Chapitre 10 : Ce que l’on tait, ce que l’on tisse

Write by Nobody


POV Moussif 


Il est un peu plus de huit heures quand je pousse la porte vitrée du cabinet. L’air frais du matin de Pointe-Noire me colle à la peau, mais à l’intérieur, la chaleur étouffante du quotidien reprend déjà ses droits. Le bourdonnement des ventilateurs dans l’open space se mêle au frottement des dossiers qu’on manipule, des claviers qu’on martyrise, des soupirs qu’on retient. Le cabinet est petit, modeste, sans prétention, mais il tient debout. Comme moi.

— T’es revenu ! s’exclame Jules en me lançant un regard de côté.

Il tape son code sur la machine de pointage puis m’attend. Jules, c’est un des seuls gars ici avec qui je m’entends vraiment. Vif, taquin, mais pas méchant. Il porte toujours ces chemises trop colorées comme s’il voulait réveiller la grisaille du boulot.

— Revenu, ouais, dis-je sans enthousiasme en pointant à mon tour.

— Ta mémé va mieux ?

Je hoche la tête. J’esquive. J’ai pas envie de parler de ça maintenant. Il pige vite et n’insiste pas. J'avais annoncé au bureau que je serai absent pour cause familiale, à mes collègues directs j'avais dit que Maman Elise ne se sentait pas très bien. Je ne suis pas vraiment proches d'eux donc je ne veux pas en dire plus. Le boulot pour moi, c'est venir, faire strictement ce que j'ai à faire et rentrer chez moi. Fin.

Les bureaux sont répartis en trois rangées de quatre postes. Le mien, tout au fond, près de la baie vitrée qui refuse obstinément de s’ouvrir depuis trois mois. Je peux même mourir de chaleur ici le STEIM s'en fout, ils refusent obstinément de réparer ça. Je m’installe, rallume mon écran. Seulement quelques jours d’absence et déjà la montagne de dossiers semble m’attendre avec impatience. Mes collègues m’envoient quelques sourires. Les autres font semblant de ne pas voir que je suis revenu et c'est très bien ainsi, je n'ai pas envie de taper des discussions futiles par ci par là.

La journée je suis assistant comptable dans ce cabinet qui est au bord de la faillite tant les choses sont mal gérées. De plus, avec les années d'expérience que j'ai je devais normalement bénéficier d'une promotion et être au mieux chef comptable mais j'ai comme l'impression que je ne vais jamais évoluer si je reste dans ce cabinet de malheur. Cela va faire presqu'un an que je me suis mis à la recherche d'un nouveau poste mais je dois avoir une poisse énorme car malgré mes certifications, mes expériences et mes compétences je ne gagne même pas des entretiens, et quand par le plus grand des hasards on me convoque pour un entretien soit j'ai un empêchement soit on ne me rappelle alors jamais, toujours je reçois "malgré la qualité de votre CV...". J'en ai marre à présent, j'ai 30 ans bientôt 31 ans, je n'ai pas un boulot dans lequel je m'épanouis et où je suis reconnu à ma juste valeur, pas une situation sociale stable et pas de salaire raisonnable. Parce que oui, malgré les conditions pitoyables dans lesquelles j'évolue, je reçois un salaire minable. Je suis obligé de donner des cours d'étude à deux jeunes en 3ème et une autre en 2nde deux fois dans la semaine pour survivre. Ce qui fait que de 08h à 18h je suis au cabinet et chaque soir du lundi au samedi je suis dans les maisons deux heures pour enseigner. Ce n'est pas beaucoup ce que je gagne mais au moins je m'en sors un peu. 

Je souffle puis me replonge dans mon écran. Je clique sur le logiciel de gestion. Un soupir m’échappe. J’ai à peine commencé à vérifier les lignes comptables d’un client que mes paupières deviennent lourdes. Trop lourdes.

J’ai mal dormi cette nuit.

Ou plutôt... j’ai rêvé. Encore.

Et ce rêve... Ce rêve m’a retourné.

