Chapitre 26

Write by leilaji

The love between us 25


Chapitre 26


Je suis plus qu’heureux de m’être ressaisi après avoir cru que Manu portait mon enfant. Dans quelle merde je me serai mis si c’était vrai.  Le ridicule de la situation m’a fait comprendre qu’il y a des choses bien plus importantes que de courir derrière un fantôme. 


L’avenir de ma famille repose sur mes épaules. Je n’ai pas le droit de faillir. 


Les mains enfouies dans les poches de mon pantalon, j’avance dans le sous-sol mal éclairé. Je me fais l’effet d’un voleur attendant sa cible pour s’enfuir avec son sac. Au sous-sol de l’immeuble situé au bord de mer, j’attends patiemment qu’elle apparaisse. C’est fou ce qu’on peut retrouver une atmosphère de film d’horreur dès qu’on se retrouve dans un lieu confiné et sombre. Pourquoi les lumières ne s’allument-elles pas ? Cette femme a été l’une des personnes les plus importantes de ma vie et aujourd’hui qu’elle le veuille ou pas, il va bien falloir qu’elle me parle. J’espère juste ne pas l’effrayer. Ce n’est vraiment pas mon but. Des portes s’ouvrent et des talons claquent sur le bitume. Le pas est pressé et déterminé. Je pourrai le reconnaitre entre mille. Elle déverrouille sa voiture et j’approche mais reste à distance pour ne pas qu’elle prenne peur. Elle a un spray au poivre dans son sac dont je n’aimerai pas être la cible.   


Je la salue et elle se tourne vers moi tout en gardant une main dans son sac. 


- Idris ! Tu m’as fait une peur bleue, s’exclame-t-elle en posant sa main parfaitement manucurée sur sa poitrine. 

- Bonsoir Madame.

- Mais qu’est-ce que tu fais là ? 

- J’ai demandé des rendez-vous pendant un mois sans que jamais votre nouvelle assistante accepte. Je suppose que c’est sur vos instructions. 

- Peut-être que oui peut-être que non. Que me vaut l’honneur de cette visite au sous-sol ? 

- Je vais monter une affaire dans la restauration. Et j’ai besoin de financement. Je vous l’ai expliqué dans les trois derniers courriels que j’ai envoyés et demeurés sans réponse de votre part à ce jour. 

- J’étais très occupée.  

- Je vais faire semblant de vous croire, je rétorque poliment. 

- Donc je peux m’en aller ou je dois encore t’écouter ? demande-t-elle avec un geste de la main censé me faire sentir que je la gêne. 

- J’aimerai une réponse claire à ma demande. 

- Je t’enverrai un mail, quand je trouverai du temps, dit-elle en déverrouillant la portière.

- Non. C’est maintenant. 


J’ai travaillé pour cette femme de longues années avant de me mettre à la tête de la boite de mon père. Les ficelles du métier c’est avec elle que je les ai apprises. Les personnes clefs, celles qui peuvent te décanter une situation sans avoir besoin de les payer pour ça, c’est avec elle que je les ai connus. Même si au final j’ai dû un peu réajuster la recette car elle a toujours été intransigeante avec les salaires. Elle payait grassement les expatriés français et chichement les gabonais. Et moi malgré tout mon dévouement et mon acharnement à être irréprochable, elle me mettait dans le lot de ceux qu’elle payait mal. J’aurai pu quitter le job. Mais e me sentais redevable car elle au moins m’avait donné ma chance. Les entreprises dans lesquelles j’avais postulé m’avaient gentiment répondu qu’il y avait trop de paperasse à remplir pour engager un étranger et que mon diplôme n’étais pas assez pointu pour que  ce parcours du combattant les intéresse. Ce qui me faisait bien marré c’était que j’étais un pur produit du système éducatif gabonais. Du CEP au Master, j’ai fait toute ma scolarité ici. Et malgré tout ca, le pays me disait, on t’a bien formé mais ça ne veut pas dire qu’on veut t’employer. Et après on s’étonne que tous les étrangers du pays finissent par se lancer dans le commerce. Parce qu’en tant qu’employé, le jour où tu te fais virer et que tu tâtes un peu du chômage, il te sera impossible de renouveler ta carte de séjour.     


