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Elsa avait déboulé dans la chambre de Zoé, réveillant sa sœur. Zoé ouvrit difficilement les yeux et vit avec stupeur qu’elle avait bavé sur ses notes de cours. Elsa s’assit sur le bord du lit. Amusée, elle regarda sa sœur émerger de sa léthargie. 

— Zoé tu taffes trop !

— Je sais, mais je n’ai pas le choix. 

— On te voit plus à la maison, j’ai même plus le temps de te raconter ma vie. 

— Ta vie ! S’esclaffa Zoé. T’as que treize ans ! T’es pas censée avoir de vie, mademoiselle.  

— Je suis sûre que toi, à mon âge, t’avais déjà embrassé un garçon. 

Elsa s’allongea sur le lit de Zoé. Le menton posé sur ses deux mains, elle interrogeait sa grande sœur du regard. 

— T’es folle ou quoi ? 

— Allez, avoue-le ! 

— Putain vous les jeunes d’aujourd’hui. À ton âge, je ne pensais qu’à l’école. 

— Mais oui bien sûr. 

Dubitative, Elsa avait levé les yeux au ciel. 

— Si Marie m’avait dit ça peut-être, mais toi, je te crois pas, poursuivit-elle. 

— Attends ça veut dire quoi ça ? 

— Me prends pas pour une conne. 

— Je te répète qu’à ton âge, je ne pensais qu’à mes cours de maths, français, histoire. Je voulais les meilleures notes pour réussir mon brevet. Tu devrais suivre mon exemple d’ailleurs. Éloigne-toi des garçons ! 

Zoé avait approché son visage de celui de sa petite sœur.  

— Et t’as jamais été amoureuse ? J’ai dû mal à te croire, lança Elsa sans ciller ignorant le regard menaçant de Zoé. 

Puis l’aînée réfléchit. À treize ans, elle était bien tombée amoureuse de Ludovic, puis Boubacar, un certain Loïc, Timothée, le voisin, le mec à vélo et bien d’autres encore. Un vrai passé de cœur d’artichaut qu’elle dissimula à sa petite sœur pour préserver son avenir. Elle aurait bien le temps plus tard de s’occuper d’histoires d’amour. 

— Non, rétorqua Zoé, les garçons ne m’intéressaient pas. 

Edna, méfiante, cessa son interrogatoire devant le regard impassible de sa sœur. Ses yeux se posèrent sur la couverture jaune du livre de chevet de Zoé. Elle se dirigea vers celui-ci et le prit. 

— L’art de la guerre… tu veux faire la guerre ? Tu veux t’engager dans l’armée ? 

Zoé éclata de rire. 

— Non pas du tout. 

— Bah alors pourquoi tu lis ça ? 

— C’est un bouquin que m’a filé un mec de ma classe. J’en avais déjà entendu parler et je voulais le lire. 

— Il te plaît ? 

— Oui, il est intéressant, c’est un livre de stratégie militaire écrit par un général chi….

— Mais non le mec de ta classe, il te plaît ? Je m’en fous de ton bouquin incompréhensible.

Edna avait feuilleté les premières pages du livre. N’ayant pas déchiffré le moindre passage, elle l’avait balancé sur les notes de cours de Zoé. 

— Alors, il te plaît ? 

— Rhoooo Edna ! T’as pas des devoirs ? 

— Anh! Tentative d’esquive, il te plaît alors. 

L’adolescente s’était de nouveau jetée sur le lit de sa sœur, impatiente d’obtenir des informations croustillantes sur ce mystérieux camarade de classe. 

— Non pas du tout. T’es juste chiante avec tes questions de merde. Tu veux que j’aille voir maman en lui parlant de tes préoccupations du moment ? Un dimanche de jeûne et prières, ça devrait te remettre les idées en place, la menaça Zoé. 

— T’es pas drôle. 

— OK, laisse-moi maintenant ! Je dois bosser et tu devrais en faire de même. 

Edna, penaude, traîna des pieds pour sortir de la chambre de Zoé. La cadette espérait que sa sœur prise d’une certaine culpabilité la rappellerait auprès d’elle.

