Chapitre 22

Write by Meritamon

    

       -         On s'était pourtant entendu que ce concert se passait dans la région, ici à Diarri. Sans plus.

Le ton de sa voix était implacable, son regard dur et autoritaire. Sa mâchoire se crispait sous la tension.

      -         Ça l’était au début. Les choses ont évolué. Comme je l’expliquais, Idy occupera un créneau dans un festival de musique reconnu à Durban, répondit calmement Serena, alors que Tahaa ne s’était pas adressé spécialement à elle.

Les yeux de Tahaa glissaient sur la jeune femme sans la voir. L’homme agissait comme si elle n’existait pas. Et cette attitude d’indifférence blessait Serena plus que tout. Elle avait besoin d’exister à ses yeux quitte à le provoquer, à attirer l’attention sur elle. Inna avait pourtant prévenu la jeune femme qu’elle avait beaucoup à apprendre aux règles, au respect de la hiérarchie, sans compter le droit d’aînesse qui était dû à Tahaa, protocole qu’elle avait balayé du revers de la main et que Tahaa lui faisait payer à présent.

Tahaa se tourna vers son frère Idy pour confirmer ce qu’il venait d’entendre.

-         À Durban ? C’est en Afrique du Sud ça…. Pourquoi si loin?

C’est Idy qui répondit.

-         C’est une opportunité incroyable que je dois saisir, Tahaa… Si tout se passe bien, je produirais un album à la fin de l’année qui sera distribué autant en Afrique qu’en Amérique du Nord…

 

-         Pourquoi si loin, bon sang! Avait encore martelé Tahaa, agacé. Pourquoi pas en Guinée? Ou encore en Afrique de l’Ouest pour commencer? Tu penses qu’ici, nous ne saurons pas apprécier ta musique à sa juste valeur?

  

Serena, exaspérée face à un Tahaa implacable ferma les yeux.

« Je dois être patiente avec lui. Si seulement il arrêtait d’être aussi obtus et me faisait confiance » pensa-t-elle.

Pourtant, il y avait des choses qu’elle aurait aimé lui avouer, de l’information cruciale sur l’avenir du domaine de Diarri qu’elle avait. Mais tout ce qu’elle semblait dire était une manifestation d’arrogance auprès de cet homme.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, la jeune femme croisa son regard méfiant.

-          C’est parce qu’Idy a un talent incroyable qui mérite d’être aussi apprécié ailleurs!

« Et le talent n’a pas de frontières, Tahaa. Tout le monde sait apprécier de la bonne musique, peu importe l’endroit… ».

-         Je suppose que c’est ton argent qui paie tout ça? Attaqua-t-il avec mépris, en faisant référence au contrat de production.

-         Oui et non. Il n’y a pas que l’argent. C’est aussi le réseau, c’est avoir les bons contacts.

Comment lui expliquer que dans son monde à elle, la richesse n’avait pas aussi d’importance que le réseau que Malick Hann s’acharnait à entretenir grâce aux cadeaux en tout genre qu’il offrait à son entourage, ses amis et alliés; de soirées somptueuses organisées une ou deux fois par an dans des endroits de rêve où se ruait la jet-set internationale, de billets d’avion et tickets VIP de matchs de foot en Europe, de voitures de luxes.

Si Malick Hann savait dépenser judicieusement de l’argent pour son entourage, il savait encore plus retirer des bénéfices à cela.

      -         Il est important de faire sentir les gens redevables, la conseillait son père. À ce moment seulement, tu peux leur demander ce que tu veux.

Et c’est ce qui est arrivé avec Big Curry dont la fondation était en grande partie financée par Malick Hann.

Serena n’avait pas le temps d’expliquer toutes les ficelles à Tahaa. Un gouffre séparait leurs deux mondes.

      -         Idy serait parti avec ou sans ton accord, un jour ou l’autre, conclut-elle en haussant des épaules.

     -         Tu n’avais pas à te mêler de ça! Tu n’es qu’une gamine, une prétentieuse petite héritière… s’écria l’homme Peul, outré qu’elle lui parle avec désinvolture.

    -         J’ignore d’où tu sors ça. Parce que je n’ai jamais rien prétendu que je n’étais pas, Tahaa! rétorqua-t-elle, piquée au vif.

