Chapitre 1 : Repas de famille
Write by Chrime Kouemo
Denise Moyo poussa un profond soupir en ouvrant la porte du deux pièces qu’elle louait à Tsinga. Il y avait une nouvelle fuite au plafond. De l’eau gouttait sur son canapé couleur crème et une grosse auréole noirâtre s’était formée sur le dossier.
Ça ne s’arrêterait donc jamais ! Quatre mois qu’elle avait emménagé dans cet appartement et à chaque pluie diluvienne, elle avait droit à des infiltrations d’eau malgré les multiples réparations du propriétaire. Quand ce n’était pas la gouttière qui fuyait et crachotait sur son petit balcon, c’étaient les fissures mal colmatées de la dalle inachevée du dessus qui laissaient passer l’eau, humidifiant tout l’espace. Des cloques apparaissaient çà et là sur le plafond qu’elle avait repeint lors de son aménagement.
Elle posa son sac de sport au sol et alla se servir un verre d’eau dans la petite cuisine attenante au salon.
Il y avait des jours où faire preuve d’optimisme était difficile. Elle n’était pourtant pas quelqu’un de négatif, mais ces derniers mois, elle avait l’impression que la vie s’acharnait contre elle, un peu comme si elle estimait qu’elle lui avait offert son content de bonheur, qu’elle lui avait trop donné trop vite et que maintenant elle ne devait plus rien attendre d’elle.
Denise secoua la tête. Ce n’était pas la peine de se flageller ainsi. C’était une mauvaise passe. Tout le monde en traversait au moins une au cours de sa vie. Ça passera ! Elle appellerait Monsieur Fotso, son bailleur, et il ferait réparer la fuite. Quant à sa matinée d’entraînement perdue à cause d’une énième coupure de courant, eh bien... elle la rattraperait ce soir ou demain en se levant plus tôt encore. Il le fallait de toutes les façons. Elle ne pouvait se permettre de s’apitoyer sur son sort. Après six mois d’inactivité et des finances au plus bas, elle avait plus que jamais besoin de se sortir la tête de l’eau.
De retour dans le séjour, elle récupéra ses habits sales dans le sac et se dirigea vers la salle de bain.
Elle grimaça en voyant son reflet dans le miroir. Il était plus que temps qu’elle rafraîchisse sa coiffure et sa couleur. Peut-etre qu’elle devrait essayer l’acajou cette fois-ci ? Ça la changerait du blond cendré qu’elle portait depuis un bon moment. Elle en était là de ses réflexions quand elle entendit son téléphone sonner dans le salon. Un sourire fleurit sur ses lèvres comme elle reconnaissait la sonnerie personnalisée.
— Hé Pupuce ! C’est comment ? Dit-elle aussitôt après avoir décroché
— On est là. C’est à moi de te poser la question. Comment était ta séance aujourd’hui ?
— Franchement très bien, jusqu’à ce que qu’ENEO fasse des siennes.
— Vraiment... l’énergie noire et obscure là, on va même faire comment ?
— Je pensais pourtant qu’en louant le local en plein Bastos, je serai au moins épargnée. Tu parles !
— Vraiment ! Assia, ma belle. Sinon, tu n’as plus eu de douleur comme la dernière fois ?
Denise fit machinalement pivoter sa cheville droite.
— Non, plus du tout heureusement. Ma kiné m’a dit que ça pouvait être aussi liée à l’appréhension. En tout cas, je rentre dans le dur la semaine prochaine.
— Je ferai tout pour être là à ton premiers cours. Il faut que je m’arrange avec la nounou pour qu’elle me gère les enfants.
— Si tu n’y arrives pas, ce n’est pas grave hein ? Tu as déjà fait tellement pour moi Eloïse.
— Arrête avec ça ! Est-ce qu’on est amis pour les beignets ? Je te sers à quoi si je ne suis pas là pour te soutenir quand tu es dans les difficultés ?
— Je sais même ? Répliqua Denise en souriant.
— Voilà ! Je serai là un point c’est tout. Au fait, tu as décidé quoi finalement pour le repas familial ?
— Je n’y vais pas, je vais profiter pour travailler sur mon projet de spectacle, répondit elle en s’asseyant sur son canapé, une jambe repliée sous elle. Et puis, la dernière chose dont j’ai envie, c’est d’une prise de tête avec ma mère.
— Weee Denise toi aussi ! Change un peu non ?
— Pardon, laisse-moi ! Tu fais comme si tu ne connaissais pas Madame Rita.
