chapitre 37
Write by leilaji
Chapitre 37
***Adrien***
Elle est enceinte !
Je … je n’ai pas l’esprit très clair. Elle fait l’amour de manière spectaculaire avec moi, comme si elle voulait me marquer à vie, puis me dit comme ça tout de go qu’elle est enceinte ! Je la regarde complètement désarmé, déboussolé. Tout doucement, elle se rhabille, presque avec détachement. Les questions se bousculent dans ma tête mais ma bouche reste scellée. A mon tour, je me rhabille, avec des gestes gauches et patauds. Je crois que je ne sens plus mon corps. Enceinte… De combien de jours, de semaines, de mois ? Enceinte et en pleine récidive. Et ce qu’elle trouve à me dire c’est qu’elle le garde. Comme si ce n’était déjà pas assez compliqué comme ça.
- Dis quelque chose Adrien.
- …
Elle ne me regarde même pas. Elle regarde par la vitre de sa portière. Il n’y a rien à regarder dehors. Il pleut toujours autant et il fait nuit noire de toute manière. Elle tourne son visage vers le mien. L’habitacle de la voiture devient trop étroit pour tous les deux. Je me sens asphyxié. Des larmes perlent au coin de ses yeux.
Et elle a le culot de pleurer en plus.
- Adrien…
- …
- S’il te plait dis quelque chose. Il faut bien qu’on en parle de toute manière.
- Va te faire foutre Elle !
La brusquerie de ma phrase me choque moi-même. De quoi veut-elle qu’on parle puisqu’elle vient de me dire qu’elle va le garder et qu’importe tout le reste ? Qu’importe que je me fasse un sang d’encre pour elle, qu’importe que je fasse des cauchemars à la simple idée de la perdre de nouveau, qu’importe que notre vie soit un véritable parcours du combattant… Qu’importe que je ne veuille pas d’enfant maintenant…
- Adrien !
Malgré la pluie, j’ouvre ma portière et me laisse avaler par la nuit. Elle descend à son tour, me crie de revenir, mais je ne l’écoute déjà plus. J’avance sans me soucier d’elle. Je ne me soucierai plus jamais d’Elle, puisqu’apparemment, elle ne prend pas en compte mes désirs à moi.
Un enfant…
***Une semaine plus tard***
***Elle***
- Que dois-je faire ?
Maman est venue prendre les enfants pour le week-end et je bavarde tranquillement avec Leila qui est revenue de voyage dès qu’elle a appris la nouvelle de ma récidive. Je sais qu’elle, à ma place aurait essayé de tout gérer toute seule mais moi j’ai besoin des gens que j’aime à mes côtés. J’ai retenu beaucoup de mes erreurs passées et je compte bien mieux gérer ma lutte contre ce second cancer.
- Je ne sais pas si tu peux poser ce genre de question à une femme qui cherche désespérément à faire un enfant Elle. Moi je te comprends tellement, je donnerai tout ce que j’ai pour avoir même une seule chance d’enfanter, tu le sais. Mais en même temps, j’aurai vraiment préféré que tu restes avec Adrien. Il t’aime et il est déboussolé. Se représenter en père n’est pas évident pour tout le monde. Je me rappelle de l’époque où je ne pensais qu’à ma carrière et que je regardais les enfants de très loin. Je les aimais bien, surtout les tiens mais sans plus. Je n’avais jamais ressenti le désir de maternité tu sais. Je pense que j’aurai même été horrifiée de me retrouver enceinte. Jusqu’à Alexander. C’est être avec lui qui a tout changé. Peut-être est-ce pareil pour Adrien. On se dit qu’il est pédiatre et qu’avoir un enfant à lui ne devrait pas l’effrayer mais lui seul sait s’il est prêt ou pas. Laisse lui du temps… cet homme t’aime tellement. Il finira par vouloir plus que tout cet enfant
- Si tu le dis.
- Il est venu prendre ses affaires c’est ça ?
