
Chapitre 29 : Porte fermée
Write by Nobody
POV Naila
Je ne m’attendais pas à me réveiller avec un nœud aussi solide dans la poitrine. Je croyais que j’avais connu la pire des journées, que la nuit allait tout refermer doucement, avec ce voile d’oubli qui nous soulage parfois au réveil. Mais rien. Juste une sorte de vertige au creux du ventre. Et cette impression que le sol, sous mes pieds, devenait un fil suspendu.
Ma boîte mail était déjà ouverte. J'avais mal éteint l'écran hier soir. Et là, en haut de la liste, un message de mon cabinet d’avocat, objet en gras :
“Pièces de la partie requérante – Mise en cause pour détournement de biens patrimoniaux.”
Je suis restée un moment sans cliquer, comme si le simple fait d’ouvrir ce mail allait déclencher un mécanisme irréversible, quelque chose d’officiel, de lourd, d’inéluctable.
Et puis, j’ai cliqué. Les mots sont tombés, glacials, techniques, précis :
“Madame, nous avons reçu les pièces transmises par la partie requérante. Bien que certaines semblent litigieuses, elles ont été validées par un expert mandaté. Leur cohérence et la signature sur la fiche XX les rendent suffisamment solides pour enclencher une procédure. Une instruction préliminaire est en préparation. Nous vous conseillons de vous constituer sans délai, au risque d’un gel temporaire de vos comptes professionnels. Nous vous contacterons dans la journée.
Cordialement”
Je suis restée assise, incapable de respirer. Les mots résonnaient dans ma tête, comme une cloche d’église qu’on n’arrête plus : cohérence, signature, procédure, gel de comptes. Une seconde, j’ai cru que je pouvais tomber en arrière. J’ai fermé les yeux, mais ce n’était pas un rêve. Et puis j’ai senti la panique monter – pas une panique qui crie, non, une panique qui ronge de l’intérieur, qui serre la gorge comme un étau.
J’ai juste pris mon téléphone et appelé le cabinet.
Une voix polie m’a répondu. Elle semblait attendre mon appel.
— Bonjour Maître. J’ai bien reçu le mail de ton cabinet… Peux-tu m’expliquer ce que vous avez exactement en main ?
Il a pris un ton grave, plus humain.
— Naïla… La situation est sérieuse. Le document falsifié — la fameuse fiche XX — contient ta signature. L’expert judiciaire a estimé que la cohérence des éléments la rend recevable. Même si elle est fausse, elle pourrait suffire à lancer une instruction. On ne dit pas que tu es coupable. On dit que les apparences le suggèrent. Et ça suffit pour geler tes comptes ou ouvrir une enquête.
— Mais ce document… il vient d’où ? Qui a pu le fournir ?
— C’est la partie adverse qui l’a introduit. Le nom est flouté pour le moment dans la procédure, on attend l’audience pour le savoir. Mais ça sent l’affaire montée de toutes pièces. Tu dois être prête à te défendre avec vigueur.
Je l’ai remercié puis j’ai raccroché. Mes mains tremblaient. Je sentais que quelque chose, autour de moi, glissait. Je ne sais même pas ce que tout cela implique, les notions de droit franchement ne me sont pas familiers du tout, est-ce que nous allons jusqu'au procès ? Est-ce qu'il y aura un juge des jury et les médias ? Je ne sais tellement pas comment ça se passe et jamais de ma vie je n'ai imaginé être dans une telle situation un jour.
Et c’est là que j’ai pris une décision : je ne pouvais pas traverser ça seule. J’avais besoin de Chafik et aussi que Maissa comprenne ce que cela implique, c'est une fille futée je n'ai pas envie qu'elle le découvre d'une autre façon. Et par dessus tout, ce sont les deux êtres que j'aimais le plus.
Je les ai appelés tous les deux dans la chambre parce que Maissa était avec son oncle. Chafik regarde son téléphone, la mine soucieuse avant de me regarder et de me lancer un petit sourire. Maïssa, elle, avait une bouteille dans les mains.