Des tambours. Des cris. Le feu. Une guerre. Des hommes aux visages peints de blanc, armés de lances, de machettes. Des femmes qui hurlent, courant entre des cases en flammes. Au milieu, moi, Moussif. Perdu dans une scène d’un autre temps. Un homme me fait face. Grand, robuste, la peau couleur d’ébène, vêtu d’un pagne rouge sang. Il me tend un objet. Une sorte de sceptre. Je tends la main, hésite, et juste avant que je ne touche le bois sculpté, tout explose. Littéralement.

Je me réveille en sursaut, en sueur, le cœur battant.

Maintenant, au boulot, ce rêve me revient avec insistance. Je cligne des yeux pour ne pas sombrer, mais ma tête penche. Je sursaute quand mon menton cogne presque le bord du bureau. J'étais en train de somnoler, moi à qui cela n'est jamais arrivé auparavant. Il faut que je me lève, que je bouge un peu histoire de faire fuir ce sommeil qui veut me honnir ici. Je prends mon téléphone, le glisse dans ma poche et file vers les toilettes. Là, dans le miroir crasseux, je me fixe. Mes cernes sont des souvenirs gravés. Je passe de l’eau sur mon visage, plusieurs fois, jusqu’à ce que le froid m’arrache un frisson.

Je pousse un soupir et m'autorise quelques minutes histoire de reprendre mes esprits. Il n'est que 10h et il va falloir que je tienne jusqu'à 18h, ça va être infernal mais je n'ai pas le choix, j'ai des factures et un loyer à payer en fin de mois.

En retournant à mon bureau, ce rêve qui m'a valut de passer une nuit exécrable me revient en tête. Je veux comprendre ce rêve. Et pour ça, il faut que je parle à Maman Élise.

La journée passe, longue comme un sermon sous la pluie. À midi, je grignote du riz sec sous mon bureau, je n'ai pas vraiment faim. À 18h, je quitte le cabinet en disant au revoir à ceux encore présents.

Direction chez Maman Élise.

La maison n’a pas changé. Le portail grince toujours autant. Les enfants — mes neveux — courent pieds nus dans la cour. Le plus petit, Kevin, vient s’accrocher à ma jambe.

— Tonton ! Tonton t’es rentré !

Je souris malgré moi.

— Tu as été sage aujourd’hui ?

Il hoche vigoureusement la tête. Je sais qu’il ment, mais je le laisse passer.

Je trouve Maman Élise sur la véranda, assise dans son fauteuil en rotin. Elle tricote un pull qu’elle ne finira probablement jamais. Ses doigts vont lentement, trop lentement.

— Maman.

Elle lève les yeux. Son visage s’éclaire.

— Mon fils. Tu es venu.

Je m’approche, l’embrasse sur la joue. Son parfum à la lavande me serre la gorge. Elle me serre la main, longuement.

— Tu as l’air fatigué.

— Je dors mal, maman. J’ai encore rêvé cette nuit...

Mais je n’ai pas le temps d’achever ma phrase. Une porte claque à l’intérieur. Et la voix stridente de Christelle déchire le calme du moment.

— Maman Elise ! J’ai dit que je ne veux pas qu’ils mangent le riz de ce midi ! Il était pour moi ! Tu donnes tout à ces enfants, comme si c’était toi leur mère !

Je me lève d’un bond. Mon cœur cogne dans ma poitrine. J’entre.

Christelle est dans le salon. Les enfants se tiennent derrière elle, effrayés. Elle les repousse d’un revers de main. Je serre les poings.

— Christelle, tu peux pas t’arrêter deux secondes ? Tu peux pas te taire ?

Elle se tourne vers moi, les yeux pleins de rancune.

— Oh, voilà le grand sauveur ! T’es jamais là mais tu viens faire le père moralisateur. Vas-y, joue ton rôle de saint, Moussif !

Saint ? Mais oui bien sûr que je suis ton sauveur ! Je paie ton loyer, l’école des enfants, je fais les courses ici et je bosse deux tafs pendant que toi, tu passes tes journées sur TikTok ou avec des gars qui disparaissent après deux semaines ! Tu n'as donc honte de rien ?

— Je t’ai rien demandé ! T’as choisi ça tout seul !