Non. Toutes ses affaires sont restées à la maison. Il a juste disparu de mon horizon depuis la nuit où je lui ai révélé ma grossesse. Le lendemain sans aucune nouvelle de lui, j’ai appelé Archange qui ne savait pas où il se trouvait puis j’ai contacté Fernande qui m’a répondu la même chose. J’ai donc tenté une nouvelle fois sur son téléphone et c’est le docteur Moutsinga qui a décroché. Mon sang s’est glacé dans mes veines. Elle m’a juste répondu qu’Adrien allait bien, qu’il prenait une douche et qu’elle allait lui demander de me rappeler. Je lui ai dit de ne pas se donner cette peine. Elle a insisté. J’ai à mon tour insisté pour qu’elle ne le fasse pas.
Je ne suis pas en colère contre lui. Je le comprends. Je ne suis pas non plus en colère contre moi car je me comprends encore mieux.
Lorsque le docteur Moussavou m’a confirmé les soupçons d’Adrien, mon cœur s’est comme brisé en mille morceaux malgré le fait que je me sois préparée à la probabilité d’une rechute. J’ai tenu le coup. Je ne me suis pas effondrée en pleurant tous mes parents ou mes enfants. J’avais mal mais je suis restée forte. Puis elle a haussé les sourcils et m’a regardée un long moment :
- Vous êtes aussi … enceinte. A-t-elle ajouté en lisant le reste de résultats de mes analyses.
- Pardon ?
- Vous êtes enceinte. Votre taux de HCG est assez éloquent sur le fait.
- Je ne peux pas être enceinte. On s’est toujours protégé…
- Toujours ? Jamais eu un oubli, une rupture du préservatif ?
- Je … enceinte. C’est possible avec mon cancer ? Seigneur, ça veut dire que je vais mourir ou que le bébé va mourir ?
- Non. Qui parle de mourir ? a-t-elle demandé d’un ton qui se voulait rassurant.
J’ai fermé les yeux pour m’empêcher cette fois-ci de pleurer. Elle m’a accompagnée chez sa collègue gynéco qui officie dans une autre salle. Une fois installées, le docteur Moutsinga a fait une mise au point avec sa collègue qui m’a demandée de me lever pour qu’on fasse une échographie. Je l’ai suivi jusqu'à la table où elle a étiré une longue feuille de papier pour protéger le lit sur lequel je devais m’allonger. J’ai grimpé sur un petit escabeau et pris position. J’ai soulevé mon haut sur mon ventre encore plat en tremblant un peu. Et dire que ce ventre porte une vie me suis-je dit en l’observant à la dérobée. Une vie. Malgré le cancer ?
Je n’ai jamais eu autant peur de ma vie. Je sais qu’Adrien ne veut pas de bébé mais j’aurai tout donné pour qu’il soit présent à mes côtés à ce moment là. Elle a enfilé des gants et étalé un liquide transparent et froid sur mon ventre. Je me suis mise à prier intérieurement. Je disais à Dieu : « Fais que le bébé n’ai rien et je te promets de ne plus jamais rien te demander d’autre. Je t’en prie Seigneur protège nous, mon enfant et moi. »
Quelques secondes plus tard, elle a souri. Je n’ai pas osé regarder l’écran, je n’en ai pas eu la force. Je l’ai regardé elle, sourire devant ce qu’elle voyait. Je n’ai pas pu regarder mon bébé. Je me disais : je vais le perdre, elle va me demander d’interrompre cette grossesse alors que je sais, je le sens que ce sera ma dernière chance d’enfanter. A quoi bon le regarder, à quoi bon.
- Vous ne voulez pas regarder ?
- Non.
- D’accord. Mais écoutez ceci…
Elle a tourné un bouton et la magie s’est opérée… J’ai entendu son cœur battre… C’était un son simple dépouillé de futilités mais tellement beau. Un rythme. Juste un cœur qui bat… je me suis dit qu’Adrien a dû ressentir la même chose que moi quand il a entendu le moniteur cardiaque redémarrer de nouveau quand je suis revenue à moi. C’est un son magique, un cœur qui bat et exprime ainsi la vie.
Un son pur…
Le son d’un cœur qui bat.
J’ai fermé les yeux très fort et enfin pris ma décision que je voulais irrévocable.
- En tout cas, il me semble en bonne santé. Vous en êtes à un peu plus de trois mois. Le second trimestre est entamé. Vous ne vous doutiez vraiment de rien ? Aucun signe avant coureur ? Bon c’est vrai aussi que vous avez un tout petit ventre.
