Refus
Ecrit par belleetrebelle
La pression sociale et familiale à Douala est un phénomène aussi tangible que l’humidité qui précède la saison des pluies. Les nouvelles, surtout les mauvaises, se propagent à la vitesse de la lumière dans les réseaux téléphoniques et lors des réunions de famille. L’état de Chloé, son retour à Yaoundé et la cause de leur séparation finirent par atteindre les oreilles des deux familles. C’est alors que s’enclencha la machine bien huilée de la médiation traditionnelle.
Un samedi après-midi, dans le salon même où tout avait commencé à s’effondrer, Armand reçut la visite solennelle de son oncle paternel, l’aîné respecté, accompagné du frère cadet de Chloé. La scène était lourde de formalité. L’oncle, après les salutations d’usage, posa sa canne contre le fauteuil et entama le discours préparé.
« Armand, mon fils, nous sommes venus en tant que pont, en tant que sages. La vie de couple, c’est comme un champ de cacao : il y a des saisons de soleil et des saisons d’averse. Ce qui s’est passé est une grande averse, très grande. Mais on ne laisse pas pourrir la récolte à cause d’une seule intempérie. Regarde, Chloé a reconnu ses torts. Elle est punie par sa solitude, et maintenant par cette grossesse difficile. La famille est prête à s’impliquer, à la prendre en charge ici, à Douala, pour que tu puisses superviser les choses. Une femme et l’enfant qu’elle porte ont besoin de leur foyer. Il est temps de tourner la page, mon fils. L’homme fort est celui qui sait plier sans se briser. »
Pendant ce temps, à Yaoundé, Chloé subissait une pression similaire de la part de sa mère et de ses tantes. « Sois humble, ma fille. Va lui demander pardon à genoux s’il le faut. Un homme a son orgueil, il faut le nourrir. Une fois qu’il verra l’enfant, tout s’arrangera. »
Mais ces tentatives de pourparlers, bien intentionnées, se heurtèrent au mur de douleur et de colère qu’Armand avait érigé autour de lui. L’idée que Chloé revienne, même encadrée, même « punie », était insupportable. La voir chaque jour, son ventre rond lui rappelant à la fois la trahison et l’enfant dont il doutait encore, lui semblait être une torture bien plus grande que la solitude.
Il écouta poliment son oncle, les mains serrées sur ses genoux. Puis, il leva la tête, son regard noirci par l’insomnie croisant celui du vieil homme.
« Tourner la page ? » sa voix était basse, mais tranchante comme une lame. « Oncle, vous parlez de la récolte, mais vous ne voyez pas que le champ a été brûlé. Il ne reste que des cendres. Accueillir Chloé ici, sous mon toit, ce ne serait pas tourner la page. Ce serait m’allonger chaque nuit sur ces cendres en faisant semblant de ne pas étouffer. »
Il se leva, parcourant la pièce d’un pas agité. « Elle souffre ? Moi aussi, je souffre ! Et sa souffrance à elle, elle est visible, on peut en parler, on peut la plaindre. La mienne, elle est là ! » Il se frappa la poitrine du poing. « Et elle crie en silence. Non. Sa place n’est plus ici. Qu’elle reste à Yaoundé. Qu’elle s’occupe de sa grossesse avec sa famille. Mon foyer est fermé. »
Le « non » fut catégorique, sans appel. Il n’y avait pas de place pour la négociation. C’était un verdict. En prononçant ces mots, Armand sentait une amertume mêlée d’un sinistre sentiment de justice. Il voulait la punir. Il voulait qu’elle goûte pleinement l’amertume de son propre remède, qu’elle comprenne l’étendue des dégâts qu’elle avait causés. Il croyait, dans l’obscurité de son cœur blessé, que son refus était une forme de réparation, une punition méritée.
Ce qu’il ne voyait pas, c’est qu’en s’accrochant à ce désir de punition, il s’enfonçait lui-même un peu plus dans ses propres ténèbres. Chaque mot dur qu’il prononçait, chaque porte qu’il fermait, était un coup porté non seulement à Chloé, mais aussi à la partie de lui qui aspirait encore, malgré tout, à la paix. Ils souffraient tous les deux, désormais, emprisonnés dans des cellules séparées, dont il gardait farouchement la clé, croyant détenir un pouvoir alors qu’il n’était que le geôlier de sa propre misère.