Comme à chaque fois qu’elle l’entendait appeler sa mère de cette façon, Eloïse éclata de rire dans le combiné, lui arrachant un sourire. Son amie avait été aux premières loges lorsqu’elle donné ce surnom à sa mère alors qu’elle n’était âgée que de huit ans. C’était en référence à leur institutrice en classe de CE1 qui était d’une sévérité légendaire, tout comme Rita Moyo.
— Tu m’as dit que Samy sera là, non ? Il va jouer les tampons, argumenta encore Eloïse.
— Ouais, mais non, je reste pépère chez moi...
En raccrochant quelques instants plus tard, elle avait le sourire aux lèvres et son humeur ombrageuse liée à son entraînement avorté était définitivement partie.
Eloïse avait meilleur effet sur elle qu’une thérapie. En un quart de siècle d’amitié, elle avait toujours pu compter sur elle et ce en toutes circonstances. Elle avait toujours été là pour rire avec elle, pleurer avec elle, l’encourager, la motiver, la consoler, et lui tirer les oreilles quand c’était nécessaire. Il en était de même pour elle envers Eloïse, même si elle n’avait jamais eu l’occasion de lui tirer les oreilles, tellement son amie était la droiture incarnée. Leur entourage s’était longtemps demandé ce qui pouvait lier deux personnes aux caractères aussi diamétralement opposés. Tout ce qu’elle trouvait à répondre, c’est qu’elles se complétaient, et c’était ce qui rendait leur amitié si belle et si extraordinaire.
Peu de gens pouvaient se targuer d’avoir une amie de ce genre dans leur entourage, qui était à la fois une compagne des quatre cent coups et un garde-fou. Eloïse était son devant-derrière comme elle aimait à se le dire et ces derniers mois, elle lui avait encore prouvé qu’elle serait toujours là pour elle.
Un coup sec frappé à la porte d’entrée tira Denise de la vidéo d’une compétition de danse qu’elle visionnait pour tromper sa flemme de se faire à manger.
Un large sourire étira ses lèvres quand elle trouva Samy, son grand frère à la porte. Elle le salua d’une bise sur la joue et s’effaça pour le laisser entrer.
— Qu’est ce que tu fais là ? Tu n’assistes pas au repas de famille ?
— Si, et je suis venu te chercher.
— Oh Samy, je t’ai déjà dit que je ne viendrai pas, non ? Même le pater n’a pas insisté.
— Mais moi j’insiste. Ce n’est pas tous les jours qu’on se retrouve tous ensemble, surtout avec Manu qui est toujours en déplacement et moi qui vit dans le grand nord.
Elle poussa un soupir. Son frère marquait un point. Depuis son retour au Cameroun deux ans plus tôt, les membres de leur famille au complet ne s’étaient retrouvés qu’une seule fois. Elle réprima une grimace au souvenir de la dispute qui avait éclatée entre sa mère et elle par la suite.
— Maman te laissera tranquille, je lui ai parlé, la rassura t-il comme s’il avait lu dans ses pensées.
— Hum... fit-elle sceptique.
— Allez, va t’habiller. S’il te plaît, ajouta t-il dans un sourire aux dents dignes d’une publicité de dentifrice.
Denise adorait Samuel, son grand frère, et parvenait difficilement à lui dire non, et il le savait.
Elle laissa son frère dans le salon et se dirigea dans sa chambre.
Ouvrant grand les placards, elle observa d’un œil critique ses vêtements parfaitement rangés par type et par couleur. Elle était un peu maniaque sur les bords - c’était l’un des rares traits de caractère qu’elle partageait avec sa mère.
Elle resta deux longues minutes devant son armoire, ne sachant quoi mettre qui ne risquerait pas de hérisser le poil à Madame Rita. Non pas que sa mère pût encore à l’âge de 32 ans lui dicter sa façon de s’habiller, mais ces derniers mois, elle aspirait à un peu plus de paix et faisait de son mieux pour fuir les problèmes. C’était la raison pour laquelle, elle avait décliné sa participation au repas familial; sa mère et elle s’entendaient comme chien et chat. Moins elles se voyaient, mieux elle se portait.
Finalement, son regard accrocha une jupe crayon de couleur noire en matière jersey. La fente sur les deux côtés remontait un peu au dessus du genou, mais cela restait sobre. Pour compléter sa tenue, elle choisit un top à la coupe crop en tissu pagne. La jupe étant de style taille haute, elle ne risquait pas de montrer un bout de peau de son ventre, ce qui avait le don de faire enrager Rita Moyo, en chrétienne catholique intégriste qu’elle était.