- Aucun signe docteur, ni nausée matinale. Mes règles revenaient à peine. C’est vrai que ce n’était pas comme auparavant mais je me disais que c’était la conséquence de la chimiothérapie.
- C’est une petite surprise que le bébé vous a réservé. On pourra peut-être déterminer à la prochaine échographie le sexe du bébé. Pour le moment, je vais vérifier la vitalité du fœtus, la clarté nucale ainsi que son anatomie… Ca vous va ?
- Oui mais de toute manière ce n’est pas grave, je ne veux pas savoir, je ne veux pas regarder l’échographie.
- D’accord, comme vous voudrez. Nous allons faire des analyses supplémentaires pour nous rassurer mais je crois que tout va bien pour le moment, a-t-elle dit en gardant le sourire.
- Merci docteur.
- Madame Oyane, que voulez vous faire ? m’a demandée l’oncologue.
Son ton calme et posé m’a ramenée à ma triste réalité car le ton joyeux de la gynécologue m’avait presque fait oublier tout le reste. Elle est jeune. Peut-elle me comprendre ? Va-t-elle me juger ?
- Trois mois ?
- Oui trois mois.
- Est-ce que cette grossesse influence mon pronostic vital ? Je veux dire pour ma récidive, est-ce que le bébé met ma vie en danger ?
Les deux médecins se sont regardés. Comme j’ai refusé de regarder l’image de l’échographie, elles se sont surement dit que je ne voulais pas le garder. Ma question les a-t-elle étonnées ?
Je sais que c’est ce qui fait peur à Adrien. Que son bébé me fasse quitter les miens trop tôt. Je suis mère de quatre enfants désormais quand je compte ma nièce Annie que je ne renverrai pas chez son père. Je veux être là pour les voir grandir, avoir leur bac, partir à l’étranger, se marier, avoir des enfants… je veux être là pour eux. Alors si ma vie n’est pas engagée… je veux être là aussi pour voir l’enfant d’Adrien grandir.
- Mettre fin à la grossesse par un avortement thérapeutique n’est pas considéré comme nécessaire au traitement puisque cela n’améliore ni le pronostic ni la survie de la mère.
Qu’a-t-elle dit ? Ai-je bien entendu ?
- Vous êtes sure ?
- Selon les études oui. Mais je vous avoue que vous serez notre première patiente ici à l’institut à avoir un cancer et à être enceinte. Votre cas est très rare.
J’ai enfin pu respirer. Tout mon corps était comme broyé dans un étau jusqu’à ce que j’entende cette phrase : « Je ne suis pas obligée d’avorter ». Je vais pouvoir encore entendre son cœur battre.
- Comment ça va se passer ?
- Rhabillez-vous, nous allons vous expliquer…
Elle m’a donnée une lingette pour essuyer la matière sur mon ventre et est allée s’assoir sur sa chaise en attendant que je la rejoigne à son bureau. Une fois assise à côté du docteur Moutsinga, elles m’ont tout expliquée.
- La chirurgie est le traitement principal du cancer du sein lors de la grossesse. On va devoir pratiquer une mastectomie radicale modifiée, c’est l’intervention la plus courante. On peut faire une chirurgie sans danger en tout temps lors de la grossesse. De nombreux médecins attendent que le fœtus ait au moins 12 semaines puisque le risque de fausse couche est alors moins élevé lors de l’opération.
J’encaisse le choc. Elles vont devoir me retirer mon sein malade et surement l’autre par mesure de précaution. Je respire un bon coup et me concentre sur la suite. Je ne sais vraiment pas ce qui m’attend.
- Je suppose que la chimiothérapie est impossible dans mon cas ?
- Pas du tout. On n’administre pas de chimiothérapie au cours des 3 premiers mois (premier trimestre) de la grossesse car le risque d’affecter le fœtus et de causer des anomalies congénitales est très élevé. Mais nous avons dépassés cette étape dans votre cas, la chimio peut être envisagée.
- Je vais encore avoir droit au méthotrexate ?
