Chapitre 10 : Retour dans le passé
Write by Auby88
Dix ans plus tôt…
Mélanie DALI
Devant le tableau noir de la classe, nous sommes, David et moi.
David N'KOUE est mon meilleur ami, le seul d'ailleurs et vice-versa. Ce maigrelet pas élancé est la risée des filles et souvent traité de femelette par les garçons. Quant à moi, je n'ai pas d'amie fille et je ne plais pas aux mecs. Tous me trouvent ringarde parce que je ne suis jamais coquette et que je porte les vieux habits trouvés parmi les dons faits aux religieuses du foyer dans lequel je réside. Les quelques rares fois où les filles de ma classe se sont intéressées à moi, c'était pour que je les aide à améliorer leurs notes ou faire des exercices.
Eh oui. Je suis la fille de miséreux paysans qui n'ont jamais quitté le petit village d'Akiza où je suis née. Ils n'ont jamais su parler la langue coloniale, ni mis pied à l'école. Je me rappelle du sol rouge que mes pieds foulaient chaque jour. Je me souviens de notre vieille case penchée dont le toît en paille laissait filtrer les rayons de soleil ainsi que les gouttes de pluie que maman recueillait précieusement dans un répicient rouillé qui faisait partie de nos biens. La rivière était bien loin et il fallait faire des kilomètres pour aller chercher de l'eau. Des travaux aux champs, nous vivions. Papa récoltait quelques cultures que maman allait vendre au marché en contrepartie de maigres revenus. Parfois, il n'y avait rien à manger. Nous étions pauvres, mais je me souviens de l'amour qu'il y avait entre ces deux-là, de l'affection qu'ils me témoignaient. J'étais le seul enfant qui leur restait, ma soeur et mon frère aînés ayant été fauchés par la mort dans leur plus jeune âge.
Grâce au programme de gratuité de l'école primaire pour les filles, j'ai eu la chance d'aller à l'école. Et puis, papa tenait à ce que je ne sois pas illettrée comme eux. Notre vie a basculé quand papa a succombé à une maladie étrange quand j'avais à peu près 8 ans.
Ma mère, cette femme forte malgré les difficultés et sa maigreur apparente, a dû travailler pour deux, économisant autant qu'elle pouvait pour m'acheter l'uniforme d'école, des outils scolaires et régler d'autres frais connexes. Étant consciente des sacrifices de ma mère, je me suis jurée de ne jamais la décevoir, de briller dans mes études pour devenir une personne importante et pouvoir lui offrir demain une vie décente. Mes rêves de grandeur se sont accrus quand j'ai vu la fille d'une voisine revenir au village, bien sapée et conduisant une belle bagnole. J'ai appris qu'elle était avocate à Cotonou et qu'elle gagnait bien sa vie en défendant des causes nobles. Ma vocation pour le métier d'avocat venait ainsi de naître.
Mon endurance a finalement payé. Grâce à mes performances scolaires, j'ai atterri dans un prestigieux collège de Cotonou. Malheureusement, j'ai dû en payer le prix : la mort de ma mère quelques semaines après mon départ. La solitude et le départ de sa fille, doublée de la misère dans laquelle elle vivait, avaient eu raison de sa vie.
Je me rappelle encore ses yeux tristes le jour où je partais. Elle n'approuvait pas ma décision, même si elle voulait que je devienne quelqu'un d'important. Dans ma langue maternelle, elle m'avait dit ses craintes.
- Ma fille, la ville est dangereuse et toi si fragile ! Pourquoi veux-tu aller là-bas et me laisser seule ici ? Depuis la mort de ton père, je n’ai personne d’autre que toi !
L’adolescente que j'étais avait plein de rêves. D’ambitions. J'étais pressée de côtoyer la ville. De m’habiller à la mode. De ressembler à cette grande dame de la ville, mon idole, l’avocate qui venait souvent sensibiliser les femmes du village sur leurs droits.