C’est grâce à elle que j’ai connu Manu-tête-de-mule. Elle avait acheté une voiture comme cadeau de je ne sais plus trop quoi à son mari et c’était à moi de le faire livrer à bon port. En voulant prendre un raccourci, j’ai calé le moteur et je me suis retrouvé dans le garage de Manu. 


- J’ai besoin d’une réponse. Maintenant.


Elle fait semblant de réfléchir, hausse les épaules et me répond de nouveau par la négative. 


- Le projet est viable et vous le savez. Vous avez lu le business plan ? Les recettes ? La stratégie marketing. Ca fait des années que je bosse dessus par intermittence. Et maintenant je suis prêt à me lancer. Vous ne prenez aucun vrai risque. Vous savez que si tout ça échoue malgré tout, je mettrai un point d’honneur à vous rembourser quand même. Pourquoi dire non ? 

- Sais tu as quel point j’étais dépendante de toi quand tu es parti ? Tu as été le meilleur assistant que j’ai eu. Tu prenais quasiment tous les tracas que je ne pouvais supporter de résoudre en charge et cela sans même me déranger… Tu n’étais même pas un assistant mais un bras droit. Et tu es parti comme ça sans te retourner. 

- Pour prendre la tête de l’entreprise de mon père. Ce n’était pas contre vous. 

- Hum.

- Vous parlez comme si vous aviez déjà récompensé mon travail. Je gagnais un salaire de merde alors que vous vous permettiez de m’appeler les week-ends pour résoudre vos problèmes personnels.

- Les augmentations ça se demandent bordel de merde ! tu te crois dans un monde de bisounours ? Quel patron ne profiterait pas d’une très bonne main d’œuvre à cout raisonnable ?      

- C’est comme ça que vous voyez la loyauté ? Alors je demande un rappel. De tout ce que vous me devez, de tout ce que j’aurai du obtenir de vous mais que je n’ai jamais demandé. Maintenant. 

- Ça ne marche pas comme ça Idris. 

- Je le sais que ça ne marche pas comme ça ! dis-je en haussant le ton. 


Elle lève un sourcil surprise que je puisse perdre mon sang froid. Après tout, les clients difficiles, c’était moi qui les prenais en charge. Je savais comment transformer leur aboiement de mécontentement en ronronnement de satisfaction. 


Je perds mon temps. Même si mon business l’intéressait, parce que son ego a été blessé par mon départ, elle refusera de me donner le financement.  Le problème c’est que je n’ai pas pensé à une autre alternative d’autant plus que retourner quémander de l’aide à ma mère est hors de question. 


- Je me demande de quoi j’ai bien pu être fier pendant tout ce temps. Vous êtes aussi pitoyable que les hommes qui se sont tenus à votre place. Je pensais que vous faisiez une différence. En réalité, vous êtes autant avide de pouvoirs et d’argent qu’eux. Vous ne supportez pas que les gens avancent. Du moins quand ils sont sans vous. 

- Parce que je suis une femme je suis censée être meilleure, plus gentille, plus douce ? Mais tu n’as donc rien appris avec moi.  

- Si vous pouviez mettre la rancœur contre moi de côté et juste analyser le projet. De manière froide et non passionnelle puis me répondre. Ça m’irait parfaitement.


Elle pose son sac sur le capot de sa voiture et croise les bras tout en me fixant du regard. 


- Qu’est-ce qui a changé ? 

- Comment ça ? 

- Qu’est-ce qui fait dérailler le train Idris ? Elle est réapparue ? La petite campagnarde !


Mais de qui parle-t-elle ? 


- Manu ?

- Oui c’est ça. 

- Pourquoi parlez-vous d’elle. Elle n’a rien à voir avec ça ?   

- D’accord si tu le dis. J’avais l’intention de t’aider de toute manière. Mais je voulais que tu aies assez de cran pour venir me demander toi-même cet argent. Les lettres et les appels téléphoniques, ce n’est pas un style qui me plait. Pour faire des affaires et réussir dans ce pays, il faut savoir prendre de force, demander sans permission et surtout sortir des sentiers battus. Ce que tu n’as jamais aimé faire. Tu as toujours été un peu trop droit, trop honnête pour le business. A chaque fois que je te voyais prendre ta pause pour aller discrètement prier sur ton tapis, je me disais : il n’y arrivera jamais seul.

- Et pourtant j’y suis arrivé dans l’entreprise de mon père. 