— Oui, parce que toi tu n’es même pas foutue de les nourrir, tes enfants ! Je fais de mon mieux et tu oses te plaindre ? Tu es tombé sur la tête ? Tu sais à qui tu t'adresses comme ça, attends tu penses que je suis trop ton égal ? Et je ne veux plus me répéter, c'est la dernière fois que tu parles mal à Maman Elise, sinon je vais tellement te faire ta fête ici petite impolie. 

Maman Élise crie, mais personne ne l’écoute. La tension est si lourde qu’on pourrait la trancher.

Je quitte la maison une heure plus tard, le cœur en feu. J'ai passé mon temps à rassurer les enfants et m'excuser auprès de ma mémé que j’avais même pas parlé du rêve. J’avais rien dit. Je suis trop en colère.

Je rentre chez moi. J’enlève mes chaussures et je m’affale directement sur le lit. Je souffle. Et puis, sans réfléchir, je prends mon téléphone.

Naïla.

Depuis trois jours, on échange. Petits mots. Salutations. Rien de plus.

Je tape.

Moi: "Journée pourrie. J’ai pas fermé l’œil cette nuit. Reprise du taf."

Quelques minutes plus tard :

Naïla : "Je comprends. T’as quand même tenu debout toute la journée, c'est pas rien"

Je souris, sans le vouloir. 

Moi : "Merci. Et toi ? T’as survécu à ta journée ?"

POV Naïla


Je n’ai pas entendu mon téléphone vibrer. Il doit être quelque part entre deux pots de colle organique et des gants pleins de résidus. Mais je ne peux pas m’arrêter maintenant.

L’odeur des produits chimiques, les pigments de l’ivoire, la surface craquelée du masque Dan que je suis en train de restaurer… tout me garde concentrée. La pièce est silencieuse, si ce n’est le léger grattement de ma spatule que je fais glisser doucement sur les parties endommagées.

Un masque Dan. Authentique. Ce masque avait été envoyé par le musée partenaire d’Abidjan pour une exposition temporaire. L’objet a une aura, une histoire, un regard presque humain. Je me suis jurée de le rendre à la vie. C’est mon devoir.

Il fait parti des objets qui ont accusé du retard du fait du manque d'organisation de l'équipe de production. Charles m'avait fait livrer les objets dont le traitement avaient pris le plus de temps par rapport à la date de réception et je m'étais tout de suite mise à l'oeuvre. J'avais été fortement remontée que nos partenariats internationaux figurent dans ce lot et j'avais moi même contacté tout le monde pour m'excuser du retard dans le traitement. L'atelier malgré son succès ne peut se permettre de perdre un seul client surtout les clients internationaux car mon objectif c'est de briller à l'international. Le bouche à oreille est très important dans mon milieu et une seule erreur peut ternir l'image de marque de mon entreprise, ce que je ne peux permettre, pas après tout ce travail et tous ces sacrifices. 

— Naï, t’as regardé l’heure ? me souffle Jocelyne en passant la tête par la porte.

Je sursaute. Ma main manque de glisser.

— Quoi ? Quelle heure il est ?

— Dix-huit heures passées. T’es encore là-dedans depuis ce matin sans pause. 

Je lâche mes outils, regarde mes doigts engourdis, puis mon téléphone que je retrouve enfin, entre deux chiffons. Trois messages non lus. Un de Jocelyne, un de Charles, un de... Moussif.

— Merci de m’avoir prévenue, Jo. Je file chercher Maïssa, je t’appelle plus tard, ok ?

Elle hoche la tête, puis sort en soufflant, sac à l’épaule.

Je cours jusqu’à mon bureau, passe un jean propre, un haut blanc et glisse un foulard dans mes cheveux. Quelques secondes plus tard, je suis en route vers l’école de Maïssa. J’arrive pile à temps. Elle me saute dans les bras, son cartable bringuebalant sur son dos.

— Maman ! T’es encore arrivée à la dernière minute !

— C’est la tradition, non ?

Elle rit, puis grimpe à l’arrière de la voiture. Direction la CENSAD, comme presque chaque soir. Même si l’ambiance est lourde. Même si je ne sais plus trop comment leur parler.