Zoé regarda les milliers de fiches de cours éparpillées sur son lit qu’elle devait réviser pour le lendemain. L’immensité de la tâche à accomplir la désemparait déjà. La tentation de les brûler une par une puis retourner se recoucher était forte, mais elle n’en fit rien. Elle eut un regain de motivation, en se remémorant ce pour quoi elle avait intégré cette école, changer le monde et pour elle cela passait par un engagement citoyen et politique. Elle avait choisi de présenter sa synthèse d’actualité sur le droit de vote à seize ans, un sujet épineux qui lui permit de décrocher son ticket d’entrée. Son but avait dès lors été très clair, travailler dans le domaine politique.  Assise dans l’amphi Boutmy, elle s’en était fait une promesse. Puis, elle se remémora également le dédain et la condescendance de certains étudiants à l’égard des élèves qui comme elle, étaient venus de quartiers populaires et avaient intégré l’école grâce aux conventions éducations prioritaires. C’étaient des bruits de couloir, des murmures, des regards, des blagues qu’on se lançait dans des soirées entre-soi, qui exprimaient une hostilité envers la différence. Si certains arrivaient à passer à travers les mailles du filet, d’autres, en revanche, comme Zoé avait la couleur de la CEP sur la peau. Une minorité visible qui comportait son lot de préjugés, si bien que certains de ce clan n’ayant pourtant pas bénéficié de ce programme d’égalité des chances se retrouvaient automatiquement associés à cette mesure, car la CEP était inscrite dans leur ADN. Dans un réflexe de survie, ces derniers, ne souhaitant pas être assimilés à ces cas sociaux, s’en écartaient et contribuaient à stigmatiser ceux des milieux défavorisés. Cette aversion était latente, insidieuse et se manifestait à travers des micros agressions, des petits gestes, des rictus, si bien que toute protestation paraîtrait démesurée et se retournerait contre celui qui avait osé élever la voix. Alors Zoé apprit à encaisser. Elle refusait d’être taxée de victime. 

Zoé avait compris qu’elle devait bosser deux, voire, trois fois plus pour rattraper le retard qu’elle avait par rapport aux autres étudiants, mais pour prouver également qu’elle avait sa place dans la prestigieuse institution. Si pour cela, elle devait sacrifier des heures de sommeil, elle était prête. Alors, elle saisit ses fiches et les lit les unes après les autres. 

Elle reçut un message de Vincent lui rappelant leur séance de travail du lendemain. D’ailleurs, hormis sa question maladroite du début, elle n’avait plus jamais perçu du mépris de la part du jeune homme à son égard. Pourtant, dans les mêmes circonstances, certains élèves, elle avait des noms en tête, se seraient étouffés s’ils avaient dû faire équipe avec une meuf de ZEP. 

Le lendemain, Vincent et Zoé bossèrent leur exposé directement dans le studio de l’étudiant. Ils finirent par achever leur présentation et en firent plutôt satisfaits. Vincent proposa à Zoé de se revoir une dernière fois pour réviser leur oral. 

La jeune fille fut étonnée du temps perdu à écouter les exposés des élèves pendant les cours. Cet exercice permettait selon toute vraisemblance de les préparer à l’art oratoire. Pourtant,  plusieurs parmi eux en étaient totalement dépourvus. Entre ceux qui lisaient littéralement leurs notes, ceux qui bafouaient et ceux qui étaient inaudibles, les prestations orales de certains sciences-pistes étaient déplorables. Elles avaient au moins le mérite de leur indiquer ce que Vincent et Zoé ne voulaient absolument pas pour la leur. 

Après leur dur labeur, Vincent offrit un verre de coca à Zoé et s’adossa à ses côtés sur le lit. Cette dernière fouilla dans son sac et en sortit le livre de Sun Tzu.

— Au fait, tiens ton bouquin, merci de me l’avoir prêté. 

— Tu l’as déjà fini ?

— J’ai trois heures de trajet, je te rappelle ! 

— C’est vrai ! Alors tu l’as trouvé comment ? Lui demanda-t-il ses deux grands yeux écarquillés. 

— Il est intéressant et super dense, je t’avoue qu’après une journée de cours, je devais me concentrer pour le lire et le comprendre. Je suis peut-être passée à côté de certains passages, mais sinon il est pas mal ce bouquin. Puis cette stratégie militaire est vraiment bien pensée pour l’époque. 

— Le plus fantastique avec ce livre c’est qu’au final c’est un livre sur la guerre, certes, mais les stratégies dont il parle tu peux carrément les appliquer dans ta vie personnelle. Quand on regarde bien, on est constamment en guerre non ? Bien sûr je ne parle pas d’une guerre de tranchées, on ne parle pas du sens militaire de la guerre, mais d’une guerre mentale. Tu peux être en guerre contre le système, ton école, contre un mec de ta classe et contre toi-même aussi. Ce livre, c’est ma mère qui me l’a filé quand j’étais en terminale et il a changé ma vie. Ce passage « Connais ton ennemi et connais toi-même », il est tellement excellent. C’est ça le nerf de la guerre. 

