Chapitre 1 : Lettre ?

Write by Nobody

POV Naîla


Je n’ai jamais aimé les matins trop silencieux ni les lundis d'ailleurs. Ici, à Cotonou, même à l’aube, il y a toujours un bruit quelque part : un klaxon impatient, un marchand qui chante ses beignets chauds, un enfant qui pleure derrière un portail rouillé. Mais ce matin, tout semblait étrangement figé, comme si le vent lui-même retenait son souffle.

Je sirotais mon thé noir assise sur le petit balcon de mon appartement au quartier Fidjrossè, les yeux posés sur le monde encore flou de 7h du matin. Ma voisine d’en face, Maman Adjoua, arrosait déjà ses plantes en pagne noué à la taille, son transistor calé contre l’oreille. Une voix rauque parlait politique. Moi j'écoutais mes souvenirs.

C’était un de ces jours où la mémoire s’impose. Les murs de ma vie semblaient imprégnés d’odeurs anciennes : l’encens de ma grand-mère, les pages humides de ses livres en langue yoruba, la poussière fine des statuettes que je restaure à l’atelier. Des fragments d’elle flottaient dans l’air. Et pourtant, elle était partie depuis deux ans déjà. Je pensais être en paix avec son absence. J’avais trié ses affaires, fermé sa chambre, conservé seulement son foulard préféré et un petit coffret en bois que je n’ai jamais réussi à ouvrir. Mais parfois, le vide se glisse sans prévenir. Et ce matin-là, il avait pris toute la place.

Je m'appelle Naïla Adéyémi et j'ai 28 ans. Restauratrice d’art, amoureuse de ce qui a vécu, abîmée par ce qui aurait dû durer. Mon travail, c’est redonner souffle aux objets anciens : statues fendillées, masques craquelés, tambours usés par les danses du temps. Mais je n’ai jamais su quoi faire de mes propres fissures.

À trente minutes d’ici, mon atelier attendait déjà mes mains. Mais je n’avais pas envie de sauver qui que ce soit aujourd’hui. Pas même moi. Je voulais juste ce thé, ce calme, cette suspension entre la nuit et le jour. Mais je dois me résoudre à me lever, à prendre cette douche que j'avais déjà retardé de trente minute et aller à l'atelier. 

C'est en trainant les pas et après avoir fait tant bien que mal mes rituels du matin que je prends la direction de mon atelier situé tout prêt de l'aéroport de Cotonou. Mon papa et son nom influent - va savoir pourquoi - avait réussi à me dégoter ce magnifique local qui était non seulement bien positionné mais incroyable pour la modique somme à laquelle je la loue au mois. Pour un emplacement proche de l'aéroport, les loyers étaient six voir huit fois plus chers que le mien. Mais je suis tout sauf du genre à me plaindre de mes privilèges. 

J'arrive et je gare ma voiture à l'endroit habituel, je lance une salutation générale à tous ceux qui se trouvent à l'extérieur puis je rentre dans l'immeuble en direction de l'étage qui nous étaient, mon équipe et moi réservé. 

Comme d'habitude je suis la première à arriver, je rentre rapidement dans mon bureau et je me change. Je troque ma robe à la couleur d'ébène contre ce chemisier beaucoup trop usé et son fidèle compagnon. Avant de sortir je me saisis d'un post-it sur lequel je me note que je dois songer à changer de tenue de travail. 

Ce matin-là, j’étais penchée sur un masque Nok du XIXe siècle, le genre de pièce qui vous regarde plus que vous ne la regardez. Mes mains tremblaient à peine — juste assez pour trahir ce que je refusais d’admettre : quelque chose rôdait dans l’air, quelque chose d’invisible mais familier. Une impression. Un appel. Une nostalgie qui n’avait pas encore de nom. J'aimais ça, ces objets muets, trop usés pour parler mais jamais vides de sens. Ici, tout était histoire, Des morceaux de vie, de foi, d'identité que je tente quotidiennement de recoller. 

«Naïla ! Y a du courrier pour toi ! » lança la voix chantante de Jocelyne, ma collègue, en traversant l’atelier avec une enveloppe en main

Je levai à peine les yeux, concentrée sur un éclat de peinture manquant. Sans regarder l'horloge, je su qu'il devait être un peu moins de midi car ici on recevait les courriers à 11h30, ensuite le temps pour l'équipe de faire le tri et de distribuer le courrier de chacun.

« Pose-le sur la table, je verrai plus tard. »

Mais Jocelyne insista.
« Non, regarde. C’est pas une facture. Regarde-moi ça… une vraie lettre, écrite à la main. Et ça vient de… attends… Brazzaville ? »

Je redressai la tête, un pli au front. Brazzaville ? Je n’y connaissais personne. Aucun ami, aucune famille.

Je m’essuyai les mains sur ma blouse tachée de vernis et prit l’enveloppe. L’écriture était fine, penchée, un peu tremblante. Pas de timbre moderne, mais une de ces vieilles étiquettes qu’on ne trouvait plus que dans les petites agences de poste poussiéreuses.

L’expéditrice : Mama Élise.

Je ne connaissais pas ce nom. Mais il y avait autre chose.

Sous le nom, une phrase.
"Pour Naïla Adéyémí, fille de Nora, petite-fille d’Abiba."

Mon cœur manqua un battement.
Abiba.
Ma grand-mère.

J’eus un léger vertige. Pas à cause de la chaleur. Plutôt à cause de ce nom que je n’entendais plus depuis des années, que personne ne prononçait plus.

Je n’ouvris pas la lettre tout de suite. Je restais figée, les doigts serrés sur le papier, comme si l’enveloppe allait exploser.

« Tu vas l’ouvrir ou je dois appeler la police ? » plaisanta Jocelyne.

Mais je ne répondis pas. Devant mon insistance de ne pas l'ouvrir, elle poussa un soupir puis s'en alla me laissant me reconcentrer sur ma tâche. 

Je ne sais pas pourquoi je l’ai laissée là, sur ma table, pendant des heures. Peut-être que je pressentais que rien ne serait plus pareil, une fois le sceau brisé. Peut-être que j’avais peur. Ou peut-être que, quelque part, je savais déjà que cette lettre n’était pas simplement un message.


Le pacte des coeurs