînes de cuisine et dévorait pour ainsi dire, tous les livres de recettes qui passaient sous ses mains.

Au décès de leur mère, elle avait pris Abou sous son aile, et à onze ans, s’était occupée de lui plus qu’une sœur n'aurait dû le faire. Et elle y avait réussi, car elle lui avait donné suffisamment de tendresse et d’amour pour que l’absence maternelle soit moins pesante et cruelle pour lui. Elle avait été forte pour eux deux, même lorsque son père avait voulu épouser une autre femme. Il avait alors pensé qu’ils avaient besoin d’une présence féminine à la maison et qu’il serait mieux d’avoir une femme qui avait déjà été mariée. Cette femme avait trois garçons du même âge qu’Abou et Khady.

Pendant les premiers temps de leur ménage, Mariam montrait qu’elle aimait les enfants et qu’Oumar pouvait lui faire confiance. Mais, en son absence, elle était différente. Une fois, Oumar avait dû s’absenter pour des raisons professionnelles. Elle avait alors été si cruelle que Khady avait failli en perdre la vie. Mariam l’avait si fortement battue pour une faute qu’elle n’avait pas commise que Mbaye en rentrant du travail la jeta à la porte avec ses enfants. Au bout d’un an, il avait alors compris que très souvent, alors qu’il pensait avoir épousé une femme bonne comme l’avait été la mère des orphelins, Mariam les privait souvent de nourriture, quand elle ne réduisait pas les portions auxquelles ils avaient droit. Elle n’avait jamais osé lever la main sur eux, jusqu’à ce jour où Khady avait pris le parti de son frère contre les trois enfants de Mariam. Ils l’accusaient d’avoir mangé un morceau de pain resté sur la table. Cela était vrai, car Mariam les avait une fois encore privés de repas, sous le prétexte qu’ils n’avaient pas terminé leurs corvées.en effet, très souvent
, lorsque Mbaye rentrait, elle les avait longtemps déjà envoyés dans leurs chambres où ils s’endormaient le ventre vide.


Mais, un matin Abou s’était réveillé si affamé qu’il n’avait pas pu s’empêcher de se servir dans les assiettes posées sur la table. Il savait que les plats étaient pour les autres, mais, il avait si faim que son ventre réclamait jusqu’à le faire se tordre de douleur. Depuis l’arrivée de leur marâtre, il avait tellement maigri que ses vêtements paraissaient trop grands pour lui. A cette époque, leur père était souvent en voyage et ne rentrait qu’en fin de semaine. Il n’était pas encore le grand agriculteur négociant qu’il était devenu et il lui fallait faire le tour du pays pour rencontrer d’autres cultivateurs et se faire des clients.


Le jour où Khady avait été frappée, il était rentré plus tôt que prévu, car il venait de signer un contrat avec le père d’Aminata et ce dernier venait de faire de lui un associé. Il était rentré pour l’annoncer à sa famille et, surpris de ne trouver personne dans la cour, il était allé directement dans les chambres et avait trouvé sa fille en larmes, se tenant la tête et vomissant dans un seau, son petit frère à ses pieds, en larmes lui aussi.

Son cœur avait failli exploser quand il avait su ce qu’il s’était passé. Et, ni une, ni deux, il avait mis Mariam et ses fils à la porte. Depuis, il avait décidé que plus jamais aucune femme ne viendrait faire du mal à ses enfants. Il avait alors appelé une des sœurs de leur mère, veuve elle aussi et qui n’avait jamais eu d’enfant.

Yaye Coumba avait été la douceur et la patience personnifiées. Les enfants avaient à ses côtés réussi à trouver la chaleur maternelle qui leur avait tant manquée depuis le décès de leur mère. Elle non plus ne s’était jamais remariée. Elle ne voulait pas, car la honte de ne pouvoir donner un enfant à son mari la tuerait. Et surtout, elle avait peur d’être répudiée. Donc, elle avait toujours été là pour Khady et son frère. C’était elle qui avait régi la maison et aidé Mbaye à s’occuper des affaires de la famille. Quand sa nièce avait ouvert son premier restaurant, elle avait été employée en cuisine. Depuis, elle était chef et avait également été en formation. Ce qui lui avait permis de se perfectionner et d’aider sa nièce à évoluer dans son entreprise.