— Il faut qu’on parle, leur ai-je dit. Assis, tous les deux.
Ils se sont exécutés sans discuter. J’ai attendu qu’ils soient bien installés face à moi et j’ai pris une inspiration lente.
— Alors j'ai reçu une mise en demeure de la part d'un cabinet d'avocat sous prétexte que j'aurais détourné des biens patrimoniaux ou je ne sais quoi, je vous avoue que c'est encore super flou pour moi actuellement je n'y comprends pas grand-chose. C'est pour ça que j'ai écourté notre séjour parce qu'il faut que je sois sur place histoire de régler tout ça très rapidement. J’ai reçu un mail de mon avocat ce matin et apparemment il y a une procédure qui se met en place contre moi.
Le silence. Maïssa s’est redressée d’un coup, ses yeux s’étaient agrandis comme deux lunes.
— C’est-à-dire ? a murmuré Chafik, sérieux.
— Comme je vous l'ai dit je ne sais pas encore grand-chose, tout est un peu flou. Mais apparemment quelqu’un aurait fourni un document, une fiche de restauration qui contient ma signature pourtant l'oeuvre restaurée était fausse. Donc on m'accuse d'avoir reçu une vraie oeuvre et d'avoir rendu une fausse, enfin si je comprends bien.
— Mais c’est n’importe quoi ! T’as des preuves que c’est faux ? On peut contester l’expert, non ?
— Oui. Bien sûr qu’on peut. Mais il faut que je me constitue au plus vite. Sinon… il y a un risque que mes comptes soient gelés, que le centre soit mis en veille, que tout soit scruté.
J’ai vu Maïssa pâlir. Ses petites mains ont commencé à s’agiter, à se frotter. Puis elle a dit d’une voix fragile :
— Tu vas aller en prison ? Tu vas partir me laisser, toi aussi ? demande-t-elle en fondant immédiatement en larmes
Cette phrase… elle m’a fendu le cœur. Littéralement. Je me suis tournée vers elle en prenant ses mains dans les miennes.
— Jamais, Maïssa. Tu m’entends ? Jamais je ne t’abandonnerai. Aucun juge, aucun avocat, aucune procédure ne m’arrachera à toi. Je vais me battre et je vais gagner. Même si un jour je perds la force de me battre pour moi même, je ne perdrai jamais la force de me battre pour toi sois en sûre. Je resterai toujours à tes côtés jusqu'à ce que tu n'en puisse plus de moi d'ailleurs.
Mais elle pleurait. Ses larmes coulaient sans bruit, et je savais ce qu’elles voulaient dire. Cette peur de perdre, encore. Cette peur que le monde lui arrache ce qu’il lui reste car jusqu'ici le monde lui avait déjà tout pris à son jeune âge. J’ai embrassé son front, longuement. J’ai senti son souffle trembler.
Chafik, lui, s’était levé. Il tournait dans la pièce, nerveux.
— C’est qui, cette partie adverse ? a-t-il demandé.
— Pas encore révélé officiellement. Mais je suis presque sûre de savoir. Il y a une ancienne employée… Adèle. Elle avait été surprise à faire des trucs louches, on l'avait licencié pour faute lourde car elle avait fait fuiter des infos capitales sur nos fournisseurs.
— Je peux fouiller si tu veux. J’ai des contacts sur des forums spécialisés, mais je préfère ne pas t'en dire plus pour ne pas t'impliquer d'avantage. Mais on pourrait retracer les derniers jours de cette femme, avec qui elle a discuté où quand et pourquoi, ce qu'elle a mangé ces derniers jours, où elle s'est rendue, on peut tout faire de nos jours. Si on a un nom, on peut retrouver des traces.
— Tu pourrais faire ça ?
— Je vais le faire. Là, maintenant. Je vais commencer à creuser. Je ne vais pas te laisser tomber, Naïla.