 

Tahaa la fusilla du regard. Il détestait sa condescendance. Comme ça, il fallait qu’elle ouvre son carnet de contacts pour bouleverser leurs vies.

Exténué, Tahaa se dirigea jusqu’aux volets ouverts du cabinet qui lui servait de bureau. Dehors, le ciel s’était obscurci. Il regarda l’orage qui approchait, les premières gouttes de pluie qui s’écrasaient sur le sol. Il fut satisfait de voir la nature prodiguer ses largesses à ses cultures. Il fut aussi immensément peiné. Qui était-il pour se mettre au travers des rêves de son frère? Peut-être qu’il était temps qu’il lâche prise enfin…comme pour tout le reste d’ailleurs.

-         Tu pars quand? Demanda-t-il à Idy.

-         Le plutôt possible. Le billet d’avion et l’hôtel sont réservés, les affiches ont été changées également. Je n’attends que ton accord pour m’embarquer, dit Idy.

-         Un billet aller simple pour Durban, c’est ça?

-         Oui, d’abord Durban, ensuite, la Californie.

-         Dans ce cas, je ne te retiendrais pas, Idrissa. Tu peux y aller…

-         Tu en es sûr?

Serena et Idy se regardèrent avec soulagement. Ils venaient de remporter une importante victoire, un peu abasourdis que Tahaa finisse par céder. Idy avança même :

-         Je ne veux surtout pas qu’il y ait de la rancœur et il faut que tu saches Tahaa que je ne t’ai jamais détesté. Je pourrais me rendre utile à la famille ailleurs qu’ici.

-         Je sais. On ne s’est seulement pas compris, résuma Tahaa.

Et le miracle fut qu’il y avait de la paix dans sa décision.

Idy, au comble du bonheur, prit Serena dans ses bras et la fit tournoyer joyeusement dans les airs en riant.

-         Tu l’as entendu Serena? Il est d’accord!

Le sourire de Serena disparut quand elle vit le malaise de Tahaa  face à leur spontanéité et leur complicité, de cette marque d’affection qu’Idy n’avait pas peur de lui témoigner ouvertement.

-         Merci Tahaa! S’écria encore le jeune artiste.

Ému, il donna une tape virile à Tahaa dans le dos.

-         C’est le début d’une aventure. Je te promets que je ne te décevrai pas, frère.

-         J’y compte bien. Allez, va propager la bonne nouvelle.

Idy devait aller à ses préparatifs de voyage, dire aurevoir à sa famille, ses amis. Il avait tant de choses à faire avant son départ!

Tahaa s’adressa ensuite à Serena :

-         Serena, restes. Nous devons discuter…

La jeune femme sursauta involontairement face au ton impérieux de l’homme. Elle lança un regard interrogateur à Idy, inquiète de l’issue de la confrontation.

-         Ça ira. Il faut que tu lui parles. C’est le moment de tout lui dire, lui murmura Idy dans l’oreille avant de l’abandonner seule avec son frère.

 

Pour la première fois depuis une éternité, elle se retrouvait face à lui, seule. Tahaa ne cherchait plus à l’éviter. Elle remarqua les cernes sous ses yeux et s’en voulut d’être involontairement la cause de ses soucis.

-         Idrissa est un gamin avec des grands rêves. Si jamais ça ne fonctionne pas, que sa carrière musicale ne décolle pas, il aura le cœur brisé et à ce moment, je t’en tiendrais responsable.

Le ton de sa voix était comme des éclats de verre tranchants. Serena fut attristée malgré tout, de les voir si éloignés l’un de l’autre, comme s’ils n’avaient jamais rien partagé ensemble.

Elle était convaincue que c’était entièrement de sa faute. N’est-ce pas que c’est avec une méchanceté puérile qu’elle l’avait mis sur le fait pendant le concert d’Idy ? Il était trop tard pour s’en excuser.

-         La seule chose qui va briser ton frère c’est de ne pas prendre le risque d’essayer, jugea Serena.

Cette fille, décidément avait réponse à tout. Tahaa n’avait jamais fait affaire à un cas aussi complexe, aussi calculateur et manipulateur, sous des dehors d’ingénue. Il y avait des zones d’ombre qu’il avait besoin d’éclaircir avec elle.

À ce moment précis, le téléphone de la jeune femme sonna. Le nom de Jay Patel s’afficha sur l’écran assez vite pour que Tahaa le vit alors qu’elle coupait nerveusement l’appel.