Revenant au présent, Ousmane regarda le ciel.  Abou se rendait chez son ami, le temps était maussade. Dans l’air, le vent apportait une odeur de pluie qui ne tarderait pas à tomber. Abou qui ne voulait pas aller se changer à nouveau fit un tour dans la cuisine et y trouva sa tante qui cherchait quelque chose dans le réfrigérateur.

Leur maison n’était pas aussi grande que celle d’Oumar, car Mbaye aimait la simplicité. Il disait toujours qu’il n’avait pas besoin de beaucoup d’espace pour vivre. Néanmoins, il avait fait construire des dépendances pour ses enfants. Par ailleurs, il tenait à ce qu’ils se retrouvent en fin de semaine pour partager le repas que Yaye Coumba prenait plaisir à confectionner. Toutes ces années auprès d’eux, elle avait nourri en secret le souhait que Mbaye la demande en mariage. Mais, ce dernier, chérissant le souvenir de sa défunte femme semblait ne pas vouloir se décider. Il la respectait et l’aimait tendrement. Les enfants connaissaient les desseins de leur tante. Ils espéraient eux aussi que leur père fasse d’elle leur deuxième mère, même si elle l’était déjà dans leur cœur.

En effet, ils n’avaient pour ainsi dire plus aucun souvenir de leur mère biologique. Les années passées avaient aidé à faire le deuil et, la présence de leur tante les avait pansé la blessure créée par le vide en se raccrochant à l’amour de Coumba.

Elle était donc dans la cuisine, et monologuait. Si elle avait su que son neveu l’écouterasit, elle aurait sûrement pensé moins fort :


« Hum ! Je suis fatiguée hein ! Et ces enfants qui vont bientôt m’abandonner. Comment je vais faire moi, toute seule ici avec leur père qui ne se décide toujours pas ? Ha Mbaye, toutes ces années et tu refuses de changer d’avis ! Hum ! Moi, en tous cas, je suis fatiguée. Dès que les enfants partent, je retourne au village. »

Le « hum-hum » d’Abou la fit se retourner si vite qu’elle manqua tomber à la renverse.

Àq
« _ Abou, qu’est-ce que tu fais là ? Je te croyais sorti ?
_ Je suis là Yaye ! Tu vas bien ? (il s’était rapproché d’elle pour la soutenir et l’empêcher de tomber)
_ Oui, ça va ! Mais, tu es là depuis combien de temps ?
_ Hum !
_ Oh, non ! Tu ne m’as pas entendue j’espère ?
_ Et si je te dis non ?
_ Je dirais que tu mens.
_ Alors, je t’ai entendue marmonner.
_ Hum ! Mon chéri, pardonne moi ! N’écoute pas les élucubrations d’une femme qui vieillit.
_ Hum ! Yaye, tu sais bien que je ne me fâcherais pas. Et, ma sœur et moi savons depuis longtemps que tu espères que papa t’épouse.
_ Abou ! (elle avait presque crié son nom. Elle se dégagea de son étreinte et regarda derrière lui pour se rassurer que personne d’autre n’était présent).
_ Je ne dis que la vérité, et…
_ Tais-toi mon garçon ! Tu ne sais pas ce que tu dis. Je peux encore te tirer les oreilles, fais attention !
_ Mais Yaye !
_ Il n’ya pas de Yaye qui tienne. Cela ne te regarde pas. Mes histoires de cœur ne te regardent pas. Ni toi, ni ta sœur. Et, ne vous inquiétez pas pour moi, je vais très bien.
_ Mais je t’ai entendu dire que tu veux t’en aller.
_ Ha ! Laisse ça comme ça. Tu sais bien que je parle souvent toute seule et que je dis parfois des bêtises.
_ Hum ! Yaye ! Je t’aime très fort tu sais
_ Je sais, je sais ! (elle le dit en le chassant de la main. Elle sentait monter les larmes et ne voulait pas qu’il la voit pleurer.)
_ Je ne voudrais pas que tu t’en ailles. Même loin d’ici, tu restes notre maman.
_ Ho ! Mais, Abou, tu n’as donc rien à faire dehors ? Sors d’ici ! J’ai à faire ! Allez, dehors, je ne veux plus te voir dans ma cuisine.
_ Je t’aime mama ! »

