40.
Write by lpbk
Sa mère fronça légèrement un sourcil à l’entente des paroles de sa
fille. Elle planta l’aiguille qu’elle tenait à la main dans le pantalon patte
d’éléphant de Dorcas qu’elle était en train de raccommoder. Elle tendit l’oreille
pour s’assurer d’avoir bien saisi sa demande.
— Maman… je t’invite au restaurant, répéta Zoé.
— Mais pourquoi faire ? Il y a à manger à la maison… si t’as
faim, tu passes seulement.
— Maman… vendredi soir, je t’invite à dîner. T’as pas le choix
en fait.
— Hum… Zoé, j’espère juste que tu n’es pas enceinte,
lança-t-elle en brandissant un index menaçant.
— Non…, s’indigna Zoé.
— Mais pourquoi alors ?
— Mais, c’est grave ça ! J’ai pas le droit de vouloir passer
du temps avec ma mère ?
Sa mère saisit l’aiguille et se mit à coudre de nouveau, mais
regarda sa fille du coin de l’œil comme si cette invitation soudaine cachait
une mauvaise intention. Sa mère avait pensé à une grossesse non désirée hors
mariage, à une demande de somme astronomique, mais Zoé était sans aucun doute
son enfant la plus aisée et ce serait même elle qui irait retirer quelques sous
à sa fille. La pugnacité avec laquelle sa mère plantait l’aiguille dans le
pantalon de Dorcas indiquait qu’elle n’avait toujours pas deviné l’entourloupe
de ce geste. Zoé afficha un sourire triste. Sa mère était si peu habituée à
recevoir en dehors des fêtes et des anniversaires que la moindre attention lui
paraissait suspecte. Zoé se rendit compte de son propre égoïsme. Tout comme sa
mère n’avait jamais exprimé de sentiment envers elle, elle n’en avait pas eu
également à son égard. Sa mère laissa tomber le pantalon sur ses jambes.
— Mais ton père…, songea-t-elle, comment il va faire ?
Zoé leva les yeux au ciel.
— Rappelle-moi l’âge de papa, c’est un grand monsieur il
pourra s’en sortir deux heures sans toi hein.
Zoé savait pertinemment que sa remarque aux frontières de
l’insolence serait accueillie par un tchourou bien salé. À peine eut-elle fini
sa phrase que sa mère l’en arrosa d’un aussi long qu’un morceau de musique.
— Vous, les femmes de l’an 2000, vraiment. Je ne sais
même pas pourquoi je m’épuise avec toi, de toute façon je préparais la veille
ou bien Dorcas s’en occupera.
Zoé s’abstint de rétorquer. Si elle voulait saisir la chance de
discuter avec sa mère, il valait mieux qu’elle ne la braque pas. Alors, elle se
tut et la regarda raccommoder le vieux jean de sa petite-sœur en silence.
Le vendredi soir, la mère de Zoé apparut sur le seuil de la porte.
La bouche en cœur et habillée par le rouge à lèvres Iman qui trônait dans la
salle de bain depuis des années déjà. Elle avait également troqué ses vieux
jeans et t-shirt pour un pagne qu’on lui avait amené du pays deux mois plus
tôt. Le genre de pagne qu’on arborait au culte du dimanche. Zoé sourit. Sa mère
avait fait autant d’efforts pour aller dîner avec sa fille que pour aller
rencontrer le seigneur. Si elle cherchait dans cette soirée mère-fille un signe
de l’amour maternel pour elle, Zoé était persuadée qu’elle tenait là une
première déclaration. Elle s’agrippa au bras de sa mère qui s’était hissée sur
de petits escarpins. Habituée aux chaussures « confortables », sa mère titubait
légèrement.
Zoé avait choisi un restaurant gastronomique dans le centre-ville
de la commune voisine. On y servait une cuisine traditionnelle revisitée.
Malgré la lumière tamisée qui donnait une ambiance feutrée au lieu, Zoé
distinguait le sourire radieux qu’affichait sa mère. Elle s’était émerveillée
devant la vaisselle élégante de la table. Elle avait contemplé chaque courbe
des couverts texturés, s’était attardée sur la dorure des assiettes en
porcelaine, puis elle avait délicatement caressé la nappe brodée en lin. Elle
inspecta d’un œil admiratif toute la décoration. Elle avait levé les yeux au
plafond, happée par la lueur des lustres quand le serveur leur apporte la carte
du restaurant. À peine eut-elle balayé les plats que Zoé sut immédiatement ce
que prendrait sa mère, du foie gras.