-         Qui est Jay Patel? S’enquit Tahaa.

-         Mon ami d’enfance… fit-elle en se mordant la lèvre alors qu’il dardait ses yeux sur elle.

Et il semblait ne pas y avoir assez d’oxygène dans la pièce. Pire, Serena eut la sensation de se trouver au pied d’un volcan.

-         Connais-tu un fonds d’investissement qui fait de la spéculation nommé Nubia Capital? Lui demanda-t-il.

La jeune femme garda le silence en réfléchissant vite. Comment Tahaa avait réussi à faire le lien aussi rapidement entre Nubia et elle?

-         Tu as perdu ta langue tout à coup? Fit-il narquois. Je me demande qui tu es vraiment.

Il s’éloigna d’elle et s’assit sur le fauteuil du bureau. Sa colère et sa déception semblèrent envahir toute la pièce.

-         D’abord, tu œuvres en coulisse pour faire partir Idy. Et comme par hasard, il y a des personnes que je ne connais de nulle part qui m’appellent du Luxembourg pour me proposer une somme incroyable à investir dans le domaine… Aurais-tu un rapport avec cela ?

-         Justement, je voulais t’en parler Tahaa… pour Nubia. J’aurais aimé t’expliquer plus tôt ce qu’il en est….

-         À quel moment? La voix de l’homme vibrait de colère contenue. À quel moment, allais-tu m’informer? Avant d’acheter les terres d’Amara ou bien après la transaction? Ou quand tu te serais aussi emparé des terres d’Idy… Lorsque tu auras fini de tous nous acheter ici comme des biens à ta disposition ! Avec ton argent sale…

-         Mon argent n’est pas sale! Se défendit-elle vainement.

Et le maudit téléphone qui sonnait, insistant et strident. Comme elle continuait d’hésiter à prendre l’appel, il lui intima durement :

-         Tu devrais décrocher ce téléphone, ton ami ou peu importe qui, a peut-être quelque chose d’important à te communiquer.

-          Ça attendra…

Le regard qu’il lui lança fut sans équivoque.

-         Décroche tout de suite.

Serena qui avait perdu de son assurance depuis belle lurette, obtempéra. Sa voix lui parut faible au téléphone. Elle s’entendit dire :  « Jay, I can’ t talk right now …».

-         Je serais bref, fit rapidement Jay Patel. Je voulais t’aviser que ce n’est pas la peine de sabrer le champagne. Pas pour le moment, en tout cas. La vente est tout simplement bloquée pour cause d’indivision successorale. Cela veut dire qu’il est impossible légalement à Amara de vendre ses parts sans l’accord de ses frères. D’ailleurs, aucun des trois frères ne peut se départir de ses biens sans l’unanimité des autres. C’est comme ça. Leur père a bien ficelé les choses quant à leur héritage pour éviter qu’il arrive que leur patrimoine soit dilapidé.

Jay soupira au téléphone, profondément déçu.

-         On aurait dû être informé de cette clause lors les démarches… est-ce que tu es toujours là? S’enquit Jay Patel comme la jeune femme gardait le silence, ébranlée.

Elle ne quittait pas Tahaa des yeux, il était clair qu’il jubilait intérieurement de la coincer au bon moment.

-         Oui, je t’écoute.

-         Voilà, il y a autre chose. Il faut à présent négocier avec Tahaa Badr. Il a contacté nos avocats…. L’homme est d’accord pour s’associer avec nous avec ses conditions bien entendu.

-         Quelles conditions?

La question de Serena s’adressait autant à Tahaa qu’à Jay. L’homme garda un visage impassible. Elle lui lança un regard interrogateur : Mais enfin, que veux-tu ?

Elle savait qu’elle le saura bien assez rapidement.

-         Serena, je ne connais pas la nature de ces conditions, Tahaa te les exposera. Et pour tout te dire, nos investisseurs sont pressés de conclure. Cette histoire d’agriculture bio en a emballé plusieurs, tu peux t’en douter. Nous voulons à présent avancer.

-         C’est compris… soupira Serena, exténuée. Je te rappelle, Jay.

Lorsqu’elle raccrocha, elle était partagée entre deux émotions. D’abord, une espèce de soulagement comme si elle fut déchargée par un énorme poids sur les épaules. Cela faisait plusieurs jours qu’elle mentait et dissimulait. Même Inna n’avait pas réussi à cerner son secret. Et ça devenait lourd.