N’y pouvant plus, Coumba se mit à pleurer. Elle n’avait jamais pleuré devant « ses » enfants. Elle les avait bien élevés et, en mémoire de sa sœur, avait toujours protesté lorsqu’ils l’appellaient maman. Elle avait peur de prendre une place qu’elle pensait ne pas mériter. Et, malgré les demandes incessantes et les supplications, elle les avait toujours incités à l’appeler Yaye Coumba.


Abou la prit dans ses bras et essuya une larme qui furtivement s’était échappé de ses yeux. Il aimait énormément sa tante. Plus jeune que sa sœur au décès de leur mère, il avait effacé son souvenir et c’était Coumba qui avait depuis toujours représenté l’image maternelle à ses yeux.


Ousmane qui passait par là, les trouva enlacés et leur annonça l’arrivée de Mbaye. Il était presque quinze heures et la pluie avait commencé à tomber.


« _ Petit patron, Monsieur est rentré, il te demande.
_ Bien ! J’y vais ! Merci Ous ! (se tournant vers sa tante) Yaye, ça va ?
_ Oui, ça va ! Ne t’inquiète pas pour moi.
_ Ok, si tu le dis. Je vais voir Baye. Ne t’en fais pas, tout va s’arranger.
_ Tout va bien, je te dis. Je vais bien !
_ Ok ! »

Puis, il lui fit une bise sur le front et s’en alla. Il avait décidé d’en toucher quelques mots à son père.

Mbaye était assis au salon, en train de regarder la rediffusion d’un match de football. Abou refusait de regarder son téléphone. Il avait vu s’afficher deux autres messages mais, il craignait que ce ne soit à nouveau ce correspondant mystérieux. Il voulait attendre d’avoir parlé avec son frère Brahim avant de faire ce qu’il avait en tête.

Mbaye concentré sur le match l’invita à prendre place à ses côtés. Il aimait voir son fils comme cela, tout près de lui, et surtout, maintenant qu’il allait bientôt prendre femme. Mbaye s’inquiétait de sa santé, mais il s’inquiétait encore plus de l’avenir de ses enfants qu’il se représentait toujours plus jeunes.

Abou prit place. Il vénérait cet homme qui avait fait de lui celui qu’il était aujourd’hui. Il lui était infiniment reconnaissant, conscient que sans lui, il n’aurait pu aller aussi loin dans la vie. Il voyait certains de ses anciens camarades de classe, qui n’avaient pas pu réaliser leurs rêves et étaient restés au pays. Il y en avait d’autres qui avaient été en faculté ici, mais par manque de moyens financiers, ils avaient dû se diriger vers un autre corps de métier que celui auquel ils se destinaient.


Mbaye avait pour ses enfants fait des mains et des pieds. Il était allé jusqu’à s’endetter pour leur permettre d’avancer dans la vie et de faire ce qu’ils avaient toujours voulu. L’argent qu’il avait emprunté à Oumar aurait pu lui servir pour se faire soigner à cette époque où sa vie ne tenait plus qu’à un fil. Mais, il avait préféré l’utiliser pour qu’Abou et Khady terminent leurs études.




Abou s’était alors promis de rembourser cette dette. Et avec sa sœur, ils avaient déjà presque réuni la totalité de la somme. Dans deux mois, ils auraient tout et alors, il pourrait se marier avec Aminata. C’était ce qui avait été prévu à l’origine, dans le dos de leur père. Abou avait simplement dit à Mbaye qu’il voulait qu’il soit bien rétabli avant le mariage. De plus, il attendait la confirmation d’une embauche avant de s’engager pour la vie. Mais, les messages qu’il venait de recevoir allaient certainement tout remettre en question.