- Normal. Tu n’as rien eu à créer. Juste à continuer quelque chose qui existait déjà. Mais me surprendre au sous-sol, c’était bien joué. Insister pour obtenir un oui de ma part c‘était bien joué. Alors je vais te donner ce que tu demandes.  


Elle sort son téléphone de son sac à main. Je sais qu’elle s’apprête à y ouvrir l’application de BGFIBANK avec lequel elle peut faire un virement sur le champ.


- J’aimais bien son style, explique-t-elle en continuant de tapoter sur l’écran. Une fois alors que tu étais malade, j’ai dû l’appeler moi-même pour réparer la voiture de mon mari. Elle s’est ramenée en salopette de travail, avec son franc-parler et tout ça. Et elle a fait un travail propre et impeccable. Pas de chichi ou d’invention de pannes inexistantes.


C’est bien du Manu ça. Aller droit au but et être aussi claire que possible.  

 

- Quand je lui ai demandé combien ça allait me couter. Elle m’a dit qu’elle ne voulait pas d’argent. 

- Vous ne l’avez pas payée ? 

- Parce qu’elle voulait autre chose. Elle m’a dit de garder en tête que je t’en devrai une. 


Je l’imagine bien en train de dire pareille chose à l’une des femmes de l’ombre les plus riches du Gabon.  


- Moi en devoir une, à une espèce de fillette garçon manqué. Je me suis rendue compte que soit elle ne savait pas à qui elle s’adressait, soit elle s’en fichait complètement. 

- La connaissant, j’opterai pour la seconde réponse. 

- C’est ce que je me suis dit aussi. Ça m’a fait sourire et tu sais que très peu de choses me font sourire.  Donc voilà. Tu diras à ta Manu que j’ai payé ma dette. 

- Elle n’est plus ma … Manu. Je suis marié. 

- Je le sais. Par contre je ne savais pas que vous ne vous fréquentiez plus. Que s’est-il passé ? 

- C’est une longue histoire. 

- Oh. Je vois. 

- Quoi ? que voyez-vous ? 

- Tu n’as pas eu le cran. 

- De quoi parlez-vous ? Ce n’est pas comme si vous me connaissiez vraiment. 

- Les hommes vous êtes tous pareils. Dès que le schéma vous est inconnu vous prenez peur. Mais qu’y peut-on, c’est la société qui vous façonne ainsi. Je te connais plus que tu ne le crois.


Un homme passe non loin de nous, non sans avoir lancé un coup d’œil prudent vers moi. Il démarre sa voiture, patiente encore un peu puis s’en va. Mon téléphone vibre et je reçois un message dans mon whatsapp. Elle vient de m’envoyer un screenshoot de son virement et de la somme débitée chez elle. Demain je recevrai surement cet argent sur mon compte. C’est le genre de situation dans laquelle Manu aurait sorti une grosse insanité pour exprimer son soulagement. 

C’est étrange. Je pensais réellement être au fond du trou. Perdre la boite, dépenser toutes nos économies pour qu’on puisse fonder une famille m’a donné l’impression d’être en train de jouer avec le feu. Alors qu’en réalité tout ce que j’ai traversé n’était qu’une opportunité pour enfin oser ce que j’ai toujours eu peur de faire. A croire que lorsque Dieu vous enlève tout ce que vous aviez entassé dans vos mains c’est pour que vous vous rendiez mieux compte que vous avez toujours vos deux mains et que ces deux mains peuvent réaliser tous les rêves enfouis dans votre cœur. Je lève la tête vers mon ancienne patronne. 


-  Je ne suis pas la mère Noel donc je viendrai quand même récupérer mon argent. Mais seulement si ça marche. Je ne suis pas un monstre. En bonus je vais ajouter un conseil. Assure-toi que ta femme te soutient dans ce que tu fais. L’entreprenariat ce n’est pas des vacances. 


Je m’avance vers elle et remarque qu’un petit sourire tend ses lèvres. Je lui tends la main pour la remercier. Je ne pensais vraiment pas qu’elle accepterait de m’aider après des semaines entières de silence et de rejet. Au lieu de cela, elle me prend dans ses bras puis me relâche en rigolant. 


