Réfugié

Ecrit par Fortunia

Si l’on me demandait comment c’est arrivé, je ne saurais répondre. Tout est allé tellement vite, qu’en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je n’avais plus rien. Tout ce dont je me rappelle, c’est le ciel clair de fin de matinée, et le bruit. Il était partout. Les maisons qui tombaient, les objets qui se brisaient, les véhicules qui explosaient, les cris de ceux qui mouraient. Il était un tout dans lequel nous étions pris et d’où il était impossible de sortir. Ah, et puis l’obscurité.

Et lorsque je me suis réveillé, le silence. Un silence de mort uniquement troublé par le crépitement des braises mourantes et les gémissements de ceux qui s’accrochaient à la vie. Moi, je me tenais debout au milieu de tout ça, quelques plaies suintantes de mon corps que je croyais aussi robuste que le roc. Je réalisais que j’étais faible face à des guerriers de feu et d’acier qui avaient tout ravagé dans leur sillage.

On ne me laisse pourtant pas le temps de pleurer. Déjà, je perçois sans vraiment le voir une agitation nouvelle autour de moi. Je me fais ainsi entraîner avec rudesse par des gens que je ne connais pas. On me force à monter dans un grand camion, et je me laisse faire comme un pantin de bois vieux de cent ans. Nous roulons pendant des heures. Les genoux repliés contre moi-même, tout est flou dans ma tête. Autour de moi, ce n’est que douleur silencieuse ou larmoyante. Et la mort aussi. Son odeur plane quelque part près de nous, mais personne ne le mentionne. Personne ne peut parler ou personne ne le veut. Il n’y a de la place que pour les larmes.

Des questions un peu idiotes tournent dans ma tête.

Que s’est-il passé ?

Pourquoi je suis là ?

Où est-ce qu’on va ?

Quand est-ce que je pourrais rentrer ?

J’ai une vie, moi. Je suis un grand de cette localité. J’ai mille choses à faire. Je dois rendre visite à Ibrahim pour convenir d’une date pour creuser le nouveau puits. Je dois consulter Noura pour la collecte hebdomadaire. Je lève légèrement la tête. Dans la pénombre de ce fourgon, je ne reconnais presque personne. Pourtant, ces visages noircis par la suie et le sang, je suis censé les connaître. Mes yeux refusent voir, mes entrailles veulent s’échapper de mes lèvres. J’ai l’impression de perdre la tête.

Lorsque le véhicule s’immobilise enfin, je me réveille brusquement. Je n’ai même pas eu conscience d’avoir été emporté par le sommeil. Et si tout jusque-là n’était qu’un rêve ? Je suis sûr que tout est rentré dans l’ordre, que je voyage en réalité pour la capitale pour gérer je-ne-sais quelle situation. Je suis presque soulagé, j’ai envie de rire face à mon imagination débordante. Mais un homme en uniforme militaire nous intime de descendre d’une voix ferme. Je suis hébété. D’où sort-il ? Les camions de voyage sont-ils maintenant conduits par des gens en uniforme ? Nous sommes prostrés et tardons à réagir. Le militaire doit réitérer son ordre pour que les gens se lèvent enfin. J’attendis mon tour, encore plus déboussolé.

Tout cela n’est-il pas un rêve ?

Une fois descendu de la voiture, le soleil de l’après-midi me frappe de plein fouet, indifférent à ce périple dont je ne comprends pas un traitre mot. Nous sommes moins nombreux que ce que je croyais. Groupe hétéroclite d’hommes, de femmes, de jeunes ou de vieux. Nous sommes quelque chose que je me refuse à voir, à évoquer. Je détourne les yeux, je me leurre, alors qu’on nous indique un endroit où l’on est censé « prendre soin de nous ».

Tel un automate, je marche.

Je n’entends plus les pleurs, les gémissements, les lamentations. Mes oreilles ont trop entendu. Je n’ai que mes yeux pour  regarder, et mes pieds pour marcher. Nous sommes dans un village. Il y a beaucoup de gens, des militaires, et des civils. Beaucoup s’agitent, courent partout. Une sensation d’urgence plane dans l’air. Je m’avance, ne sachant plus où aller, mais sans le savoir, je vais exactement là où je suis censé me trouver : au centre de la place. Une plateforme a été installée. Là encore, des militaires parlent.

— Nous allons vous distribuer des biens de première nécessité ainsi que quelques vêtements. Si vous en avez encore besoin, c’est la caserne de droite. Pour des rations de nourriture, celle de gauche. Des gens vous renseigneront sur place. Pour les soins, c’est celle avec une croix rouge plaquée à l’entrée. Vous ne pouvez pas vous tromper.

J’ai du mal à comprendre, ou plutôt, je ne veux pas comprendre. Je ferme les yeux très fort tandis que mes oreilles bourdonnent. Mes mains tremblent, jusqu’à ce qu’un paquet atterrisse comme par miracle entre elles. J’ai peur de regarder, mais mes yeux se détachent lentement  vers ce que je devine être la personnification de mon enfer.

« Pack réfugié – Homme adulte »

Et toute la réalité de la chose me tombe dessus comme une massue.

Mon village vient d’être rasé par des gens que je ne connais pas. Et au nom de quoi ? Je n’en ai aucune idée. Pendant une fraction de seconde, je me suis estimé heureux. Je n’avais que ma maison. Personne ne comptait pour moi. J’avais déjà perdu tout le monde, contrairement aux autres. Qui un frère, qui une sœur, qui un parent, qui une âme-sœur.

La mort vient de frapper et n’a laissé derrière elle qu’un statut. La nouvelle personne que je suis : un réfugié.


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