Abou se tourna vers son père, alors que Coumba s’apprêtait à retourner au restaurant. Elle avait terminé ce qu’elle était venu faire à la maison et devait se dépêcher de repartir travailler. Le repas ici était prêt et ses deux hommes n’allaient pas dormir le ventre vide. Elle vint saluer Mbaye et fit un bisou sur le front d’Abou. Ce dernier ferma les yeux et huma les cheveux de sa tante. Il était très sensible aux douces fragrances, et Coumba mettait toujours la même dans ses cheveux. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, ils avaient toujours eu cette odeur de fleur d’oranger mêlée à une pointe de thé vert. Quand il était aux USA, lorsqu’il passait à côté d’un magasin de produits cosmétiques, parfois il y pénétrait seulement pour s’imprégner des odeurs qu’il reconnaissait. Et c’est bien entendu qu’il s’en approvisionnait pour les envoyer à cette femme qui pour lui était plus une mère qu’une tante.

Alors qu’elle leur tournait le dos, Abou la retint par la main :


« _ Attends Yaye, je vais te raccompagner. Il pleut à verse et tu risquerais de tomber malade.
_ Mais non mon chéri. Je vais prendre un taxi. Ne t’embête pas pour moi.
_ Ca ne me dérange pas Yaye. De toute façon, je dois aller retrouver Brahim. Nous avons quelque chose d’important à traiter.
_ Hum ! Vous deux là ! Ok, je t’attends. Je vais en profiter pour finalement aller me changer. Et puis, comme ça, on passera au marché. Il manque quelques petites choses à la cuisine que j’aimerais acheter.
_ Hé, femme ! Qui m’a dit de te proposer ça même ?
_ Voilà hein, fallait pas. Bon, ne durez pas hein. Vos causeries d’hommes là, c’est toujours long.
_ Quoi ? Hé ! On dirait que tu oublie tes discussions d’avec Khady. »

Elle se mit à rire. Mbaye qui n’avait encore rien dit jusque là se tourna vers son fils :
« _ Mon fils, bienvenu dans mon monde. Voici ce que je vis au quotidien avec ces deux femmes.
_ Vraiment Baye, tu souffres !
_ Hum ! Quelle souffrance même ? Il est gâté et bien entretenu par deux gentilles dames.
_ Hum ! Pauvre de moi ! »


Ils rirent de bon cœur et Coumba se retira dans sa chambre.


Comme cette chaleur familiale lui avait tant manqué! 

Abou ne se souvenait pas d’avoir été aussi heureux durant toutes ses années à l’étranger. En voyant comment sa « mère » souriait, il se rendit compte à quel point il l’aimait et combien il était comblé d’avoir une famille aussi bienveillante et soudée.


Depuis toujours, Mbaye avait entretenu avec tous les membres de sa famille une relation fondée sur la confiance et la parole libre. La seule règle était de ne manquer de respect ni aux uns ni aux autres. Même s’il avait toujours été très proche de ses enfants, jamais ceux-ci ne lui avaient opposé un affront. Quand il l’avait jugé nécessaire, quelques coups de chicotte étaient tombés. D’autres fois, c’était Coumba qui s’en était chargé. Malgré tout, les enfants avaient toujours été mis au premier rang et n’eurent été les liens qui les séparaient, un visiteur de passage aurait facilement pu penser que les deux adultes étaient mari et femme.

En la regardant partir, Abou se disait qu’à bientôt quarante cinq ans, sa tante avait sacrifié sa vie pour les élever sa sœur et lui. Il se tourna vers son père :


« _ Baye, je suis là. Tu avais besoin de moi ?
_ Oui, fils, il faut qu’on discute de ton voyage. Hier, nous n’avions pas terminé notre conversation.
_ Oui, c’est vrai. Mais, si tu n’y vois pas d’inconvénient, nous la terminerons un peu plus tard. Je dois aller voir Brahim. C’est très important !
_ Hum ! Vous deux, dès que vous êtes ensemble, vous ne voyez plus le temps passer.
_ Je te promets que je rentrerais tôt.
_ Hum ! De toute façon, je ne travaille pas demain.
_ Ha ! Pourquoi ?
_ Comment ça pourquoi ? J’ai le droit de me reposer aussi non !?
_ Hum ! C’est suspect je dirais. Tu n’es jamais resté à la maison un samedi. Même quand tu es très fatigué.
_ Ha, fils ! Laisse-moi tranquille ! Demain, je ne vais pas travailler. Voilà !
_ Ok, très bien alors. Nous pourrons parler demain ?
_ D’accord ! Mais, quand même, ne rentre pas tard ce soir. Les rues sont parfois dangereuses.
_ Oui Baye. De toute façon, je devrais aller chercher les filles à la fin de leur service. Khady m’a dit que sa voiture est en panne. Donc, je vais faire le chauffeur.
_ Très bien. Tu peux t’en aller à présent.
_ "Kharal" Baye, je voulais te parler de quelque chose avant.
_ Oui, je t’écoute ! »