- Imbécile. Tu croyais que ta loyauté n’allait jamais être récompensée un jour? Je te souhaite beaucoup de réussite mon petit Idris. Tu mérites d’avoir quelque chose à toi après avoir aussi bien travaillé pour les autres. Et surtout sache que je sais que c’est toi qui m’as surnommée la dona auprès des autres employés.

- Ce n’était pas franchement méchant.

- Hum.   


L est temps de me lancer. Je suis prêt à relever cette année, les plus grands défis de la vie : être père et gérer ma propre boite en me basant sur ma passion. Je me suis posé les bonnes questions.


Suis-je suffisamment motivé ? Oui.

Ai-je les compétences pour gérer ma propre boite ? Oui.

Ma vie personnelle est-elle prête à se plier à mes besoins professionnels ? Bon la peut-être qu’il va falloir retravailler ça.   

  

*

**


Elle va descendre d’une minute à une autre alors j’ajoute une touche final à ma présentation. C’est de la restauration rapide mais présentée comme de la haute gastronomie. Le secret est dans les sauces ainsi que dans le choix des ingrédients de qualité. Mais les portions sont petites pour ne pas dépasser mon budget max par plat composé. Mon concept ne peut que marcher. J’en ai eu un avant-gout grâce à ma chaine youtube. Au Gabon, le marché du food truck n’est pas saturé. Il y en a très peu. Les libanais et les expatriés français ont la main mise sur tout ce qui est restauration. Pour m’imposer, c’est moi que je vais vendre, du moins mon identité un peu originale. Celle que mes fans ont appréciée sur ma chaine.    


- Qu’est-ce que tu fais ? 


Je me tourne vers elle et essuie mes mains sur mon tablier. Je tire la chaise pour qu’elle prenne place mais elle me regarde comme si j’étais une chose étrange à découvrir. Je sens déjà que ça ne va pas être une bataille facile à gagner. Mais je ne compte pas jouer les machos et lui imposer un mode de vie ou mes décisions. Je vais essayer de lui expliquer mon point de vue et faire en sorte qu’elle voit les choses comme moi. Le problème c’est que si elle refuse, je ne sais pas comment ça tournera. Ce qui est clair c’est que je ne peux pas faire marche arrière. Le camion a été commandé et il me sera livré la semaine prochaine. C’est un food truck d’occasion qui nécessitera un peu de boulot mais ça me permettra aussi de me faire un peu de pub entre temps. Comme ça le jour du lancement, tout le monde aura hâte de tester ce nouveau concept. Avec des plats comme : « mon mari est capable », « je ne suis pas ta tchiza » ou « azingo national », pourquoi ça ne marcherai pas ? 


- Qu’est-ce que tu fais Idris ? 

- Assieds-toi, mange et je pourrai répondre à cette question. 

- C’est encore ton histoire de Food Truck ? Je pensais qu’on avait fini avec ça !

- Tu ne veux pas gouter ?  

- Non ! Parce que ce serait cautionner cette folle idée que tu as en ce moment. 


Je la scrute, belle comme jamais dans sa longue robe blanche. Ses longs cheveux se balancent dans son dos à chaque pas.  


- Donc tu préfèrerais que je baisse les bras et que j’attende que ma mère m’appelle pour reprendre ma place dans la boite comme un petit chien ? 

- Comme tu l’as dit : reprendre TA place parce que c’est la tienne. Tu n’as quand même pas fait toutes ces études pour finir cuisinier dans un camion. 

- Je ne ferai pas que ça ? J’ai aussi une chaine youtube …

- Une chaine Youtube ? Comme les ados ? tu as une chaine Youtube ? 


Oui j’en ai une. J’ai arrêté de l’alimenter quand on s’est marié. Ce n’était pas le genre de chose qui selon moi pouvais intéresser ma femme mais j’ai peut-être eu tort. Peut-être même lui en ai-je parlé et qu’on a oublié tous les deux tout simplement. Mais ce n’est pas trop tard pour rattraper le coup.  


- Oui j’en ai une. Avec des milliers d’abonnés qui aujourd’hui encore me demande ou je suis passé. Mais là n’est pas le sujet. Je compte me remettre à la développer, signer des partenariats etc. Il n’y a pas de limite à ce que je pourrai réaliser. Je suis doué ma chérie. Crois-moi. Assieds-toi au moins et goutte. 

- Idris ce n’est pas ton rôle de … cuisiner. 

