Prologue
Ecrit par lpbk
Je vous remercie d’être venus pour cette dernière représentation de mon spectacle. Je suis vraiment émue de voir cette belle Salle Paradis.
Les applaudissements redoublèrent au point
que Sally ne s’entendait plus parler.
Les spectateurs n’étaient pourtant pas
nombreux, un peu plus d’une trentaine, mais presque tous les sièges étaient
occupés. Cela lui fit vraiment chaud au cœur. Après toute l’énergie dépensée
ses deux dernières années dans la création et la diffusion de son premier one
woman show, la jeune femme de trente ans touchait enfin au but : vivre de
sa passion pour le spectacle.
Elle en était encore loin, mais ces cinq
derniers mois l’avaient vu jouer une quarantaine de soir dans la plus petite
salle du théâtre Lucernaire, situé dans le
6ème arrondissement de Paris. Une victoire modeste, certes,
mais la première d’une longue série, espérait-elle. Là, elle allait s’accorder
des vacances avant de recommencer à écrire et à chercher un endroit où se
produire. L’été arrivait et elle n’avait rien de prévu.
Tandis que les spectateurs se levaient
pour rentrer chez eux, elle chercha du regard le visage de Jonas. Plus les
secondes passaient et plus son appréhension de ne pas le voir lui tordait
l’estomac. Elle avait un mauvais pressentiment.
Est-il possible qu’il ait encore oublié… ?
Jonas partageait sa vie depuis deux ans et
n’était encore jamais venu la voir jouer, à sa plus grande tristesse. Il ne
semblait visiblement pas intéressé par ce qu’elle créait.
En effet, elle insistait depuis le début
pour qu’il vienne, un soir, observer le fruit de tant d’efforts. Rien ne lui
aurait fait plus plaisir que de voir son amoureux installé sur l’un des sièges
de la salle, sentir son ventre se nouer sous cette pression supplémentaire, et
ressentir la fierté d’être applaudie et d’avoir performé devant celui qu’elle
aimait.
Malheureusement, son regard ne le trouva
pas.
Le sourire de Sally s’effaça. C’était donc
fini. Sa toute première tournée se terminait et Jonas n’en avait rien vu. Une
faute qu’il ne pourrait jamais rattraper vu qu’il n’y aurait plus jamais de
première fois. Si elle arrivait à percer demain, il n’aurait jamais compris le
charme qu’elle trouvait à ces représentations devant quelques dizaines de
personnes, voire moins.
Cela n’avait pas été facile, au début.
Jouer dans une salle pratiquement vide pouvait la décourager. Sally avait plus
d’une fois laissé la tristesse la gagner quand, lorsqu’elle arrivait sur scène,
elle ne découvrait que trois ou quatre spectateurs en face d’elle.
On lui en avait fait voir, aussi. Entre
celui qui s’était trompé de salle et avait quitté le spectacle avant même qu’il
n’ait commencé, celle qui ne parlait pas français et donc ne comprenait rien et
passait son temps à poser des questions à haute voix à son voisin pour savoir
ce qu’il y avait de drôle… pas grand-chose ne lui avait été épargné.
Mais Sally se consolait toujours en se
disant que c’était les galères normales de tout comédien qui débute.
C’était quoi son emploi du temps déjà ?
Elle quitta la scène et Samuel, le
régisseur, éteignit les lumières derrière elle dans un ultime « Bravo
Sally, c’était super ». Le pas lourd, elle se rendit dans sa petite loge,
un placard à balais, sans rien répondre. Sa déception n’avait d’égal que la
grandeur des sentiments qu’elle éprouvait pour Jonas, ce qui n’était pas peu
dire.
Lorsqu’elle entra dans la pièce exiguë,
les larmes qui emplissaient ses yeux menaçaient de jaillir à tout instant et
elle s’obligea à fixer le plafond. Puis elle se laissa tomber sur sa petite
chaise en plastique simplement rehaussée d’un coussin en velours rouge, et fit
face au miroir. Les quelques lumières bricolées autour de la glace pour lui
donner l’allure des coiffeuses des grands cabarets lui renvoyaient l’image de
son joli visage aux traits italiens, hérités du côté de sa mère. On lui disait
souvent qu’elle ressemblait à Monica Bellucci lorsqu’elle était jeune.
Elle se mordit la lèvre, impossible de
digérer l’absence de celui qu’elle avait tant voulu voir.
Il faut dire que cela faisait un moment
que Sally ne se sentait plus à l’aise dans son couple. Elle avait rencontré
Jonas deux ans auparavant, alors qu’elle venait de quitter son poser
d’esthéticienne pour se consacrer au spectacle. C’était au détour d’une soirée
entre copine dans une boite branchée de la capitale où elles étaient venues
célébrer ce nouveau départ.