Abou prit une profonde inspiration. Le sujet qu’il voulait aborder avec son père était très délicat et il voulait bien choisir ses mots.

« _ Baye ! Cela fait des années que "Tanta" Coumba vit avec nous ici.
_ Oui ! Y a-t-il un problème ?
_ Non ! Au contraire. Tu sais que pour nous elle est comme une mère. D’ailleurs, elle l’est en quelque sorte. Je ne me souviens plus de qui était ma vraie mère. Depuis ma plus tendre enfance, c’est Tanta Coumba qui a joué ce rôle.
_ Je sais tout cela. Où veux-tu en venir ?
_ Avant de te le dire, sache que je ne voudrais pas que tu penses que je cherche à m’immiscer dans votre vie. Seulement, je voudrais votre bonheur à tous les deux.
_ Hé, Abou ! Arrête de tourner autour du pot. Que veux-tu me dire ? 
_ Ce que j’essaie de te dire Baye, c’est POURQUOI TU N’EPOUSES PAS MA MERE ? »

Mbaye le regarda comme s’il ne l’avait jamais vu. Il avait ouvert, puis refermé sa bouche. Il aurait pu s’attendre à tout, sauf à cela. S’il avait su, il se serait préparé et aurait trouvé quoi répondre. Mais là, il ne savait quoi dire. Il baissa le son de la télévision, puis avec un sourire il lui dit :


« _ Vas retrouver ton frère, nous en reparlerons demain à tête reposée.
_ Hum ! Tu ne te défileras pas hein !
_ Non, n’aies crainte.
_ De toute façon, je ne te lâcherais pas
_ Je sais, je sais !
_ Très bien ! Bon, j’y vais. A ce soir !
_ A ce soir fils ! N’oublie pas que tu es ma fierté, tout comme ta sœur.
_ Je le sais papa. Ne t’en fais pas.
_ Je t’aime mon cher enfant. »


En réponse, Abou alla s’agenouiller aux pieds de son père et lui baisa la main. Il n’avait jamais compris comment son père, pourtant ancré dans les traditions leur avait toujours exprimé son amour. Mbaye était un romantique qui avait étudié en France et à Rome. Il avait failli devenir prêtre, jusqu’au jour où il avait rencontré sa femme lors de vacances au pays. Il n’était plus jamais retourné à Rome et avec ses économies et l’héritage laissé par son père, avait commencé le métier de producteur agricole. Il ne regrettait rien de ce qu’il avait fait. Au contraire, il en était fier.

Revenant au présent, Abou répondit à Coumba qui arrivait. Abou et elle lui dirent au revoir et c’est en courant qu’ils se dirigèrent vers la voiture qu’Abou avait préféré laissé hors de la concession, comme il avait prévu de sortir à nouveau. En galant homme, il ouvrit la portière à sa tante et quand elle se fut installée, il alla prendre place côté chauffeur.


« _ Hum, Yaye ! Quand est-ce que tu vas te décider à apprendre à conduire ?
_ Hé mon cher enfant, tu n’as pas encore abandonné cette idée ?
_ Non ! Tu sais, si tu savais conduire, tu serais plus libre de tes mouvements
_ Hé, pardon jeune américain. Laisse-moi tranquille avec tes trucs là. Moi je suis bien comme ça. Ou bien tu ne veux plus être mon chauffeur ?
_ Mais non, tu sais bien que ce n’est pas ça.
_ Alors, donc laisse-moi ! Je t’ai déjà dit que je préfère les taxis. Moi j’ai peur du volant hein. Je ne suis pas une Mme SchumaKOILA. »

Ils éclatèrent de rire tous les deux. C’était toujours un sujet de dispute entre eux. Abou voulait que sa tante apprenne à conduire, et elle refusait.

