Prise Humaine

Ecrit par Fortunia


Cet objectif est mon ami. Ces lentilles sont mes yeux. Cet appareil est ma vie.

Tout ce que je sais, je l’ai appris en autodidacte. J’ai pris de nombreux clichés, visionné de nombreux tutoriels, discuté avec des gens, fait beaucoup d’erreurs. En trois ans, j’ai beaucoup appris et je sais maintenant ce qui me définit, ce que je recherche à travers la photo.

Je suis Adèle et à travers mon appareil, je capture le monde, mais pas le monde des Hommes. Pour moi, les gens ne sont que les figurants de ce que je capture. Je suis la photographe de la nature morte et qui pourtant se renouvelle. Les Hommes, eux, se métamorphosent devant un objectif. Ils veulent se présenter sous leur meilleur jour ou miment des émotions qu’ils sont loin de ressentir. Devant l’appareil, les Hommes ne sont pas vrais, ils mentent. La nature et les objets, non.

Je les fige dans le temps, les immortalise au moment où leur pureté atteint son paroxysme. J’en révèle la quintessence. Ni plus, ni moins. Pas de fard, pas de retouche, juste des traitements de base. Je pense que le véritable talent d’un photographe se révèle au moment de prendre la photo, pas après.

C’est ma philosophie.

Aujourd’hui est un dimanche et en fin d’après-midi, je sors de chez moi munie de mon appareil photo. Bientôt, la ville sera éclairée de sa plus belle lumière, celle du crépuscule. Mes bottes martèlent le sol irrégulier de Yaoundé et soulève la poussière de ce mois de février que les fines pluies n’arrivent pas à alourdir.

Je fais les derniers réglages en route. Il me suffit de quelques minutes pour que des gouttes de sueurs perlent sur mon front, mes boucles noires ne m’offrant qu’un chapeau de fortune face aux rayons encore chauds du soleil. Mes yeux scrutent le paysage à la recherche de ma muse du jour car je ne sors jamais de chez moi avec une idée précise de ce que je veux filmer. Je me laisse guider.

Je traverse les bars, les boutiques et les passants. Je commence à hâter le pas. La lumière du soleil ne tardera pas à changer de ton. Il est presque dix-huit heures. Je m’engage dans la rue passant derrière l’Assemblée Nationale. C’est une colline. J’y arrive rarement. L’air y est plus frais pourtant. Ça me plaît. Peut-être est-ce là un signe que je vais trouver ce que je recherche.

Je marche quelques minutes et je tombe sur un arbre gigantesque serti de fleurs aux pétales roses. Elles foisonnent tellement qu’elles font pencher les branches assez bas. Je regarde aux alentours. Il n’a pas l’air d’être sur la propriété de quelqu’un. En le filmant en contre plongé, le soleil le rend encore plus majestueux. Et depuis le contrebas, l’effet est plus brut.

J'ai trouvé ma cible du jour.

L’appareil appuyé contre mon œil, je règle à nouveau l’objectif jusqu’à atteindre la focalisation idéale et je mitraille. Le tronc sombre et imposant, les branches qui menacent de se briser sous le poids des fleurs, les nervures et ondulations irrégulières, les racines robustes et difformes, même les petites bestioles qui le rongent y passent. Je suis satisfaite de mes prises sans avoir besoin de les regarder.

Je suis cependant interrompue dans mes dernières captures par un moteur de voiture vrombissant. Agacée, je piaffe bruyamment mais continue de filmer. Le véhicule remonte la pente et tandis que je crois qu’il va me dépasser, je l’entends s’arrêter tout près. Une portière s’ouvre et claque, puis une autre. Ils sont deux. Je ne sais pas ce qu’ils viennent faire là, mais j’essaye de rester concentrée.

— Fais attention à ne pas déranger.

— Ne t’en fais pas. Tu as vu ? C’est beau…

Ce murmure attise ma curiosité et je risque un œil vers les inconnus venus troubler mon travail. Une jeune fille et un homme se tiennent près de moi. L’homme a les bras croisés sur la poitrine et a une mine sérieuse. Il garde attentivement sa protégée. Cette dernière a les mains levées vers les branches pleines de fleurs, espérant les toucher. Elle me semble ne pas dépasser la dizaine. Ses cheveux sont tirés en deux longues nattes noires et sa robe blanche la sied comme les plumes d’une oie.

Le vent de début de soirée se lève soudain, portant avec lui les pétales échoués sur le sol. Le visage de la petite fille se transfigure et elle tourne sur elle-même, les fleurs virevoltant autour d’elle. Son sourire illumine son visage. Il est emprunt d’une beauté, d'une pureté saisissante. J’ai envie de l’immortaliser. Et sans pouvoir m’en empêcher, mon doigt devance mes pensées.

Je n’ai regardé aucune prise de l’arbre, mais la sienne, je la regarde. Elle est très belle. C’est comme si j’avais réussi à capturer le dernier rayon de soleil de la journée avant qu’il ne s’évanouisse. L’angle de 45° m’est venu comme ça, pourtant il a transformé cette enfant en un être féerique entouré de pétales de fleurs flambés par le crépuscule. Un flou inattendu donne un effet hypnotique et les couleurs sont frappantes. Je glisse le regard de la photo vers l’enfant qui continue de s’amuser. Le même sourire décore le même visage. Ils sont identiques. Elle est réelle, devant moi, et cette réalité est maintenant figée dans le temps, immortalisée par mon appareil photo.

Incroyable.

Je n’aime pas prendre les humains en photo. Je les trouve faux. D’ailleurs, peut-être que ce n’est que le fruit du hasard ou du fait qu’elle ne sait pas que je l’ai prise en photo. Mais pour une fois, je n’ai pas trouvé ça si mal.

De capturer le visage de l’humanité…

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