Je l’ai remercié d’un regard. Il savait que je ne pouvais pas parler plus. J'ai repris Maissa qui se calmait dans mes bras et pendant plusieurs minutes nous sommes restées ainsi, l'une dans les bras de l'autre en nous murmurant des mots d'amour. Je ne veux pas voir ma fille dans cet état, il y a toujours quelque chose qui vient ternir son bonheur c'est fou.
Quelques minutes après je me sépare doucement d'elle et je me rends dans la salle de bain où je trempe un linge dans de l’eau fraîche que je passe ensuite sur mon front. J’avais besoin de me poser, mais pas maintenant. J’ai repris mon téléphone et j’ai appelé Jocelyne.
La sonnerie a duré plus longtemps que d’habitude.
— Allô ? T’as vu les dernières infos ? m’a-t-elle dit d’entrée.
— Je viens de raccrocher avec le cabinet. C’est plus grave que ce qu’on pensait. On est déjà dans une phase préliminaire.
— Attends, je prends mes notes. Tu vas m’expliquer ça en détail.
Je me suis assise à même le sol mon téléphone contre l’oreille, mon esprit déjà en train de dresser les lignes de défense.
Jocelyne parle vite, ses mots débordent, mais je devine l’angoisse derrière l’assurance. Elle tente de me protéger, comme toujours, mais je la connais trop bien. Quand elle insiste autant sur les "hypothèses possibles", c’est qu’elle sait déjà que ça pue.
— Franchement Naï, Adèle, je la sens de plus en plus dans le coup. Tu te rappelles quand tu l’as surprise à traîner dans les réserves ? Moi je croyais que c’était juste une curieuse frustrée, mais là... Là c’est clair qu’elle préparait un truc.
— Je m’en souviens, oui. Elle photographiait même des fiches. Elle disait que c’était pour apprendre à mieux rédiger les siennes.
— Mensonge. Et je viens de repenser à un truc. Tu te rappelles du type qu’elle voyait ? Celui qui venait souvent la chercher au coin du centre, là ?
Je fronce les sourcils.
— L’espèce de gars toujours habillé comme dans une vente aux enchères? je dis en riant malgré moi. On ne l'avait jamais vu habillé autrement que en costume noir, même en plein 40 degré le monsieur était toujours dans son fameux costume noir, peut-être on lui a prescrit ça moi même je sais pas.
— Exactement lui elle me répond en riant à son tour. Je l’avais croisé de plus près une fois, et je suis sûre d’avoir entendu “Léopold” ou “Gaspard”, un prénom de ce genre. Bref, j’ai regardé sur les réseaux de la Adèle pour voir s'il n'y a pas cet homme qui revient sur ses photos et je n'ai rien vu de lui sur ces réseaux perso. Mais une publication datant de 2 ans qu'elle avait fait lors du séminaire annuel quand elle était encore chez nous, m'a un peu alerté. Donc je suis allée sur notre page pour revoir les photos de la conférence d'il y'a 2 ans, j'ai tout inspecté à la loupe puis j'ai vu le type en question derrière Adèle sur une photo. J'ai alors lancé une recherche image à partir de cette photo où il apparaissait dans l’arrière-plan, peut-être aurions nous un nom à mettre sur le visage et découvrir par la même occasion des choses sur ce type.
Je souris malgré moi. Jocelyne est comme ça : méticuleuse, rusée, borderline. L’intuition et les fichiers Excel dans une même tête.
— Et tu as trouvé quelque chose ?
— Pas son nom exact. Mais plusieurs photos similaires sur des forums privés de collectionneurs. Africains et européens. Le type est connecté à des cercles très… très fermés.
— Je crois qu’on tient une piste sérieuse. T'as fait un boulot formidable ma chérie. Seul souci, je te recommande de te créer de faux profils plutôt quand tu veux les stalker, il ne faudrait pas que tu attires l'attention tu vois ce que je veux dire ?