J'ai rassuré ma mère, debout derrière elle, les mains autour de son cou :
- Ne t’inquiète pas, Maman. La ville n’est pas telle que tu le dis. Là-bas, je gagnerai beaucoup d’argent. Et ainsi, nous serons très heureuses.
J'étais persuadée que la richesse était synonyme de bonheur. Même si monsieur Kolawolé, un instituteur de notre village répétait souvent que « Toute vie qui n'a pour but que de ramasser de l'argent est une piètre vie », ajoutant qu’elle était d’un certain Andrew Carnegie, que je traitais d’insensé. De toute façon, j'étais trop jeune, trop ambitieuse, trop tête en l'air pour saisir la véracité et la portée de cette citation.
Donc, si je suis dans ce collège parmi tous ces gosses de riches, c'est grâce à mon mérite. J'étais parmi les trois premiers du Bénin au Brevet d'Etude du Premier Cycle (BEPC). Actuellement j'ai seize ans et je suis en première scientifique.
Quant à David âgé de 17 ans, il vient d'une riche famille de docteurs et envisage suivre la voie familiale. Il rêve particulièrement de devenir pédiatre. Il adore jouer avec les enfants et parfois se comporte vraiment comme un enfant.
Nous sommes tous deux les meilleurs élèves de la classe, nous disputant chaque fois la première et la deuxième place. Quoi qu'il en soit, David est calé en biologie tandis que moi en physiques-chimie. Nous nous entraidons autant que possible. Parfois, quand je le peux, je me rends dans la magnifique demeure dans laquelle il vit. Ses parents sont très humbles malgré la colossale fortune qu'ils ont. Sa mère tient chaque fois à ce que je me régale des succulents mets que le cuisinier concocte. Elle me gratifie parfois d'un peu d'argent, de parfum ou de produits de maquillage que je m'amuse à appliquer et effacer dans les toilettes du dortoir. Il faut dire que les religieuses du foyer dans lequel je dors ne tolèrent pas qu'on se maquille.
Actuellement, je suis avec David dans notre salle de classe. Il m'aide à résoudre un difficile exercice de biologie.
Malgré tous mes efforts, je perds peu à peu ma concentration. Pendant qu'il s'évertue à m'expliquer l'exercice, moi je me plonge dans mes pensées.
- Mélanie !
Sa voix me ramène à la réalité.
- Oui, David.
- Qu'est-ce que tu as ? Tu sembles trop distraite.
- Je n'ai rien, David.
- T'en es sûre, demande-t-il en déposant la craie. Tu peux tout me dire.
- Je t'assure que je n'ai rien. Continuons.
- C'est Charles qui te met dans un tel état, n'est-ce pas ?
Je nie tout en bloc.
- Non !
- Tu n'as jamais su mentir. Je vois la manière dont tu restes admirative devant lui, en particulier au mât quand il dirige la levée des couleurs.
- Je ne vois vraiment pas ce dont tu parles. Tu sais bien que je suis une fille modèle et que j'ai des principes de vie.
- J'espère que tu dis vrai parce que ce gars n'est vraiment pas bon pour toi. Il change de filles comme on change de chaussettes. En tout cas, je t'ai à l'oeil ! achève-t-il en reprenant sa craie.
Je reste confuse. Je ne dis mot. Durant les minutes qui suivent, je m'efforce de rester concentrée.
Dans la nuit...
Primo, apprendre mes leçons ; parfois, en boire chaque mot. Secundo, maquiller en cachette mon visage pour faire plus que mes seize ans, contempler mon reflet dans le miroir des toilettes du foyer, esquisser mon plus beau sourire et me démaquiller jusqu’à ôter toute trace de fard. Tertio, dévorer des pages d’un roman à l’eau de rose emprunté à la bibliothèque du collège et m'endormir non sans avoir fantasmé.