Elle se débarrassa du legging et du teeshirt qu’elle avait enfilés après sa douche et s’habilla rapidement. Elle se maquilla ensuite légèrement avant de relever ses longues tresses blondes au sommet de son crâne. Deux petites créoles aux oreilles, une paire de sandales à hauts talons et le tour était joué. Elle récupéra son petit sac à mains sur la commode et sortit.
— Qu’est-ce qui est arrivé à ton plafond ? Il y a une fuite ? demanda Samy quand elle le retrouva au salon.
— Tchip... Si ce n’était qu’une seule. Ça n’arrête pas depuis que je suis ici. Je me demande ce que ce sera pendant la grande saison de pluies. Dès que je me refais une santé financière, je déménage vite fait d’ici.
— Tu sais que je peux t’aider, non ? Proposa Samuel, le regard plein de sollicitude.
Denise secoua automatiquement la tête.
— Merci Samy, mais tu as déjà beaucoup fait pour moi. Je veux vraiment m’en sortir toute seule.
— Hum... En tout cas, tu sais où me trouver... Tu es nyanga hein ? Commenta t-il en la regardant de haut en bas. Même si la mater risque de bavarder, fit-il taquin.
— Faut pas trop me demander non plus , ricana t-elle. J’aurais bien voulu mettre un kaba pour la tranquillité d’esprit de tout le monde, mais ils sont tous sales.
Samuel éclata de rire.
— C’est comme ça qu’on t’aime en tout cas. Allez, viens on y va !
Dans le SUV de son frère qui les conduisait à la maison de leurs parents à Biyem Assi à l’autre bout de la ville, la conversation alla bon train. Samuel l’interrogea sur ses projets futurs et lui réitéra son appui en cas de besoin — ce qu’elle refusa une fois de plus. Avec Mylène, sa grande sœur, ils étaient les seuls de sa famille à s’intéresser réellement à son métier de danseuse chorégraphe et à l’encourager à persévérer dans la voie qu’elle s’était choisie. Elle s’estimait chanceuse d’avoir au moins leur soutien. Elle connaissait trop de danseurs et autres artistes camerounais ou africains qui n’avaient aucune adhésion des membres de leurs familles.
Les parterres de fleurs bordant la clôture de leur maison étaient splendides par ce beau dimanche ensoleillée. Denise ne put s’empêcher d’admirer les haies impeccablement taillées et le bougainvillier rose qui coiffait de ses branches et fleurs denses, les barres de fer au dessus du mur de la clôture. La barrière de couleur blanche était fraîchement repeinte. Sa mère était la seule habitante du quartier à avoir choisi une couleur aussi salissante. Avec les rues avoisinantes mal carrossées, la poussière en saison sèche ne manquait pas de laisser ses traces.
Samuel gara son 4x4 le long du trottoir, derrière celui de Mylène. Au vu du nombre de voitures alignées devant leur maison, sa mère n’avait pas limité les invitations à ses enfants et petits-enfants.
— La mater a encore invité qui comme ça ? Demanda t-elle à Samy en posant avec précaution son pied sur le sol inégal.
Ces talons n’étaient certes pas très hauts, mais depuis sa chute, elle appréhendait les dénivelés.
— Deux, trois amis de l’église d’après ce qu’elle m’a dit et ... ah oui, tu te souviens de Simon ? Notre voisin de derrière ?
— Mais oui bien sûr ! Le séminariste !
Samuel s’esclaffa. Et elle le suivit.
— Pardon, ne commence pas avec tes provocations. Tu sais qu’il avait horreur que tu l’appelles comme ça.
— Je n’étais pas la seule hein ? Se justifia t-elle.
— Oui, mais c’est toi qui avais commencé ça.
— Ouais ouais... même pas honte de te cacher derrière ta petite sœur.
Depuis la grande allée qui menait du portillon à la porte d’entrée du salon, Denise entendait la rumeur des conversations des invités. Elle délaissa Samuel qui rentrait directement au salon et fit le tour sur le côté pour passer par la cuisine où Mylène était entrain de disposer du poisson braisé sur les plateaux de service. Le délicieux fumet remonta jusqu’à ses narines déclenchant un afflux de salive dans sa bouche. Finalement, ce n’était pas une si mauvais idée que de venir à ce repas. Rita Moyo était une excellente cuisinière.
