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Ecrit par belleetrebelle

Il s'endormit sur le tapis ce jour-là, épuisé par le torrent d'émotions qui l'avait submergé. Les larmes séchées sur ses joues étaient comme les stigmates d'une longue maladie de l'âme. Son sommeil fut lourd, profond, sans rêves, un anéantissement nécessaire.


Au réveil, sa tête était lourde, mais son esprit était étrangement clair, lavé par la tempête de la nuit. La lumière du matin filtrait à travers les persiennes, dessinant des raies dorées sur le sol. Sans même prendre le temps de préparer un café, une certitude tranquille, née du fond de son épuisement, l'habitait. Sa décision était prise. Il ne s'agissait plus de colère, de punition ou de doute. Il s'agissait d'un besoin viscéral, simple et fondamental : retrouver sa famille. L'image du sourire de Léna était gravée au fond de lui, et celle de Chloé, non plus comme la femme qui l'avait trahi, mais comme la mère de son enfant et la compagne avec laquelle il avait voulu bâtir une vie.


Ce qu'il ignorait, dans cette illumination matinale, c'est que pendant qu'il pensait, lui, à redonner une chance à leur couple, Chloé, à Yaoundé, avait mis une croix définitive sur une possible réconciliation. Elle avait, au cours des longs mois de silence et de solitude active, accepté que "eux deux", c'était fini. Elle avait enterré cet amour dans le cimetière de ses espérances passées et avait commencé à regarder vers l'avenir, un avenir où elle était une mère célibataire, forte et indépendante, et non plus une épouse en attente de pardon. Le pont qu'il envisageait de reconstruire, elle, croyait qu'il était irrémédiablement rompu.


Armand alla au travail ce matin-là avec une détermination nouvelle. L'embouteillage habituel sur le boulevard de la Liberté ne lui arracha pas son habituel soupir d'exaspération. Au contraire, il utilisait ce temps arrêté pour peaufiner son approche. Il ne s'agissait pas d'appeler Chloé directement ; la fracture était trop profonde pour ça. Il devait passer par les canaux qu'il avait lui-même ignorés, recommencer le chemin à l'envers.


Assis à son bureau, devant son ordinateur encore éteint, il prit son téléphone et composa le numéro de son oncle, le même qui était venu plaider la cause de Chloé des mois auparavant.


« Mon oncle, bonjour, c'est Armand, » dit-il, la voix plus posée qu'elle ne l'avait été depuis très longtemps.


« Mon fils, comment vas-tu ? » répondit la voix prudente de son oncle, se méfiant peut-être d'une nouvelle rebuffade.


« Je vais mieux, oncle. Beaucoup mieux. » Armand marqua une pause, rassemblant ses mots. « Je suis prêt. Je suis prêt à… à vivre avec ma famille. »


Il y eut un silence à l'autre bout du fil, un silence chargé de surprise et d'une lueur d'espoir prudent. Les mots résonnaient, simples et lourds de sens. "Vivre avec sa famille." Ce n'était pas "je veux bien leur pardonner" ou "je peux les reprendre". C'était un engagement, une reconnaissance. C'était le premier pas, humble et courageux, d'un homme qui avait enfin compris que la plus grande force n'était pas dans la résistance, mais dans la capacité à se redresser, à pardonner et à reconstruire, même sur les ruines de ses propres certitudes.




Sur l'impulsion et avec le feu vert d'Armand, son oncle entreprit de contacter les responsables des différentes familles. Les téléphones se remirent à chuchoter, mais cette fois, les conversations étaient teintées d'un optimisme prudent. On parlait de "réconciliation", de "retour au bercail", de "l'enfant qui ramène la brebis égarée". La nouvelle, portée par les réseaux familiaux, finit par atteindre la mère de Chloé à Yaoundé.


En apprenant que la famille d'Armand faisait des démarches pour un possible retour, la vieille femme eut un sentiment mitigé. Un soulagement, certes, car c'était la solution "normale", celle qui honorait les traditions et offrait à sa petite-fille un père. Mais une inquiétude aussi. Elle observait sa fille. Ces derniers temps, Chloé avait enfin commencé à reprendre des couleurs. Les cernes sous ses yeux s'estompaient, et son rire, un son qu'elle n'entendait plus depuis des mois, avait timidement refait surface. Elle ne se réveillait plus la nuit pour pleurer en silence, serrant l'oreiller comme une épave. Elle s'était mise à peindre à nouveau, des toiles colorées qui égayaient le salon. Elle avait cessé de vivre en suspend. Retourner vers Armand, n'était-ce pas risquer de replonger dans cette détresse ?


Un soir, alors que Chloé berçait Mireille endormie, sa mère s'approcha, prenant soin de parler à voix basse.


« Ma fille, j'ai parlé à ta tante aujourd'hui. Il semblerait que... du côté d'Armand... ils fassent bouger les choses. »


Chloé ne leva pas les yeux, continuant à caresser doucement le dos de son bébé.


« S'il te demandait de revenir ? Si lui-même venait te le demander... est-ce que tu retournerais à Douala ? Dans votre maison ? »


Le silence se fit, seulement troublé par la respiration paisible de Léna. Puis Chloé leva enfin les yeux. Il n'y avait plus de larmes, plus de colère, plus même de tristesse. Juste une certitude fatiguée, comme une vérité trop lourde à porter mais qu'elle avait finalement acceptée.


« Non, maman, » répondit-elle, d'une voix douce mais ferme, sans la moindre hésitation. « Il me déteste et ne veut pas de nous. L'argent qu'il envoie, c'est pour sa conscience, pas pour nous. Revenir, ce serait lui rappeler chaque jour ce qu'il déteste. Ce serait vivre sous le même toit que son mépris. Je ne veux pas de ça pour Léna. Et je ne le supporterai plus pour moi. »


La mère de Chloé la regarda intensément. Elle vit dans les yeux de sa fille non pas la blessure vive de l'épouse bafouée, mais la froide résolution d'une mère qui a choisi de protéger sa paix et celle de son enfant, même si cela signifiait renoncer au rêve de la famille unie. Elle ne discuta pas. Elle ne mentionna pas les traditions, ni le qu'en-dira-t-on. Elle comprit que sa fille avait tourné une page qu'elle, la mère, n'avait pas encore eu le courage de fermer.


« Ok, ma fille, » dit-elle simplement, sans ajouter autre chose.


Ce « ok » n'était pas un acquiescement joyeux, c'était l'acceptation résignée d'une réalité nouvelle. C'était le constat que la guérison, parfois, passe par la séparation définitive, et que la force de sa fille valait bien plus que le confort d'une réconciliation imposée. Elle se contenta de poser une main sur l'épaule de Chloé, un geste de solidarité silencieuse, sachant que le chemin qu'elle avait choisi serait difficile, mais qu'il était le sien, et qu'elle était enfin prête à l'emprunter.

Le choix de renaitre