- Non. Le méthotrexate fait partie des médicaments qui peuvent causer un avortement spontané et des anomalies congénitales. On n’a pas recours à ces médicaments pour traiter les femmes enceintes qui sont atteintes d’un cancer du sein.
- D’accord.
- Certains agents chimiothérapeutiques servant à traiter le cancer du sein après le premier trimestre se sont révélés les plus sécuritaires tant pour la mère que pour l’enfant : le protocole FAC 5. Il peut y avoir des effets secondaires comme la baisse du nombre des globules blancs chez vous ou chez votre bébé. On cesse souvent la chimiothérapie deux à trois semaines avant l’accouchement pour réduire le risque de neutropénie tant chez la mère que chez l’enfant.
- D’accord.
C’est tout ce que j’arrive à répondre. D’accord.
Il va falloir refaire de la chimiothérapie.
- Mais je dois vous informer que le protocole FAC peut déclencher la ménopause chez la mère, en particulier si elle a plus de 30 ans. Ce sera peut-être votre dernier enfant.
- Je comprends.
Ca a fait beaucoup d’informations à retenir d’un seul coup mais la seule chose qui réjouissait mon cœur dans tout cela c’était que je pouvais garder mon bébé.
Je raconte tout cela à Leila qui a aussi peur que moi mais garde le moral pour me réconforter.
***Deux semaines plus tard ***
Je me décide à me rendre à son cabinet car je n’en peux plus de tout ce silence. Il est parti sans rien me dire et depuis je ne sais plus à quel saint me vouer. J’aurai peut-être dû lui expliquer le pourquoi de mon choix avant de le dire à haute voix mais j’avais tellement peur qu’il réussisse à me convaincre de ne pas garder mon bébé.
C’est mon frère qui m’y conduit après son boulot. Il est un peu devenu le chauffeur de ma petite famille mais comme il ne s’en plaint pas, j’en profite. Je crois qu’il essaie de se racheter une conduite. Tous les matins, il vient chercher les enfants et les conduit à l’école et les après midi, il fait de même en me les ramenant. Cependant, j’ai vraiment du mal à oublier ce qu’il a fait à cette femme, parce que le lendemain de leur dispute, elle a porté plainte contre lui. Les photos qui illustraient ses dires étaient horribles… vraiment ! Elle avait le visage complètement défiguré par ses coups. Aucun homme normal ne peut battre ainsi une femme, c’est comme s’il avait voulu la tuer. Si Annie a assisté à la scène, je comprends qu’elle soit à présent traumatisée. Ici nous n’avons pas l’habitude de fréquenter des psychologues et autres médecins de l’esprit mais s’il le faut, j’en chercherai un pour elle. Hors de question qu’elle grandisse en se disant que si une femme déplait à un homme il peut la réduire en bouillie. C’est mon frère et pourtant je ne le comprends pas.
Je suis un peu fatiguée mais le stress que me procure le fait de pouvoir voir Adrien me donne la force pour marcher tranquillement jusqu’à la réception. Pour le moment, mon ventre n’est pas si visible que ça lorsque je porte des vêtements amples. Ca m’épargne les regards effrayés de ceux qui savent pour ma maladie et les regards apitoyés de ceux qui savent pour ma relation. Je porte donc un kaba (longue robe ample en pagne africain) aux couleurs chatoyantes.
- Bonjour Madame Oyane. Ca fait longtemps. Me dit la réceptionniste.
- Bonjour. Ca va ?
- Oui ça va. On se maintient. C’est plutôt à moi de vous demander comment vous allez… La chimio c’est enfin fini n’est-ce pas ?
- Oui et non. Je me bats encore.
- Alors restez courageuse. C’est quand j’ai appris pour vous que j’en ai parlé autour du moi. Du coup une partie des femmes de ma famille est allée se faire gratuitement dépister. Heureusement pour nous, aucun cas.
- Dieu merci, alors. Parce que c’est … difficile ! Adrien est là ?
- Oui.
- Tu pourrais lui annoncer que je suis là ?
Elle fronce les sourcils un moment puis comprend que nous avons des problèmes et décroche le combiné pour composer un numéro.
- Docteur ? Madame Oyane est là.