— Bon, alors…
— Alors quoi ?
— Si tu m’as invitée dans un endroit aussi chic, c’est parce
que t’as quelque chose à m’annoncer.
— Non, je voulais juste passer du temps avec toi.
— Hum… Zoé, je ne suis pas née de la dernière pluie.
Qu’est-ce qu’il y a ? Tu veux revenir à la maison ?
— Je…
— Le tartare de daurade aux yuzu et petit poivre et le toast
de foie gras au chutney de figues, les interrompit le serveur.
Il déposa sur la table les entrées et prit aussitôt congé des Sia.
Seule, devant son hors-d’œuvre et ses couverts, deux fourchettes
alignées à sa gauche et 2 couteaux ainsi qu’une cuillère à sa droite, Zoé
regardait à tour de rôle son assiette et les fourchettes. Lesquelles choisir ?
Elle leva les yeux vers sa mère qui semblait aussi désemparée qu’elle. Leurs
regards se croisèrent, puis elles éclatèrent de rire. Tant de complexité pour
dévorer un repas. Zoé commença à saisir la première fourchette près de
l’assiette. Sa mère se pencha vers elle.
— Je crois que tu dois prendre celle-ci, chuchota-t-elle en
désignant la petite fourchette à l’extrême gauche de Zoé.
— Ah oui, tu dois avoir raison. Comment tu sais ça ?
— Dans une émission de cuisine, une fois il y a une dame qui
a expliqué comment on utilisait ça.
— Ils n’ont pas assez de problèmes, autant de couverts pour
manger seulement c’est grave.
— Vraiment, acquiesça sa mère tentant d’étouffer son rire.
Zoé s’était demandé si le tartare était tout aussi délicieux avec
la grosse fourchette. Naturellement, elle ne l’avait pas essayé, mais s’était
interrogée tant cette multitude de couverts lui paraissait absurde. Elle
dégustait sa dernière bouchée d’entrée quand elle sentit le regard de sa mère
posé sur elle.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Tu vas enfin me dire pourquoi on est ici ?
— Je voulais juste t’inviter Maman.
— Zoé…
— OK, OK… je…
— Oh non, t’es vraiment enceinte, dit sa mère.
Elle jeta sa serviette qu’elle tenait en main et s’affala sur sa
chaise.
— Non Maman, ce n’est pas ça.
— Alors qu’est-ce que t’as bon sang ?
— Je trouve… qu’on est pas assez proche et j’ai l’impression
que tu me reproches quelque chose ou je ne sais pas. Mais à chaque fois que tu
me parles, c’est pour me casser, balbutia Zoé.
Sa mère regardait leurs voisins de table du coin de l’œil,
inquiète qu’ils aient pu entendre les supplications de Cynthia. Bien sûr aucun
n’avait prêté attention à ce que disait Zoé. Qu’importe, sa mère s’assurait que
leur conversation ne restait qu’entre elles. On ne lave pas son linge sale en
public.
— Et c’est pour ça que tu m’as invitée ? On ne pouvait pas en
discuter à la maison ?
— Je voulais qu’on soit dans un terrain neutre.
— Hum, un terrain neutre ? Tu parles comme si c’était la
guerre entre nous.
— Parfois, c’est le sentiment que j’ai.
Sa mère détourna le regard.
— Tu sais Zoé, je fais du mieux que je peux.
— Je sais Maman.
— Si tu me dis ça, je ne suis pas sûre que tu le saches
vraiment. Quand tu étais petite, tu devais avoir quatre ou cinq ans à l’époque,
tu es rentrée avec un papillon que tu avais gardé dans un bocal. Le papillon
était magnifique, noir avec du bleu. Tu l’avais quasiment adopté. Mais il était
blessé et tu avais dit que tu allais le soigner toute la nuit. Bien sûr, tu
t’es endormie et le lendemain matin quand tu t’es réveillée, le papillon était
mort. Tu étais dévastée. Tu as pleuré, pleuré et encore pleuré. Tu as pleuré un
jour, j’ai compris. Plusieurs jours, j’ai encore compris, mais tu as continué
de pleurer des semaines entières. Pour un papillon, tu te mettais dans un tel
état. Tu étais si fragile, si sensible. Je me suis dit si la simple disparition
d’un papillon te détruisait comme ça, comment tu ferais face à l’adversité de
la vie ? Ton père et moi, on a tellement souffert. Il fallait que tu
sois plus forte Zoé. Dans ce monde, tu n’as pas le droit d’être faible et je ne
voulais pas que tu le sois. Je devais t’endurcir pour ton bien, pour que tu
sois armée dans cette vie. Et quand je vois la femme que tu es devenue, je suis
fière. Parfois, ça m’a brisé le cœur, mais je l’ai fait pour toi.