— Ma belle je ne suis pas une amatrice dans ce domaine, tu sais le nombre de faux comptes que moi Jocelyne j'ai ? Ma belle je suis dans le métier il y a longtemps !!
— Excuse moi d'avoir douté de toi je dis en éclatant d'un rire sincère. Je vais te laisser quelques heures, Joce. On va bientôt prendre l’avion.
— Très bien ça marche boss, prends soin de toi et de ma petite chérie, on t'attend ici.
— Merci ma belle, bisous bisous
Puis on raccroche l'appel.
Je me lève, instinctivement, la main sur le front. Mon cœur tape plus fort. Je serre les dents. Je veux hurler, taper contre les murs, mais je me retiens. Je suis encore cette femme qu’on a élevée dans la maîtrise de soi, même quand le feu brûle dans la poitrine. Je suis toutefois ravie qu'on ai eu cette information, je sais qu'elle aura une énorme importance dans la suite de notre bataille. Si seulement cette histoire pouvait être réglé en disons ... 1 heure et que chacun vaque à ses occupations.
Je pousse un profond soupir puis j’entends une petite voix, juste derrière moi.
— Maman ? Tu parles encore du centre ?
Je me tourne vers elle.
— Oui, mon cœur. J'étais en train de parler avec tata Lyne pour préparer mon retour.
Chafik nous rejoint, une tablette à la main.
— J’ai trouvé le profil d’Adèle sur un groupe fermé. Elle publie peu, mais j’ai réussi à voir une story où elle est dans une boutique d’antiquités. Et ce n’est pas au Bénin. C’est à Genève.
— Genève ? Je n’ai même pas de contacts là-bas...
— Tu crois qu’elle serait capable de revendre des faux à l’étranger ?
— Si elle est avec un gars du réseau… c’est même probable.
Je soupire longuement. Je sens mes jambes trembler. Je me lève.
— En tout cas ton réseau est très efficace, en moins d'une heure tu as déjà trouvé quelque chose. Merci beaucoup mon coeur et surtout tu ne fais rien qui puisse te mettre dans la merde on est d'accord ? je le préviens
— Oui ne t'en fais pas, ce n'est pas moi qui suis directement relié au darkweb, j'ai des contacts c'est tout ma belle me rassure-t-il.
— Très bien. Bon les gars, on n’a plus beaucoup de temps. On a notre vol dans quelques heures, il faut qu'on finisse de tout ranger là.
Je range d’abord mes papiers. Je place tous les documents sensibles dans une chemise noire, que je glisse dans mon bagage à main. Ensuite viennent les vêtements. Je replie tout, soigneusement, comme un rituel, pour ne pas exploser alors que j'avais déjà tout plié hier. Chafik m'indique que tout est parfaitement prêt et rangé de son côté. Maïssa, elle, garde son casque sur les oreilles, mais je vois qu’elle me regarde souvent, du coin de l’œil.
Quand tout est prêt, je fais le tour de la chambre une dernière fois. Je vérifie les draps, les armoires, la salle de bain. Je ne veux rien oublier.
Nous descendons tous les trois à la réception nos valises derrière nous. Pour une fois, le hall de l’hôtel est calme. La réceptionniste me sourit en me reconnaissant.
— Madame Adéyémi, j’espère que votre séjour s’est bien passé ?
— Aussi bien qu’il pouvait l’être je vous remercie.
Je tends les cartes magnétiques, et en même temps, je sors quelques billets que je dépose dans la petite boîte posée à côté. Elle me regarde, surprise.
— C’est trop, madame…
— Non. Ce n’est jamais trop pour celles qui rendent les lieux vivables. Merci pour votre accueil ici franchement vous avez été top !
— Merci beaucoup madame Adéyémi, merci du fond du coeur. N'hésitez pas à revenir, on se fera toujours le plaisir de vous accueillir.
Elle incline la tête, un peu émue, je crois.