Il était au bar, seul, occupé à lire un
article de journal sur son téléphone, et semblait s’ennuyer. Alors qu’elle
commandait un verre, il avait levé les yeux dans sa direction et l’avait
abordé, poliment, sans chercher à lui faire du rentre dedans.
Ils avaient alors fait connaissance. Il
avait son âge, travaillait dans une banque à La Défense, et attendait des amis
qui tardaient à arriver. Ce genre d’ambiance n’était pas trop son truc et il
avoua s’ennuyer fermement. Sally fût immédiatement séduite par ce grand homme
élégant et franc, à la voix grave et au look soigné. Il était clair de peau et
ses cheveux coupés à ras dévoilaient un front haut et volontaire. Deux petits
yeux foncés affichaient un air enjoué, presque enfantin. Et sa bouche fine
était encadrée d’une petite barbe. Elle dévoilait des dents blanches et
parfaitement alignées à mesure qu’ils faisaient connaissance.
Il était tout à fait son style. Elle qui
était célibataire depuis plusieurs mois se laissa aller à la discussion avec ce
bel inconnu, qui se nommait Jonas.
Ils n’avaient fait que discuter durant
cette soirée et Sally eut le plaisir de découvrir un homme cultivé et
intéressant. Il était bien loin de l’idée qu’elle se faisait des visiteurs de
boite de nuit.
Elle avait finalement délaissé ses amies,
et ceux de son futur petit-ami n’avait jamais montré le bout de leur nez, si
bien qu’ensemble, ils passèrent une belle soirée.
Par la suite, ils s’étaient revus et leur
histoire avait débutée au troisième rendez-vous.
Toutefois, après un an et demi d’une vie
rose et idyllique avec lui, Sally s’inquiétait. Certes, elle était toujours
amoureuse de lui, même si ses maladresses et sa faculté à se laisser envahir
par son travail lui pesait. Elle doutait de plus en plus.
C’était comme si la flamme qui s’était
allumée lors du début de leur relation s’éteignait peu à peu. Il y avait les
oublis, les absences, les SMS de plus en plus rares et le temps passé ensemble
qui diminuait aussi.
Est-ce que quelqu’un soufflait lentement sur leur flamme pour qu’elle
s’éteigne ?
Une rivale ?
L’absence de Jonas à cette ultime chance
de l’applaudir ne pouvait qu’être une énième preuve de son désintérêt
grandissant. Après tout il était banquier et elle saltimbanque, que
pouvaient-ils bien faire ensemble ? Un bon parti et une mendiante, un rationnel
et une artiste, l’issue fatale n’était qu’une question de temps, à bien y
regarder.
— Non !
Sally serra les poings et les frappa sur
ses genoux. Une larme venait de rouler le long de sa joue et pourtant c’était
bien la colère qui l’envahissait à présent. Elle ne pouvait pas laisser cela se
produire. D’un geste rageur, elle essuya la goutte salée pour la faire
disparaitre.
Soudain, elle entendit un froissement de
tissu et des pas précipités dans son dos. Lorsqu’elle se retourna, ce fut pour
voir entre en trombe son petit-ami. Visiblement, il avait couru car il
respirait fort et de manière saccadée.
— Sally ! Oh… je suis désolé. Je…
— Tais-toi !
Elle se leva brusquement. C’est alors
qu’elle remarqua les fleurs qu’il tenait dans sa main. Est-ce qu’il pensait
pouvoir se faire pardonner avec un bouquet ?
La voix grave et le visage fermé, elle
s’efforça de ne pas montrer son trouble précédent et ses larmes ravalées. Le
voir, habillé dans un smoking impeccable avec sa valisette, prouvait qu’il
avait encore fait passer son travail avant elle, avant ce qui comptait le plus
pour elle.
Ma rivale s’appelle la finance, on dirait…
Elle garda pour elle cette remarque
sarcastique et accrocha un regard plein de reproche à celui de son compagnon.
— Je suis désolé, répéta-t-il comme un automate.
— Je ne t’excuse pas, lâcha-t-elle froidement en
croisant les bras.
Sa robe moulante couplée à sa silhouette
fine lui donnait des airs de déesse en colère. Ses cheveux foncés et bouclés
faisaient penser à des serpents prêts à s’animer au moindre faux pas.
Jonas avala sa salive avec difficulté et
lui tendit les fleurs, qu’elle ne prit pas.
— C’est quoi ton excuse ? Est-ce que tu réalises
que je t’ai attendu tout le long du spectacle, pour rien ? Tu as raté
toute ma première tournée et mes premières représentations !