Mylène haussa un sourcil de surprise en la voyant, un sourire aux lèvres.
— Hé ! Tu ne m’avais pas dit que tu ne venais pas ?
— Oui, mais Samy est passé me chercher à la maison. Tu as besoin d’un coup de mains ?
— Non, c’est fini. Les autres assiettes sont déjà sur la table, il ne restait que celles-ci.
— Et où sont les munas ?
— Ils sont en vacances chez ma belle-mère à Ebolowa. Justin est d’ailleurs aller les récupérer.
Elle suivit sa sœur dans la grande salle à manger familiale. Plusieurs personnes tournèrent la tête à son entrée. Le regard de Denise accrocha immédiatement celui de sa mère qui la détailla de haut en bas avant de la gratifier d’un de ses sourires coincés dont elle seule avait le secret; sa tenue était donc potable.
Denise commença par saluer les invités. Il y avait un couple d’à peu près le même âge que ses parents, une jeune femme du nom d’Esther, la trentaine environ, à l’air sage et au sourire avenant.
Simon Ateba écarquilla les yeux quand elle s’approcha de lui, l’air sincèrement ravi. Il se leva et lui fit la bise.
— Hé ! C’est comment ? J’avais appris que tu étais rentrée.
— Oui, ça fait presque deux ans que je suis de retour. Et toi, comment vas-tu ?
— Ça va.
Il inclina la tête de côté, le sourire aux lèvres, et ajouta :
— C’est fou comment le temps passe vite ! Tu as fait combien de temps à l’étranger ? Dix ans ?
— Oui, c’est ça. Moi-même je réalise à peine des fois.
— Ok, tu me raconteras ça tout à l’heure.
Denise hocha la tête et alla saluer ses parents. Son père la prit chaleureusement dans ses bras comme à son habitude. Elle avait toujours eu d’excellents rapports avec lui même si elle déplorait son manque de caractère face à sa mère. Adolescente, elle lui en avait parfois voulu de toujours courber l’échine devant sa femme et de ne lui apporter qu’un soutien de façade. Avec le temps, elle avait appris à le prendre tel qu’il était et à ne rien attendre de lui. Elle s’en portait nettement mieux.
Rita Moyo lui fit une bise rapide et invita les convives à s’installer à table. Denise se retrouva en face de Simon et aux côtés de Samuel et Mylène. Après la prière réglementaire, le repas fut servi.
***
Denise et ses frères s’étaient installés dans la cour à l’arrière de la cuisine comme au bon vieux temps, à siroter un jus de gingembre bien frais — spécialité de Mylène —, à discuter de tout et de rien. Simon et Esther les avaient rejoints, délaissant les plus vieux au salon.
Il y avait des gens sur qui le temps n’avait aucune prise, se dit Denise en observant Simon qui venait d’entamer une conversation avec Samuel et Manu. Il avait la même vieille coiffure qu’elle lui connaissait, faite de cheveux coupés formant un plateau au sommet du crâne à la Will Smith dans le Prince de Bel Air. Son visage à la mâchoire carrée et aux sourcils denses légèrement incurvés gardait le même air ringard. À la seule différence, il portait à présent une barbe fournie et impeccablement taillée d’un noir luisant où s’accrochaient quelques poils argentés. Son style vestimentaire n’avait pas changé non plus. Sa vilaine chemise en tissu pagne mal coupée tombait sur son pantalon noir à la coupe large qui ne soulignait rien de son corps. Il était vrai que les goûts et les couleurs ne se discutaient pas, mais quand même... Avec un peu d’efforts, il aurait pourtant été pas mal.
Elle réprima un sourire. Les nombreuses années à être servant de messe à l’église Saint Marc ne l’avaient pas aidé à améliorer son style. Le surnom de séminariste lui venait d’ailleurs de là. Au quartier, Simon était l’adolescent sérieux que les parents citaient en référence. Aîné d’une fratrie de cinq enfants, il semblait avoir acquis le sens des responsabilités au berceau. Il était solitaire, sortait très peu, ne s’intéressant qu’à ses études et à ses activités à l’église. Elle ne se rappelait plus le nombre de fois que sa mère les avait comparés ses frères et elle à lui. « Regardez Simon, il est dans ses cahiers pendant que vous passez votre temps à jouer », « Simon aide ses parents ». Avec le recul, elle constatait que cela n’avait pas dû l’aider à se faire des amis au quartier. Samuel et lui ayant le même âge et ayant fréquenté le même lycée n’avaient jamais été proches, par exemple.