— Avec plaisir !
— Bon retour à vous tous et à bientôt !
On la salue tous une dernière fois puis on sort avec nos valises. Je m'installe avec Maissa dans notre voiture pendant que Chafik fait pareil derrière nous, puis je mets l'adresse de l'aéroport dans le GPS et on se met en route sans attendre notre reste.
Dans la voiture, je fixe la fenêtre, je regarde de temps en temps les rues du Congo qui défilent. Je pense à Cotonou. À mon père et à son regard quand il a appris que son nom, son héritage étaient sur le point d'être sali.
Je pense à Moussif aussi. Même si je ne veux pas. L’image s’impose : son silence, ses yeux, la femme dans sa chemise. Je secoue la tête. Je ne dois même plus penser à cette personne franchement.
Nous arrivons à l’aéroport. Les agents de location de nos voitures sont déjà là. Je leur ai donné rendez-vous ici hier et encore une fois je note leur efficacité et leur réactivité. Ils récupèrent les clés, souriants, avenants. Ils nous demandent si tout s'est bien passé pour nous et Chafik leur répond par la positive.
Moi, je les remercie chaleureusement, et je promets de recommander leur agence dans mon réseau.
Je respire un bon coup et on rentre dans l'aéroport. On se familiarise très rapidement avec les lieux puis on se dirige vers le guichet d'enregistrement. On fait le nécessaire et nous passons directement les formalités administratives. Cette fois les choses sont allées plus vite et heureusement d'ailleurs parce que honnêtement je n'aurais pas eu la patience pour supporter leur bêtise encore une fois. De toutes les façons ils n'avaient aucune raison de nous retenir plus longtemps au contrôle car cette fois on sort de leur pays.
On attend encore une heure à peu près puis il est temps pour nous d'embarquer, on embarque les premiers vu que nous volons en business class puis on s'installe en attendant que le vol décolle. Celui-ci ne tarda d'ailleurs pas à décoller et quelques heures plus tard on atterrit enfin sur les terres de mon cher pays adoré.
On est à Cotonou et il est à peine vingt heures. L’air est plus dense, plus familier. En descendant de l’avion, je sens quelque chose dans ma poitrine : un mélange de peur, de soulagement, d’incrédulité. Nous sommes de retour chez nous.
À l’aéroport, tout va très vite. Trop vite presque. L’un des agents reconnaît notre nom sur la liste des passagers. Il nous salue avec le respect discret mais appuyé qu’on réserve aux vieilles familles influentes. Mon nom fait toujours effet. Adéyémi.
Les bagages ne tardent pas, ils ont même déjà été chargés dans le taxi familial que père Djamal avait envoyé. 1 SUV noir, vitres teintées, logo discret. C’est Chafik qui m’a soufflé :
— Papa a tenu à ce que tout se passe rapidement à notre sortie. On va d'abord passer chez eux puis on pourra rentrer se reposer chez nous. Venez on y va
Je hausse les épaules puis m'installe, ma fille juste à mes côtés.
À la CEN-SAD, dès que les portails s’ouvrent, je sens cette chaleur. Ma mère nous attend sur le perron, bras ouverts, le pagne noué autour de la taille, sourire maternel sur les lèvres.
— Maïssa, ma chérie ! Comme tu as grandi encore ! Chafik, mon fils, tu as maigri dis donc ta soeur ne t'as donc pas nourri là-bas ? Moi je ne veux pas de problème avec ta femme inh, c'est entre vous que vous allez réglé ça là-bas ! Et toi ma Naïla, tu m’as manqué.
Elle me serre fort contre elle, son parfum me rassurant d’un coup. J’ai grandi là, dans cette maison. Et malgré toutes les fractures, malgré la froideur de ces dernières semaines, la tension presque palpable, cette odeur-là reste un ancrage.