Amara a dû se dégonfler, c’était prévisible. Il était tellement nerveux, elle l’avait souvent observé, taciturne qu’il était, ne pipant mot, sous le poids de son secret à lui, de sa trahison, de leur trahison à tous les deux….

Elle se tourna vers Tahaa avec une grande appréhension dans le ventre.

-         Amara … est-ce qu’il y aura des conséquences pour lui? Demanda-t-elle inquiète.

Sera-t-il écarté à tout jamais des affaires du domaine?

Tahaa lui répondit calmement.

-         C’est mon frère, Serena. Au cas où tu l’oublies, nos liens de sang sont forts. Et je suis content qu’il soit venu me parler de ses intentions. Vois-tu, Amara est un homme bon et travailleur, tout ce qu’il voulait c’était améliorer ses conditions de vie. Sa famille s’agrandit et il a besoin de les loger mieux, sa femme Nafy veut se lancer dans le commerce.

« J’étais tellement aveuglé à sauver le domaine que je ne voyais pas la détresse d’Amara ».

Une tristesse passa dans les yeux clairs de Tahaa, assez rapidement pour que Serena la vit. Elle prit son courage à deux mains.

-         La vérité est que tu prends trop de place dans la gestion du domaine.

-         Comment ça, je prends trop de place? Tiqua-t-il piqué au vif.

-         Je t’ai observé. Tu fais tout et tu es partout à la fois : les cultures, le bétail, la vente des produits, le financement... Tu te disperses alors que tu peux tout simplement déléguer à Amara certaines sphères de l’activité. C’est en même temps lui reconnaître sa valeur pour que tu te concentres sur l’essentiel… c’est aussi ça le leadership, vois-tu…

Il y eut un silence déconcertant où l’homme semblait réfléchir, partagé entre son orgueil piqué au vif et le fait de donner raison à cette fille qui le déstabilisait, qui lui prouvait qu’elle était aussi pourvue d’une incroyable capacité de raisonnement. Il croisa les bras et la défia :

-         As-tu d’autres critiques à formuler sur la gestion de mon domaine? Demanda-t-il en croisant les bras.

            -          Oui, j’en ai… mais ce n’est pas le but, tempéra-t-elle quand elle le vit se crisper. Le ménager avant tout, se promit-elle.

« Quand je suis arrivée à Diarri, j’ai donné l’impression que je méprisais ton métier d’agriculteur. C’est vrai, j’avais mes préjugés et mon adaptation a été… particulière. Mais j’ai vu le potentiel que tes idées peuvent générer. J’ai aussi été séduite... »

Elle marqua une pause avant que les mots ne franchissent sa pensée.

« J’ai été séduite par ta vision et ton acharnement à sauver ce domaine agricole, ces gens qui comptent sur toi... et tu as toutes les raisons de vouloir te débarrasser de moi, surtout après ce que j’ai fait. C’est ton droit de me renvoyer auprès de mon père à Nairobi, mais il faut absolument que tu acceptes ce partenariat avec Nubia Capital pour sauver Diarri ».

     -         Je n’ai pas dit que je ne signerais pas. Mais donne-moi une raison de te faire confiance, Serena…

À ce moment, ils furent interrompus par des bruits de pas précipités dans le couloir.

Nafy avait perdu ses eaux et le travail avait déjà commencé. L’arrivée d’un enfant créait un tumulte sans précédent dans la grande maison.

Accoucher c’est avoir un pied dans la tombe, disait Inna. On pouvait mourir en donnant la vie. Elle avait raison, surtout dans un pays où le taux de mortalité des femmes à l’accouchement était parmi les plus élevés.

Serena avait déjà assisté à des mises en bas dans l’étable des vaches, c’était un moment spécial, parfois les choses se compliquaient, on faisait venir le vétérinaire quand il s’avérait que le veau se présentait par le siège. Parfois des drames survenaient, le veau épuisé, mourrait. 

Qu’est-ce que la vie sans la mort? Disait Inna, une vie de résignation lui avait appris à apprivoiser ces choses. 

Le Bébé de Nafy arriva plus tôt que prévu, en santé et ses cris brisèrent le silence dans la maison.




 

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