C’est ainsi que s’écoule chacune des soirées de la collégienne "modèle" que je suis. Je ne fréquente pas les garçons ... mais j'aime les épier. Particulièrement un chaque lundi matin au mât. C’est lui qui entonne l’hymne national, chant que tous exécutent au garde-à-vous, le regard levé vers les couleurs. Sauf que le mien passe discrètement du drapeau au visage du jeune homme. A chaque fois que je le vois, mes pieds se dérobent et chaque vers de l’hymne se fraye péniblement un chemin à travers ma gorge. Serait-ce l’amour qui me trouble ainsi l’âme, me fait perdre mes sens ? L’amour dépeint dans les romans à l’eau de rose, l’amour couleur de baisers de sel, de romantisme à l’excès, de cœurs qui palpitent, de corps qui s'unissent, de bonheur qui emplit l’air… ?
Il est près de minuit mais je peine à dormir dans le dortoir que j'occupe avec d'autres filles. Toutes mes pensées convergent vers lui, vers Charles.
Charles da MATHA, 17 ans, est le responsable de notre classe et le délegué de tout le collège. C'est un garçon très beau, le plus beau d'ailleurs. Adulé par les filles, il est. Elles se bousculent presque pour être avec lui. On dit qu'il est un coureur de jupons mais cela ne m'a pas empêché de tomber amoureuse de lui.
Je soupire profondément. De toute manière, jamais il ne s'intéressera à une fille comme moi. Dans l'espoir de dormir, j'entreprends de lire quelques pages du roman à l'eau de rose que j'ai emprunté récemment au collège.
Je me munis de la petite torche mobile que je traîne partout pour lire les mots couchés dans le livre. Tout mon corps frémit en imaginant les baisers au goût de sel que les amoureux présents dans le roman se donnent, en pensant aux sensations qu'ils éprouvent en faisant l'amour... Je finis par m'endormir, toute rêveuse...
Les jours s'égrènent lentement. Je languis d'amour pour Charles qui semble ne pas me remarquer. Pourtant, un jour un miracle se produit. Je suis seule dans la classe pendant la récréation quand une silhouette s'approche de moi. Je tourne la tête et je le vois.
- Bonjour miss Mélanie.
J'ai l'impression de rêver. Jamais auparavant, il ne m'avait adressé la parole. Je suis tellement perdue que je peine à répondre.
- Puis-je m'asseoir près de toi ?
Je hoche faiblement la tête.
- J'ai besoin que tu m'aides en physique-chimie. Mes notes dégringolent dans la matière et je sais que tu es une pro. T'es d'accord ?
Je finis par quitter mon mutisme.
- Oui, sans problème. Quand veux-tu qu'on commence ?
Pendant qu'on parle, deux filles entrent dans la salle et me regardent d’un air peu orthodoxe. Je me fiche. Je ne fais rien de mal avec le "chouchou" des filles.
- Demain après les cours, me répond-t-il.
- C'est noté.
- Là, je dois te laisser.
En se levant, il tombe sur mon meilleur ami, également voisin de table qui le toise.
- Qu'est-ce qu'il te voulait celui-là ? s'enquiert-il en s'asseyant près de moi.
- Que je l'aide en physique-chimie.
- Je parie que c'est juste un stratagème pour se rapprocher de toi, te mettre dans son lit et t'ajouter à son tableau de chasse. Fais très attention, Mélanie ! Je tiens beaucoup à toi et je ne voudrais pas qu'il te fasse du mal.
- Je te remercie de te préoccuper pour moi, mais j'aimerais que tu arrêtes de voir le mal partout ! Tu m'agaces à la fin ! m'insurge-je.
- Je t'aurais prévenue, Mélanie.
- Tu sembles oublier que tu es un garçon et pourtant je travaille avec toi. Alors, où est le problème si je travaille avec lui ?
- Moi je n'ai pas de mauvaises intentions envers toi, tandis que lui ne m'inspire pas confiance. C'est un séducteur né. Sois prudente, je te le redis !
- D'accord, papa ! dis-je pour le taquiner.
En sa direction, j'affiche un large sourire qu'il finit par me rendre. Plus calme, il est à présent.