La maison familiale est toujours aussi impeccable. Les haies sont taillées au millimètre près, la grande porte noire s’ouvre automatiquement à notre arrivée. Mais le silence qui y règne depuis la fameuse lettre est pesant. Presque hostile.

Maïssa court saluer ses grands-parents, comme si de rien n’était. Je la laisse faire, un peu en retrait.

Je suis assise dans le salon, téléphone en main, à répondre au message de Moussif quand la voix de mon père me tire de mes pensées.

— Naïla ?

Je lève les yeux. Il me fixe, droit. Ma mère est assise non loin, les mains croisées.

— Tu as trouvé quelque chose d’intéressant sur ton téléphone ?

Je pince les lèvres.

— Je vous le dirai... quand vous serez décidés à tout me raconter aussi.

Silence.

Il se prolonge, pesant, frustrant. Ni ma mère ni mon père ne réagissent. Ils échangent juste un regard. Je soupire et me replonge donc sur mon écran.

Moi : "Tu sais quoi ? Je crois qu’on a eu tous les deux une journée bien pourrie"

Moussif : "Et moi qui croyais être le roi du martyr aujourd’hui."

Moi : "Je pense venir à Pointe-Noire dans deux semaines. À l’occasion des fêtes."

Je fixe l’écran.

Il lit. Il ne répond pas tout de suite. Mon cœur tape plus fort que je veux bien l’admettre.

Finalement :

Moussif : "Sérieux ? C’est une bonne nouvelle. Enfin, je crois. C’est pour les vacances ?"

Moi : "Disons que c’est la période qui me convient le mieux."

Je n’écris pas que c’est parce que Maïssa sera en congés et que je viendrai avec elle. Ni que je n’ai jamais passé un 31 décembre loin de mes parents depuis 28 ans. Je n’écris pas non plus à quel point j’ai peur de leur réaction quand je leur annoncerai.

Je garde ça pour moi. Pour l’instant.

— Et avec les autres familles ? demande soudain ma mère, les yeux rivés sur moi.

Je lève un sourcil.

— Les enfants qui harcelaient Maïssa précise-t-elle 

— Ah oui

Je me redresse.

— Sur les huit familles contactées, trois ont fait les difficiles dont la mère de Nadia, l'ex meilleure amie de Maissa. Mais les cinq autres ont reconnu la faute de leurs enfants et promis de réagir et de les punir sévèrement pour qu'ils ne recommencent plus. J’ai bon espoir que ça ne se reproduise pas. Je vais surveiller ça de près.

Ma mère hoche la tête, sans commentaire.

Je me tourne vers Maïssa, installée avec sa tablette sur le tapis.

— Samedi, Mike vient à la maison.

— Mike ? demande mon père.

— L’ami de Maïssa. Je veux le rencontrer et savoir un peu avec qui elle traîne.

Je vois le regard approbateur de mon père suivit d'un léger sourire.

Mais moi, je sens mon cœur se serrer. Tout ça... C’est beaucoup.

Alors je m’excuse. J’embrasse mes parents, récupère Maïssa et quitte la maison. Il fait frais dehors. L’air du soir me réveille un peu.

Dans la voiture, Maïssa s’endort presque aussitôt. Son souffle régulier me calme.

Je reprends mon téléphone avant de démarrer.

Moi : "T’as déjà rêvé de trucs étranges ? Genre... comme si c’était pas toi, mais un autre toi, dans une autre époque ?"

La réponse met quelques secondes à arriver.

Moussif : "Wow. En fait… cette nuit. C’est exactement ça. Tu veux que je te raconte ?"

Je reste figée.

Ce genre de coïncidence... ce genre de lien invisible...

Je tape doucement.

Moi : "Raconte-moi."

Il me raconte le rêve étrange qu'il a fait et je lui raconte à mon tour le rêve que j'avais fait il y'a quelques jours. C'est étrange tout ça, encore plus étrange car nos rêves se rejoignent. Lui était debout en train d'observer des femmes qui courraient entre les flammes, moi j'étais l'une des femmes qui courraient entre les flammes.

Etrange.

Le pacte des coeurs