Mon père nous accueille ensuite. Sobre, toujours élégant dans son boubou crème, la barbe bien taillée, les yeux perçants. Il embrasse Chafik, ébouriffe la tête de Maïssa avec une tendresse touchante, puis me prend dans ses bras avec un peu plus de retenue ce que je ne comprends d'ailleurs pas.
— Tu es là. C’est bien. On parlera bientôt du reste. Mais d’abord, on va s’asseoir. Il y a du yassa et du poisson grillé, c'est votre mère qui l'a fait et on vous attendait pour manger.
Le dîner est agréable, étonnamment fluide. Les rires de Maïssa font vibrer les murs. Ma mère parle de ses dernières lectures, Chafik raconte des anecdotes du séjour au Congo, les plats s’enchaînent, servis avec soin. Je souris. Je participe. Je me fonds dans ce tableau. Mais au fond, je suis ailleurs.
Quand le dessert arrive, mon père se lève calmement et m’adresse un regard bref :
— Naïla tu viens avec moi dans mon bureau s’il te plaît.
Je hoche la tête et je me lève. Chafik me lance un regard en coin. Maïssa fronce les sourcils. Je souris pour les rassurer, ce n'est que papa.
Le bureau de mon père n’a pas changé. Toujours cette lumière tamisée, les boiseries sombres, l’odeur du cigare froid et du cuir ancien. Il referme la porte derrière moi et m’invite à m’asseoir, lui prend place derrière son bureau.
Il me regarde longuement. Son visage ne trahit rien.
— Tu as bonne mine malgré tout. Je suis soulagé que vous soyez rentrés sans incident.
— On a fait vite. Et bien, je crois.
Il acquiesce, joint ses mains sur le bureau.
— On reparlera de tout ce qui concerne le Congo… le pacte, les visions, tout ça… mais plus tard. Ce soir, il y a plus urgent.
Je me redresse. Je sais où il veut en venir.
— La convocation.
— Exactement.
Il se lève, fait quelques pas, dos à moi.
— Est-ce que tu as conscience, Naïla, de la gravité de ce qu’on te reproche ?
— Oui. J’ai reçu les pièces transmises. Je les ai étudiées. Il y a falsification, et ils ont réussi à la faire valider par un expert complice ou incompétent. Mais je n’ai rien à me reprocher.
Il se tourne vers moi. Son regard est froid.
— Ce que tu crois importe peu. Ce que l’État pense, voilà ce qui compte. Et crois-moi, cette affaire dépasse Adèle et ses frustrations. Il y a du poids derrière. Du réseau. De la stratégie.
Je serre les poings.
— Tu sais quelque chose ?
Il hoche lentement la tête.
— Un conseiller spécial au ministère de la Culture a été approché. On lui a parlé d“exemplarité”, de “dissuasion”, de “dignité des patrimoines africains”. Il y a une volonté politique. Une cible, peu importe qui mais ils veulent faire un coup de maitre. Et vu que tu es ma fille, tu es la meilleure cible.
Mon ventre se serre. Mais je garde le silence.
— Je suis en train de faire mes recoupements. Il y a une main derrière cette mascarade. Quelqu’un de haut placé. Je ne peux pas encore t’en dire plus. Mais… tu vas devoir jouer finement, Naïla.
— Tu veux que je fasse quoi exactement ?
Il me fixe, un sourire presque compatissant.
— Accepte l’aide de mon avocat. Il connaît les couloirs. Il sait comment désamorcer. Mais en échange… j’aurai besoin que tu évites d’évoquer certains détails du centre dans ta défense.
Je fronce les sourcils.
— Quels détails ?
— Les restaurations non documentées par exemple, tes clients de prestige, les pièces dont l’origine est comment dire... “douteuse”. Tu sais très bien de quoi je parle. Si tu as des fantômes dans les placards, tu gardes ces placards bien fermés et tu ne dis strictement rien.
Je me lève, furieuse.
— Tu penses que j'ai des choses à me reprocher Ou quoi ? Depuis que je tiens ce centre, j'ai toujours tout fait dans les règles de l'art papa !