- En quoi c’est réellement gênant que je cuisine ? Tu as peur de ce que les gens ont diront ? Mais en s’en fiche du moment que ça rapporte de l’argent et que ça me rend heureux de le faire. Après tout toi aussi tu es diplômée et pourtant tu ne travailles pas.

- C’est différent. Je suis une femme et mon rôle est de prendre soin de toi, t’aimer, aimer nos enfants… Prendre soin de notre maison, de la cuisine et toi tu…


Elle se tait et moi aussi. Je ne sais pas quoi ajouter. Je comprends sa peur et sa réaction. Je soupire. Ca va refroidir et elle n’aura même pas gouté. Je délaisse la chaise et me rapproche d’elle. J’ai envie de la serrer dans mes bras pour la rassurer. C’est ce que je fais. Zeina est ma femme et je dois tout faire pour qu’elle n’ait pas d’inquiétudes au sujet de notre avenir. Je veux la rendre heureuse, alors j’essaie encore une fois de la rassurer.  


- Je sais que tu as peur parce que tu ne comprends pas ce qui se passe. 

- Si je comprends, répond-elle doucement en caressant mon visage. Et ce que je comprends c’est que c’est toi qui as peur. Et comme tous les hommes tu te mets à faire des choses insensées. Mais je suis là et tout va rentrer dans l’ordre dès qu’on aura notre bébé. Tu pourras reprendre ton boulot et tout ira bien. Tu es juste fatigué par tout ce qui se passe mais tout va rentrer dans l’ordre.  


Pourquoi ne comprend-elle pas ? 


*

**


Les choses s’enchainent plus vites que je le l’aurai cru. J’ai dédouané le camion et maintenant je dois aller récupérer les papiers de mon entreprise individuelle à l’ANPI. J’ai la liste des zones en centre-ville et de points stratégiques ou se concentrent les travailleurs qui prennent une pause à midi. Et pause à midi signifie pour moi : chiffre d’affaires. J’ai hâte de m’y mettre.


Le nouveau bâtiment ou se situent les locaux de l’ANPI est un immense immeuble en verre. Au bout d’une heure d’attente, on me fait enfin entrer dans le bureau du gestionnaire de mon dossier. La salle est vraiment bien éclairée et le mobilier est neuf. On sent qu’ils viennent à peine de s’installer car l’administration gabonaise n’est pas vraiment connue pour être à la pointe de la technologie. 


Dès que j’entre je reconnais immédiatement l’agent. Il a pris du poids et sa veste peine à contenir son ventre de fonctionnaire. C’est un ancien camarade de promo. Il passait son temps à draguer les filles et à sécher les cours. Je me demande d’ailleurs comment il a fait pour valider ses notes, ce mec ne comprenait rien aux cours. Comment s’appelle –t-il encore ? Mouguengui. Oui c’est bien ça. 


- Rho Idris ! Je me disais bien que j’avais reconnu le nom sur la fiche. Mais bon j’avais un léger doute aussi. Les Diop ce n’est pas ce qui manque au Sénégal n’est-ce pas ? 

- Comment vas-tu Janvier?


Maintenant je m’en souviens. C’est lui qui passait son temps à faire des blagues xénophobes sur mon teint, mes manières, mes origines à chaque fois qu’il le pouvait. J’espère qu’il a muri parce que je ne suis pas d’humeur à supporter son rire gras aujourd’hui. 

 

- Ah on se débrouille comme tu le vois. Mais assieds-toi. 

- Alors ma fiche est prête ? je demande en prenant place, priant au fond de moi pour que tout se passe vite.  

- Oui, j’ai obtenu la dernière signature aujourd’hui. Et j’ai pu voir ce que tu comptais faire. C’est vraiment pas mal comme projet. Tout est bouclé ? Tu as le camion ? J’ai un frangin qui fait dans la vente de voiture si tu as besoin d’une voiture. Il peut t’en commander. 


Je lui explique que je n’ai plus que le camion à faire aménager et que je n’ai besoin de rien d’autre. Il y aura quelques réparations à faire mais ce n’est pas un vrai problème. 


- J’espère que ce n’est pas pour nous faire du thiep dans une roulotte hein. Vous les sénégalais là, vous nous engraissez déjà bien assez avec vos thieps à base de Hadja. 