— Tu te sens prête pour la reprise la semaine prochaine ? demanda Mylène, la tirant de ses pensées.
— Oui, j’ai hâte de retrouver mes élèves.
— Ah ! Je n’aurais jamais pensé que nous étions collègues ! S’exclama Esther , assise à sa gauche. Tu es prof dans quel établissement ?
Denise se tourna vers elle et lui adressa un petit sourire.
— Nous ne sommes pas vraiment collègues, corrigea t-elle. Du moins, pas comme tu le crois. J’enseigne la danse.
— Ah ?
Le sourire d’Esther s’estompa progressivement, tandis que ses yeux s’écarquillaient légèrement de surprise.
Denise était habituée à ce genre de réactions à l’énoncé de sa profession. Avec un père ingénieur et une mère professeur, les gens étaient toujours surpris qu’elle ait choisi cette voie.
— Et toi ? Tu enseignes quel matière ? Lui demanda t-elle en retour.
— Je suis prof de maths au Lycée Leclerc.
— Ah comme maman.
— Oui, je l’ai d’ailleurs rencontrée à la réunion des professeurs de l’ouest.
— Ah ? Ce truc existe toujours ? Fit-elle, une pointe de moquerie dans la voix.
Denise n’avait jamais compris le but de se regrouper entre enseignants de la même tribu dans ce contexte, étant donné que leur unique projet demeurait la tontine. Sa mère faisait partie des membres fondateurs de l’association et en avait été la présidente plusieurs années consécutives.
— Oui, bien sûr ! répliqua Esther d’un ton légèrement indigné. L’association m’a bien aidée quand je suis arrivée au lycée. Ce n’est pas souvent évident de trouver sa place quand tu viens de la province comme les nous-ci.
— Et tu viens d’où ? Demanda Mylène.
— J’ai grandi à Bafia. Après l’école normale, j’ai enseigné à Bafoussam pendant cinq ans avant d’être affectée à Yaoundé l’année dernière.
— D’accord. Et les élèves sont comment de nos jours ? Demanda Denise. Personnellement, je reconnais que j’en ai fait voir de toutes les couleurs à certains de mes profs.
Et c’était un euphémisme ! Au plus fort de sa crise d’adolescence, elle avait fait vivre un enfer à ses enseignants, sa mère y compris.
— C’est souvent dur, répondit Esther. Et comme les classes sont de plus en plus surchargées, ce n’est pas évident de faire son travail correctement.
***
Simon écoutait d’une oreille distraite Manu et Samuel échanger sur la campagne électorale des législatives. Samuel, en tant que sous-préfet racontait les intimidations sous couvert de directives qu’il recevait du gouvernement afin que le scrutin soit conforme à leurs attentes.
En ce qui le concernait, il avait compris que pour être serein et garder sa tranquillité d’esprit, il ne fallait pas mettre son cœur sur une personnalité politique en particulier. La politique du ventre restait encore beaucoup trop de mise au pays et les retournements de veste étaient légion.
Son regard se porta sur Denise qui était en grande discussion avec Esther et Mylène. Elle gardait l’allure de la jeune fille rebelle et un peu délurée qu’il avait connue. Avec ses tresses blondes ramenées au sommet de son crâne, ses multiples anneaux aux oreilles et ses cheveux rasés sur le côté, elle ne passait pas inaperçue, exactement comme à l’époque au quartier ou au lycée où elle faisait partie des filles les plus populaires.
C’était Samy qui lui avait appris qu’elle était rentrée définitivement au Cameroun, et non sa mère qu’il rencontrait pourtant régulièrement à l’église du dimanche. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, Denise et sa mère avaient toujours été en conflit, et le temps et la distance ne semblaient pas avoir changer la donne. Les dernières affiches du spectacle de sa fille ne devaient pas avoir jouer en sa faveur.
Esther leva les yeux vers lui et leurs regards se croisèrent. Il lui sourit. C’était la troisième fois qu’ils se rencontraient. Elle était membre de l’église Saint Marc depuis peu. Il avait été surpris d’être spécialement convié au repas par Madame Moyo. Sa mère et elle ayant été de grandes amies et voisines au quartier, elle n’avait jamais eu besoin de l’inviter en particulier. D’habitude, après le culte elle lui lançait : « Tu sais que tu es le bienvenu pour manger avec nous à la maison ». Mais cette fois, elle avait pris la peine en semaine de lui envoyer un message pour lui demander s’il était libre dimanche midi après la messe. Il savait pourquoi maintenant.