— Ecoute chérie je ne te juge pas, je sais que ce sont des choses qui peuvent arriver surtout dans tes débuts quand tu voulais faire connaitre le centre. Tu n'as pas besoin de me cacher des choses à moi, je sais comment tout cela fonctionne. Moi aussi dans ma carrière, il est déjà arrivé une ou deux fois que je ferme les choses sur certaines choses pour lesquelles que je n'aurais pas dû, c'est comme ça c'est la vie ça fait parti du package du chef.
— Eh bien sache que je ne suis pas comme toi, jamais je n'ai rien fait de travers dans mon travail. Et dis moi papa, qu'est-ce que tu veux vraiment ? M'aider sans croire en mon innocence ? Si toi mon propre père tu me crois capable de ça c'est que je suis foutue.
— Je veux que tu survives. Et que le nom Adéyémi ne soit pas traîné dans la boue.
Je recule.
— Tu veux sauver ton nom, ou ta fille ?
Il me regarde sans faillir.
— Je protège ce que j’ai construit ma chérie, toi incluse.
Je ris, un rire amer, presque douloureux.
— Non. Tu veux juste protéger ton empire. Moi, tu t'en fous que trop bien.
— Naila ! Tu vas tout de suite te calmer, attends tu te crois où là ? Tu dis des choses dangereuses et tu ne t'en rends même pas compte. Tu es ma fille, bien sûr que je souhaite te protéger tu es folle ou quoi ?
— Eh bien sache que ce n'est pas l'impression que tu donnes. Bonsoir, papa
Je sors sans attendre sa réponse. Je claque la porte et je découvre ma mère dans le couloir qui me regarde, inquiète.
— Ma fille ?
— Ce n’est rien. On a juste parlé comme deux Adéyémi parlent.
Je la salue, lui effleure la main, puis je rejoins Maïssa et Chafik qui m’attendent dans le salon.
— On rentre à la maison ?
— Oui, mon cœur. On rentre à la maison.
POV Moussif
Je suis seul dans ma chambre, appuyé contre le dossier du lit, téléphone en main, oreille tendue vers le silence. Depuis des heures, j’écoute en boucle un vocal que je n’ai jamais envoyé à Naïla. Juste ma voix, fébrile, qui cherche des mots. “Je sais que je t’ai blessée… Je sais que j’aurais dû être clair… que je suis peut-être qu’un con… mais j’ai jamais voulu te manquer de respect…”
Je n’arrive pas à supprimer ce message. Je n’arrive pas à le lui envoyer non plus. Il est là, suspendu.
Depuis qu’elle est partie, depuis qu’elle m’a vu là, dans cette scène pathétique, Yaya dans l’entrée… je ne me sens pas dans mon bain.
Yaya… Yaya me plaît, c’est vrai. Elle est drôle, piquante, vive. Elle a ce charme naturel et cette insolence qui me font rire. C’est une bonne vivante. Un bon coup aussi, faut pas se mentir. J'ai foiré les choses avec Naila mais je suis déterminé à ne pas tout gâcher avec Yaya pour l'instant.
Je réécoute encore le vocal, puis j’ouvre WhatsApp. J’écris : “Tu es bien rentrée ?”
Je supprime.
J’écris : “Je suis désolé.”
Je supprime encore.
Je finis par appeler Chris. Si quelqu’un peut me dire quoi faire, c’est lui.
Il décroche au bout de la troisième sonnerie, d’une voix ensommeillée.
— Frérot j'étais en train de me taper une sieste là
— Pardon mec. Mais j’avais besoin de te parler.
Je devine qu'il se redresse un peu car je l’entends bouger dans ses draps.
— Ça va pas ? C’est encore à cause de Naïla ? Vous vous êtes revus aujourd'hui à l'aéroport ?
Je soupire.