Vincent enchaîna sur les différentes raisons qui expliquaient son attachement au livre de Sun Tzu. Il s’était redressé sur le canapé-lit. Il avait le regard pétillant et ses mains s’agitaient chaque fois qu’il évoquait un passage du livre. Zoé lui avait alors souri. 

— Quoi ? lui demanda-t-il à moitié essoufflé par son monologue. 

— Non rien, j’étais en train de me dire que ça serait top que tu sois aussi enthousiaste le jour de l’exposé. 

— Ne t’inquiète pas, on m’a souvent dit que j’étais doué à l’oral. Je vise le 15. 

Rien que ça, la modestie ne l’étouffait pas celui-là, s’amusa Zoé. 

— Tu veux un autre bouquin ? 

— Tu me recommandes quoi ? 

— Je te préviens, je ne lis pas ces merdes d’Harlequin. 

— Bien les clichés… 

— Pas de faux-semblant avec moi, avoue que tu lis de la romance à l’eau de rose.  

Elle repensa aux multiples échanges de livres avec Linda. Certains romans tels que Le Journal de Bridget Jones, Sex and The City, les Jane Austen s’étaient glissés parmi la pile de polars et de romans historiques dont Zoé raffolait. Mais comme pour sa sœur, hors de question de donner raison à Vincent.

— Je lis surtout des romans historiques et des polars, monsieur. 

Il lui lança le même regard suspect qu’Edna. 

— Quoi qu’il en soit, je lis très peu de fiction, le monde dans lequel on vit est déjà assez hallucinant pour que je m’encombre d’histoires. Je préfère lire pour savoir, comprendre le monde dans lequel je vis. 

— Justement, il est tellement sombre que lire permet de s’évader d’un quotidien morose non ? Il y a déjà assez de merdes dans ce monde. 

—  Hum ! C’est justement le raisonnement que tiennent les personnes qui aiment les romans à l’eau de rose. Ils fantasment sur une vie qu’ils n’auront jamais. Allez avoue !

— Non c’est faux ! Et puis même si c’était vrai, ce n’est pas une raison pour dénigrer ce genre. 

— Allez c’est bon, je t’ai eu ! Je suis sûre que c’est vrai ! Regarde le petit sourire en coin que t’as. Si je vais chez toi, je trouverai une tonne de bouquins dans le genre de Jane Austen. 

Touchée. Mais Zoé continuait de nier. 

— Je t’assure que non ! Vas-y t’as qu’à passer ce week-end.  

— Non je ne voudrais pas que tu brûles ta collection. C’est précieux ! Ce genre d’héritage se transmet de génération en génération. 

— Connard. 

Le mot était sorti spontanément. Zoé avait mis sa main devant la bouche comme si le mal aurait pu être évité. Ils se regardèrent un instant et éclatèrent de rire. Ils continuèrent à parler littérature, puis ils avaient enchaîné sur des séries et des films qu’ils encensaient. Un peu plus tard dans la soirée, ils s’étaient perdus dans les méandres du foot et de la politique, bien qu’aucun des deux ne s’intéressât au ballon rond. Pourtant, Vincent parlait avec tant d’assurance que s’il lui avait dit que la Lune était plate, elle l’aurait cru. 

Zoé n’avait pas vu le temps passer et fut horrifiée lorsqu’elle s’aperçut qu’il était vingt-trois heures. Aucune chance qu’elle réussisse à avoir le dernier train. Vincent alors proposa de la raccompagner à moto. 

— Après tout c’est un peu de ma faute. 

— T’es sûr ? T’es pas rentré avant minuit. 

— Ça va, il n’y a pas cours demain. De toute façon, t’as pas le choix, ou bien tu dors ici ? 

— Découcher ! C’est mort ma mère me tuerait. 

— Allez, je t’emmène alors. 

Le jeune homme avait une moto bleu marine qu’il avait empruntée à son cousin parti à l’étranger. La jeune fille se glissa derrière Vincent puis l’agrippa à la taille. Son énorme blouson semblait dissimuler une silhouette  sèche et longiligne, mais sous l’étreinte ferme de Zoé se dévoilait un torse fuselé. Il lui demanda de s’approcher. Elle s’exécuta. Elle sentit alors une légère odeur de savon de Marseille se dégager de son cou. Un parfum agréable loin des fragrances synthétiques dont s’aspergeaient certains garçons. Ils enfilèrent alors leurs casques et se mirent en route. C’était la première fois que Zoé roulait à moto. Si dans les premiers instants, elle avait été quelque peu effrayée par la vitesse et le vent qui fouettait sur le casque, le reste du trajet, elle avait la sensation qu’elle allait s’envoler. Alors elle s’agrippa davantage à Vincent, souhaitant que cette balade ne s’arrête jamais.

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