Formuler sa déception à haute voix ne la
rendait que plus douloureuse et les larmes remontèrent dans sa gorge. Alors elle
se força à ne pas bouger d’un centimètre et les refoula. Néanmoins, sa voix
commençait à trembler.
— C’est de ma faute, j’avais marqué dans mon agenda mais
je croyais que j’aurais eu plus de temps pour…
— STOP !
Sally venait de lever la main devant elle
pour l’obliger à se taire, ce qu’il fit aussitôt, frappé par cet ordre. Il n’avait
pas l’habitude que sa petite-amie fasse preuve d’autant de colère, elle devait
être vraiment énervée.
— Je suis terriblement déçue, tu n’imagines même pas à
quel point. En fait, ce que je crois, c’est que tu t’en fiches de moi et de ce
que j’aime. Tu te fiches royalement de ma passion. Tu ne fais plus attention à
moi.
Jonas essaya de protester mais elle lui
coupa la parole lorsqu’il allait bredouiller une énième excuse :
— Je me suis énormément investie dans ce spectacle, tu
le sais depuis que tu me connais. Tu m’as vu l’écrire, l’apprendre et galérer
pour trouver une salle. Tu m’as vu répéter… tu savais que le seul spectateur
que je voulais voir ici, c’était toi. Et tu n’es même pas venu. Tout ça pour
quoi ? Parce que tu étais encore au boulot. Je croyais qu’en terminant un
vendredi soir, ce serait bon, que tu pourrais te libérer plus tôt et assister à
cette ultime séance. J’en avais envie et je l’espérais. Je ne te l’ai même pas
demandé parce que ça me paraissait tellement évident… c’est ce que j’aurais
fait pour toi. Je serais parti plus tôt que d’habitude pour aller voir mon
copain jouer.
L’homme baissa la tête sous le coup de
cette accusation qu’il savait fondée. Il avait tout faux et rien de ce qu’il
pourrait dire ne le défendrait. Il n’avait aucune excuse et s’en voulait
beaucoup.
C’est alors qu’elle lâcha sa bombe :
— J’en ai marre que tu fasses toujours passer ton
travail avant moi. j’ai l’impression que la banque compte plus que moi. alors
on va faire quelque chose.
Enervée, elle fit enfin un pas vers lui. Leurs
regards se croisèrent : le feu et la glace.
— Tu as une semaine pour me prouver que tu as encore des
sentiments pour moi, sinon nous deux c’est terminé.
Jonas écarquilla les yeux, soufflé par cet
ultimatum auquel il ne s’attendait pas. Ils avaient une vie tous les deux, habitaient
ensemble, connaissaient les amis et la famille de l’un et de l’autre. Elle ne
pouvait pas claquer la porte du jour au lendemain, si ?
— Je… je
Il y avait tant de chose qu’il aurait
voulu dire et si peu de mots. Elle semblait si remontée qu’il n’y a avait rien
à ajouter pour le moment. Et surtout, il était coupable de n’être pas venu à
temps. Il ne savait plus quoi faire.
— Tu te trompes, je ne veux pas te perdre, réussit-il à
articuler mollement.
Mais c’était comme si Sally ne l’avait pas
entendu. Elle fit encore un pas vers lui et il pouvait sentir la chaleur qui se
dégageait de son corps.
De son côté, la voix de Jonas, qu’elle
avait jadis trouvé agréable et sexy, sonnait affreusement à ses oreilles. Elle ne
voulait plus l’entendre pour l’instant. Son sang battait dans ses veines et son
cœur menaçait de sortir de sa poitrine. Jamais elle ne s’était sentie aussi serrée
dans cette robe. La violence de sa colère la déstabilisait un peu et elle n’en
revenait pas de ce qu’elle avait réussi à dire à celui qui l’avait tant
blessée.
Elle reprit son souffle, hoquetant, et
pointa son index en signe d’avertissement :
— Tu as une semaine et ça commence à minuit. J’espère
que tu ne me décevras pas, cette fois.
— Ecoute, chérie, je vois que tu n’es pas en état et je
te le redis mais je suis…
— Une semaine !
Elle recula, refusant cette proximité
devenue gênante. Sa seule façon de se calmer serait de se retrouver seule.
Abattue par cette violence à laquelle elle
n’avait pas l’habitude, elle se rassit sur sa chaise, appréciant le moelleux du
coussin. Lui tourner le dos était sans doute le meilleur message.
— En attendant, j’aimerais être un peu seule,
annonça-t-elle d’une voix radoucie.
— D’accord, répondit Jonas en levant le menton. J’accepte
ton ultimatum. Et si je peux te promettre une chose, c’est que tu ne seras pas
déçue.