Alors sa mère posa sa main sur la sienne et Zoé se sentit apaisée,
comme libérée d’une boule de rancœur qui se rapetissait.
— C’est à cause du mariage que tu penses ça ? Sois rassurée
ma fille, je suis fière de toi. Et ça me fait mal que tu croies ça de moi.
— Un peu… j’ai l’impression que tant que je n’aurais
personne, j’aurais beau être la meilleure, tu ne seras jamais satisfaite.
— Zoé, je suis extrêmement fière de toi. Mais je t’ai bassiné
avec le mariage pour les mêmes raisons. C’est pas parce que tu entends les
féministes parler jusqu’à fatiguer que les mentalités changent. On ne pardonne
rien aux femmes et encore moins le célibat. Toutes mes amies qui ne se sont pas
mariées ou même divorcées, combien de gens les respectent aujourd’hui ?
— Ça, c’est votre génération Maman.
Sa mère rit.
— C’est notre génération ? Hum ! Observe bien tes cousines
déjà.
— Oui, mais c’est parce que, nous, on a gardé la mentalité du
bled.
— D’accord. Attends de passer la trentaine et tu verras
comment les discours et les gens autour de toi vont changer. Que ce soit ici,
là-bas au pays, la femme n’est réduite qu’à s’occuper d’un foyer, si ce n’est
pas le cas, on considère que tu as raté ta vie. Au pays, on se moque juste plus
tôt qu’ici.
— Alors pour le moment tu penses que je rate ma vie ?
— Non Zoé, mais je m’inquiète pour toi, je ne veux pas que tu
finisses seule. Parce que les gens…
— Est-ce qu’un jour on arrêtera de se préoccuper de ce que
pensent les autres ?
— Jamais.
— Parce qu’au final, ça a toujours été ça, le problème, tu as
peur des quand dira-t-on ?
— Zoé, même quand on prétend ne pas s’occuper de ce que
pensent les autres, on finit par être blessé par leurs paroles. C’est l’être
humain et on n’y peut rien.
— Pourquoi tu ne me dis jamais que tu m’aimes ?
— Foutaises ! Zoé ouvre bien les yeux, écarte tes narines,
secoue tes oreilles un peu. Est-ce que dire « je t’aime » c’est forcé ? Est-ce
que je ne t’ai pas montré chaque jour que Dieu fait que je t’aimais ? En dehors
de la nourriture que tu manges, du toit sous lequel tu as vécu, les vêtements
que tu as portés, quand j’ai fait sept heures de route pour t’amener voir cette
chanteuse que tu aimais, quand j’ai veillé toutes les nuits pendant un mois
près de ta porte pour que tu puisses t’endormir petite, quand je t’achetais tes
biscuits préférés. La fois aussi où je t’ai protégé quand ton père te cherchait
après l’école alors que je savais très bien que tu avais fait un détour au
centre commercial. Bien sûr, il y a plein d’autres exemples. Mais est-ce que
tout ça, ce n’est pas de l’amour ? Ma fille, je t’aime. Une personne peut te
dire cent millions de fois qu’elle t’aime sans jamais te le prouver ; une autre
personne peut ne jamais te le dire, mais être prête à mourir pour toi.
Cette seule phrase pinça le cœur de Zoé. Vincent n’avait jamais
été avare de compliments ni de déclarations passionnées, mais il ne lui avait
jamais réellement démontré qu’il tenait à elle. Les actes, rien que les actes.
Dire et prétendre est très simple ; agir l’est beaucoup moins. Elle avait toujours
cru que sa mère la détestait et pourtant elle était probablement l’unique
personne au monde à l’aimer d’un amour inconditionnel, singulier, certes, mais
d’un amour que même sept heures de route dans les campagnes françaises
n’avaient pu ébranler.