— Eh bien tu vas rire parce que je ne suis pas parti finalement hihi
— Mais toi en fait je ne sais pas ! Tu m'as cassé les couilles hier en me disant que tu devais impérativement y aller, histoire de la voir une dernière fois et lui présenter tes excuses de vive voix mais là tu m'annonces que tu t'es dégonflé ? Man c'était la moindre des choses franchement.
Hier soir j'avais appelé à nouveau Chris pour prendre ses conseils. J'étais perdu entre l'idée d'aller à l'aéroport pour leur souhaiter un bon retour et l'idée de rester chez moi et me faire oublier. Chris m'avait encouragé dans l'idée d'y aller, de toutes les façons je n'avais rien à perdre. Je m'étais endormi en me persuadant d'y aller mais à mon réveil je ne sais pas, je m'étais dégonflé.
— Je ne savais pas comment me comporter là-bas Chris et je ne pense même pas qu'elle avait envie de me voir.
— Mais ça tu ne le sauras jamais vu que tu n'y es pas allé. Tu es un lâche toi maintenant je ne savais pas, c'est bien tu te renouvelles.
— Ferme-la Chris.
Je raccroche piqué à vif par ce qu'il venait de dire même si je sais qu'il avait totalement raison.
Je reste là, dans le noir en réfléchissant à tout et à rien. Il y avait ce pacte qu'on comprend à moitié, oui on doit se marier mais qui a décrété ça à l'origine et pourquoi ? N'était-ce pas une simple coïncidence ce qui est arrivé à ceux qui ont refusé le pacte ? Après tout Naila s'était mariée, a eu une fille et que je sache son mari n'est pas pour autant devenu fou et moi non plus je n'avais rien eu. Il nous faut encore creuser pour aller à l'origine, connaitre le pourquoi.
D'un autre côté il ya maman Elise qui m'a caché l'existence de mon père pendant tout ce temps, ce père fou furieux qui avait perdu toute sa tête, ce père que je dois bientôt aller rencontré.
Et finalement, il y a ma vie personnelle et professionnelle : mon chef ce cupide, mon triangle amoureux entre deux magnifiques femmes. Dieu sait que je ne sais plus où donner de la tête en ce moment.
Je prends mon téléphone puis je prends la décision de rappeller Yaya. Pas pour quoi que ce soit, juste… pour clarifier. Elle décroche, un peu froide.
— Allô ?
— C’est moi Moussif.
— Je sais. T’es pas obligé de rappeler, hein.
— Je voulais juste dire… désolé pour le malaise d'hier. C’était pas prévu.
— C’est pas grave, Moussif. J’ai compris. T’as quelqu’un d’autre dans ta vie, pas besoin de m’expliquer. Tu n'aurais juste jamais dû attendre de me coucher avant de me dire ça, le pire c'est que même après ça tu n'as rien dit il a fallu que je le découvre, la honte aux joues.
Je reste silencieux.
— Écoute, on en parle demain d'accord ? Là je suis un peu fatigué mais je te promets de t'expliquer les choses.
— D’accord. A demain Moussif.
On raccroche.
Je rouvre WhatsApp. J’hésite puis j’enregistre un vocal.
“Naïla… je sais pas si tu vas écouter ça. Peut-être que tu m’as déjà bloqué. Et franchement, je comprendrais. Mais je voulais juste que tu saches que je regrette. Pas ce qui s’est passé. Mais de ne pas avoir été honnête. Avec toi, avec moi-même. Je te souhaite tout le courage du monde pour la suite. Et… si jamais tu veux parler. Je suis là.”
Je l’envoie. Oui je sais que j'avais déjà dit tout ça mais j'avais besoin de le lui dire à nouveau.
Le silence me répond.
Une heure plus tard, une notification s’affiche.
Un message de Naïla.
"Bon courage Moussif"
Juste ça. Je relis plusieurs fois. Chaque mot me frappe comme une gifle.
Je comprends qu'elle a fermé la porte sans retour. Et putain, c’est ça qui fait le plus mal.