Madame Moyo se comportait parfois comme une seconde mère pour lui. Si la sienne avait été encore en vie, elle aurait fait de même. Elle se serait aussi inquiétée qu’il ne soit toujours pas marié à trente-cinq ans.
Lui non plus ne s’était pas imaginé être célibataire à cet âge. Il croyait avoir trouvé en Judith la femme de sa vie, mais il s’était planté en beauté. Ce qu’il avait à lui offrir ne concurrençait pas de toute évidence l’eldorado canadien. Un an après la rupture, il avait encore du mal à s’en remettre.
Il allait prendre le numéro d’Esther. Elle lui avait fait bonne impression à chaque fois qu’ils avaient échangé. Il la trouvait calme, posée, exactement les critères qu’il appréciait chez les femmes en premier. « Judith l’était aussi »lui souffla sa conscience. Il la fit taire. Il n’allait pas s’interdire de vivre sa vie sous prétexte que les gens n’étaient pas toujours ce qu’ils semblaient être. C’était décidé, il lui demanderait son contact et l’inviterait à sortir pour faire plus ample connaissance.
— J’en ai marre de ce type ! Pesta Denise en revenant de la cuisine où elle s’était retirée pour passer un coup de fil.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Demanda Mylène.
— Il me dit qu’il va voir dans quelle mesure il va envoyer un technicien demain, répondit elle en prenant une voix nasillarde.
Simon sourit. Denise avait toujours la fâcheuse manie d’imiter les gens.
Il avait laissé Samuel et Manu à leur discussion politique et était venu s’asseoir près d’Esther et des sœurs Moyo autour de la table en rotin.
— En tout cas, il va m’entendre ce mois-ci avec son loyer si cette histoire n’est pas réglée, reprit elle d’une voix hargneuse.
— Il se passe quoi avec ton bailleur ? demanda t-il.
— Depuis que j’ai emménagé, j’ai des fuites un peu partout. Il fait venir des techniciens, mais ils ne viennent que pour bricoler je crois. Franchement dès que je peux, je déménage.
— Ça tombe bien. J’ai un de mes appartements qui se libère dans ma résidence fin de semaine prochaine. Si ça t’intéresse, tu peux venir visiter, proposa t-il.
Le visage de Denise s’éclaira.
— Ah bon ?! Et c’est où ça ?
— Au Golf, après Bastos, je ne sais pas si tu connais.
— Oui, mais j’ai peur que ce soit un peu cher pour ma bourse.
Il balaya son refus d’un revers de la main.
— Ne t’en fais pas, je te ferai un prix d’ami. On est en famille ou bien ?
Elle sembla hésiter un instant, puis acquiesça d’un hochement de tête.
— Le locataire vide l’appartement jeudi soir. Tu pourras venir visiter vendredi si ça te convient.
— Ça marche ! Merci d’avance.
— Comment c’était la France alors ? C’est là-bas que tu étais, non ?
— Oui, sauf les trois derniers années avant mon retour où j’ai vécu à Londres. Sinon, c’était très bien. Paris est une ville magique, Londres aussi d’ailleurs, avec plein d’opportunités pour les gens exerçant le même métier que moi.
— Qu’est-ce qui t’a décidé à rentrer ?
Son regard se voila un instant, puis elle haussa les épaules, désinvolte.
— Tout un tas de choses.
— Et comment va ton activité ? Ma petite sœur m’avait raconté ce qui t’était arrivé.
D’après ce que lui avait dit Amandine, le spectacle de danse Denise qui faisait couler beaucoup d’encre sur la toile camerounaise avait dû être annulé suite à l’accident dont elle avait été victime lors de répétitions.
— On fait aller. Ce n’est pas simple, mais il faut s’accrocher.
Il hocha la tête. Le pays avait les dents comme on disait, et encore plus pour les métiers comme le sien. Denise s’enquit ensuite des nouvelles de ses frères et sœurs et la discussion se poursuivit jusque tard dans l’après-midi.
De retour chez lui, Simon se rappela le sourire que lui avait adressé Esther lorsqu’il lui avait proposé de la raccompagner chez elle au moment de prendre congé des Moyo. Il avait pris la bonne décision. Il était plus que temps qu’il tourne la page sur son histoire avec Judith.