« _ On ne dit pas Schumakoila, mais Schumacher.
_ Haaa ! C’est pareil, tu m’as comprise.
_ Hum, Yaye, tu es incorrigible.
_ Et toi, tu me fatigues ! Bon, nous sommes arrivés, laisse-moi descendre et ne t’enfuis pas. Je vais me dépêcher, promis.
_ Bien, mais fais vite hein. Je suis déjà en retard à mon rendez-vous.
_ Quel rendez-vous-même ? Avec ton frère, vous vous voyez tous les jours.
_ Fais vite Yaye !
_ Bon, Bon ! "Maa ngi dem" . »

Après le marché, Abou la déposa au restaurant qui était à vingt minutes en voiture de la maison. Puis, il se rendit chez Brahim. Son ami l’attendait, inquiet de ce qu’il avait à lui annoncer. Le son de sa voix au téléphone l’avait alerté.


« _ "Na nga def" bro !
_ "Maa ngi fii rek", "Maa ngi sant" 
_ Que se passe t-il ?
_ Ha, frérot, rentrons, je vais t’expliquer. Les parents sont là ?
_ Non, je suis seul. Tu sais qu’aujourd’hui c’est vendredi. Les parents sont allés au village. Et les filles ne sont pas encore rentrées.
_ Hum ! Quand le chat n’est pas là…
_ … les souris dansent !»

Et ils éclatèrent de rire. Ce qui aida Abou à relâcher un peu de pression.

Dans la chambre de Brahim, Abou lui montra le contenu des messages. Au fur et à mesure de la lecture, il ouvrait la bouche et écarquillait les yeux.


« _ Si c’est vrai tout ça, cette fille est vraiment une menteuse.
_ Si c’est vrai comme tu dis frangin! Je ne voulais pas décider de quoi que ce soit avant de t’en avoir parlé.
_ Ok ! Mais, tu ne sais pas qui t’a envoyé ces messages ?
_ Non ! J’avoue que je n’ai pas voulu appeler le numéro affiché. Tout cela me rend malade !
_ Je te comprends ! Bon, écoute, voici ce que nous allons faire… »

Ils passèrent tout le reste de l’après-midi à échafauder un plan pour arriver à découvrir le mystère derrière tout cela.

Abou savait qu’il pouvait faire confiance à Ibrahima pour l’aider. C’était le frère aîné qu’il n’avait pas eu.


Ils avaient fait connaissance lorsqu’Abou était arrivé au secondaire. Il venait d’être inscrit en classe de sixième et, tout chétif, des plus grands étaient à le houspiller quand Ibrahima était venu à son secours. Depuis ce jour, ils étaient inséparables. Ils partaient le matin au collège et rentraient ensemble le soir. Ibrahima attendait toujours Abou devant le portail de la concession paternelle.

Le père d’Ibrahima avait trois femmes et plusieurs enfants à cette époque. Ils vivaient dans une concession où les enfants se chamaillaient beaucoup et les femmes se disputaient les attentions de leur mari. Jusqu’au jour où l’époux concerné en eut assez et leur donna plusieurs coups du fouet qu’il gardait toujours sous son hamac. Depuis lors, elles faisaient tout pour s’entendre et la paix régnait désormais chez eux. Il est vrai que des disputes pouvaient encore éclater, mais ce n’était plus les bagarres auxquelles les voisins prenaient plaisir à assister.

Un soir alors que les enfants étaient déjà couchés, le père d'Ibrahima en rentrant du village fit appeler sa mère, l’accusant de sorcellerie. Sans vouloir écouter ses lamentations, il les jeta à la rue, lui, Awa sa mère et ses deux petites sœurs jumelles alors âgées de trois ans. Il en avait huit.