Son fameux rire gras raisonne de nouveau à mes oreilles. Ce mec ne changera jamais. Il me délivre enfin ma fiche circuit. Je vérifie qu’il n’y a a pas d’erreur, ce qui arrive parfois. J‘ai donc un numéro RCCM et une identification fiscale. Il faudra que je paie ma patente pour que tout soit complet. 

Tout ça commence à devenir vrai, je suis surexcité. Mon téléphone vibre. J’ai mes premières notifications de la journée sur Twitter et Instagram ou je partage mes recettes avec des photos bien plus élaborées que ce que m’auraient proposé des professionnels d’ici. Heureusement qu’on peut presque tout apprendre sur internet.   Mais mon aventure culinaire, j’en ai fait un vlog sur ma chaine. Alors aujourd’hui il faudra que je poste une mise à jour pour que les fans sachent ou j’en suis exactement. 


- Bon en tout cas je te trouverai de l’aide pour ton camion, t’inquiète frangin. 


Je crois que je me passerai bien de son aide mais pas la peine de le vexer en le lui disant. Je le vois pianoter sur son téléphone et j’en profite donc pour m’éclipser. Après avoir remercié l’ancien client qui a fait passer mon dossier en express sans que je n’aie à payer les frais d’urgence, je peux m’en aller. Mes documents en main je quitte le bâtiment d’un pas guilleret. J’ai plutôt hâte de partager la nouvelle sur les réseaux sociaux. 


Les plats sont prêts.

Le camion presque prêt.

L’emplacement est trouvé.  

Il ne me reste plus qu’à me confronter à la réalité maintenant. 


Je suis venu ici avec mon camion, histoire de le roder un peu, voir comment il tient la route. Il reste encore plein d’aménagements à faire à l’intérieur mais je ne sais pas vraiment à qui confier mon nouveau bijou. 


Je reçois un message et jette un coup d’œil à mon téléphone. 


« Bonjour c’est Manu. Mouguengui m’a donné votre numéro. Parait que vous avez besoin d’un coup de main pour votre camion. Je suis dans le coin et dispos pour y jeter un coup d’œil. Attendez-moi. »


Je me fige. Puis je reçois un second message alors que je n’ai même pas eu le temps de digérer le premier.


« Attendez, je vois votre camion. J’arrive bougez pas. »


Mon premier réflexe c’est de monter dans le camion, démarrer et disparaitre au loin. J’exécute la première partie de mon plan à la vitesse lumière. Mais je suis incapable de démarrer et de m’en aller. Ma main reste sur la clef et la clef dans le contact pendant de longues secondes. Ma tête me dit de partir. Mais mon corps semble décidé à n’en faire qu’à sa tête ce qui est tout à fait paradoxale. Dans le rétroviseur je peux voir une silhouette s’approcher. Corps frêle et démarche de garçon. C’est elle, je n’ai aucun doute la dessus. Elle porte une large salopette avec des baskets blanches.  


- Hé ! C’est vous l’ami de Janvier ? demande-t-elle en tapant sur la carrosserie.


Je me fais tout petit dans mon siège. Fous le camp Idris. Fous le camp.

Tant qu’elle est derrière la voiture, elle ne peut pas voir le conducteur. Alors je réponds.  


- Oui c’est moi. 

- Je n’avais jamais réparé ce genre de camion avant. J’ai hâte de m’y mettre. Je vous ferai un prix, dit-elle en s’agenouillant pour vérifier l’état des pneus et des jantes. 


Démarre Idris, démarre. Tu le vois bien qu’elle n’est pas enceinte. Donc tu peux continuer tranquillement ta vie sans plus te soucier qu’elle vienne crasher quelque chose chez toi. 

Elle est tellement intriguée par le véhicule qu’elle passe devant ma portière sans me regarder et fait signe d’ouvrir le capot. Je m’exécute. Elle continue de parler, de me poser des questions sur le véhicule, sur les informations que je peux mettre à sa disposition, le temps qu’il lui est alloué pour tout mettre en état. Et ce que je sais c’est que si je reste au volant et qu’elle baisse ce putain de capot, elle me verra. Et je la verrai. Et on se verra. Et … elle claque le capot. 


Puis se fige dès qu’elle pose le regard sur moi. 

Cinq ans. Cinq putains de longues années qu’on ne s’était pas vu. Elle n’a pas changé. Moi si.

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