Abandonnés à leur sort, ils avaient trouvé refuge chez un des frères de sa mère. Mais, Awa n’avait pas de travail et ne voulait pas continuer de rester en ville. Elle retourna au village. Elle avait honte de sa condition actuelle. Brahim resta chez son oncle pour continuer ses études, car très intelligent, il avait pu sauter deux classes et à son âge, il préparait l’examen de concours d’entrée en classe de sixième.

Quand il rencontra Abou, il était en classe de quatrième. Il avait redoublé l’année suivante, car la séparation d’avec sa mère et la situation de honte dans laquelle son père avait plongé celle-ci l’avait profondément bouleversé. Il avait dû passer le reste de l’année alité, pris d’un mal que personne n’avait réussi à diagnostiquer.

Des mois après, Awa ayant des connaissances en dactylographie, elle fut pistonnée par une amie et revint en ville où elle s’installa définitivement. Malgré l'insistance de son frère, elle tint à reprendre son fils avec elle.

Plusieurs années passèrent et elle fit la connaissance d’un homme qui était le chauffeur d'une haute personnalité au pays. Ils se marièrent lorsque Brahim s’inscrit à l’université. Il avait alors seize ans. Il fut reçu à l'examen d'un  concours et reçu une bourse d’une université canadienne. Après des années d'études, il rentra en famille. Au fur et à mesure des années, il grimpa les échelons jusqu’à devenir directeur de cabinet du ministre de l’éducation nationale. Brahim avait toujours aimé enseigner et donnait donc des cours d’anglais et d’allemand dans un centre de formation privé. Il le faisait à titre gratuit, auprès de jeunes qui n’avaient pas les moyens pour se payer les services d’un professeur particulier.

Les sœurs de Brahim étaient toujours à la maison et ne se séparaient jamais. Elles avaient également embrassé le métier de professeur et enseignaient dans un établissement primaire de la ville. Leur mère était fière de la revanche qu’ils avaient prise sur la vie.

Pourtant, elle avait pendant longtemps envoyé des émissaires demander pardon à son mari, mais ce dernier avait toujours refusé de les recevoir. Quand il avait appris que son fils était rentré au pays et occupait de hautes fonctions, il s’était rendu chez lui et par respect, Abou avait accepté de lui payer une pension chaque mois. Malgré le mal qu'il leur avait fait, il avait réussi à passer outre. Son beau-père lui avait appris le pardon. Et ses années d’études au Canada lui avait fait entrevoir les choses de manière différente. En effet, il se disait depuis lors que si son père ne les avait pas mis à la porte, peut-être n’aurait-il pas eu la rage de réussir dans la vie. Il le remerciait en son for intérieur et c’est la raison pour laquelle il l’avait reçu honorablement quand il était passé à son bureau.


Ce jour là, pour la première fois de sa vie, il avait vu son père pleurer. Brahim lui avait rappelé ce soir fatidique où il avait pointé son fusil sur lui, alors que sa mère et ses coépouses le suppliaient à genoux de lui pardonner une faute dont elle ne sétait pas rendue coupable. Ce dernier, insensible avait juré les tuer tous s’ils ne partaient pas sur le champ. Ce fut ainsi que, la mort dans l’âme Brahim, sa mère et ses sœurs étaient allés se réfugier chez cet oncle qui leur avait accordé le gîte et le couvert sans rien demander en retour. Ils s’étaient rajouté à sa famille déjà nombreuse et avaient partagé une même chambre pendant presqu’une année, jusqu’au départ de sa mère pour le village.

Sortant de ses pensées, Brahim se concentra à nouveau alors qu’Abou attendait qu’il lui explique comment ils allaient faire pour confondre Aminata. A cet instant, ils n’auraient pas pu imaginer que deux jours plus tard, celle-ci fermerait les yeux sous les coups de son père avec une seule question à l’esprit :


« Où suis-je ? »

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Petit lexique:
Bro = Diminutif de brother = frère en anglais
Kharal = Attends en wolof
Tanta = Tante
Maa ngi dem = Je m’en vais
Na nga def = Comment vas-tu ?
Maa ngi fii rek, Maa ngi sant = Je vais bien, je suis là

Joël et Ami