Il donne des instructions et elle me regarde. Mon cœur bat fort. Il ne manquerait plus que même devant ses employés, il refuse de me voir. Elle raccroche et demande à une infirmière stagiaire de m’accompagner à sa salle de consultation.
Heureusement que devant son bureau, aucun patient n’attend. Je cogne puis entre. J’ouvre et m’arrête devant la porte. Il discute avec Moutsinga qui se lève et nous laisse seuls après m’avoir adressée un timide sourire. J’essaie de ne rien penser de spécial de ce que je constate. J’essaie d’être hermétique à la jalousie. J’essaie.
- Que fais-tu là Elle ? dit-il en se frottant les yeux de fatigue.
J’ai l’impression de voir un inconnu. Il a l’air d’avoir vieilli en si peu de temps. C’est comme s’il n’a pas dormi depuis qu’on s’est vu pour la dernière fois. Ni ses cheveux, ni sa barbe ne sont coiffés, et il est habillé tout en jean. Il est fatigué, ça se voit à ses traits tirés.
- Je voulais qu’on prenne le temps de tout mettre à plat avant … mon opération.
- …
Lorsqu’il me regarde aussi calmement avec cet espèce de petit rictus sur les lèvres au lieu de son habituel sourire, je n’ai qu’une envie, disparaître complètement, me mettre hors de sa portée. Mais il faut qu’on se parle.
- Je vais finalement faire une mastectomie comme tu l’avais préconisée avant … la récidive. On va m’ôter les deux seins, c’est mieux ainsi. Ca ne sera pas dangereux pour le bébé, de même que le traitement qui suivra. Une chimiothérapie.
- …
Il ne dit rien et je ne sais plus quoi ajouter. Je pensais qu’il me crierait dessus et qu’ainsi attaquée je pourrai me défendre mais il ne fait rien comme s’il ne se sentait pas assez concerné pour réagir. C’est perturbant de voir un homme qui se souciait du moindre de tes désir… t’ignorer. Finalement son téléphone sonne et nous délivre tous les deux de ce silence pesant.
- Oui allo… Oui maman. Je prends le vol dans … trois heures de temps. Dit-il en jetant un coup d’œil à sa montre. Oui. Pour le moment je suis à mon cabinet, je réglais quelques détails avec celle qui va diriger en mon absence. Je serai bientôt là. Ok.
Puis il raccroche et je retiens mon souffle. Il s’en va ?
Mais avant qu’il ne parte, je suis venue le soulager. Je connais Adrien, c’est quelqu’un qui essaie toujours de tenir ses promesses et ma décision … impacte sur lui. Je fouille dans ma mémoire des arguments en ma faveur en essayant de me remémorer mes conversations au CHU.
*
*
*
J’ai beaucoup parlé avec le docteur Moussavou qui s’est renseignée sur mon cas pour m’aider au mieux de ses compétences. Je suis heureuse de voir un médecin faire des recherches pour garantir la fiabilité de mon traitement. Elle se donne à fond, deux vies sont en jeu.
Quand je me suis traitée d’égoïste, parce qu’accablée de reproches par ma mère, elle m’a redonnée le pouvoir sur ma vie en quelques mots accompagnés d’un regard franc et compatissant.
- Vous mourrez seule vous savez… Alors ne vivez pas selon les autres, faites ce que votre cœur vous dit, vous n’en supporterez que mieux les futures batailles.
- Merci.
- J’ai fait un mail au Dr Anne Lesur, oncosénologue au centre anticancéreux Alexis-Vautrin à Vandoeuvre-lès-Nancy (Lorraine) et voilà ce qu’elle m’a répondu.
Puis elle m’a tendue une feuille imprimée :
La maladie, le diagnostic provoquent pour le moins « un choc ». C’est généralement ce terme que les femmes utilisent. Et les effets de ce choc vont bien au-delà de ce qui est immédiatement perceptible. Ainsi, certaines ont besoin de se replier sur elles-mêmes afin de pouvoir se retrouver, revenir sur leur propre histoire. D’autres vont manifester un besoin intense d’amour, de protection afin de se rassurer. D’autres encore vont avoir une demande plus érotique afin de (re)tester sur leur partenaire leurs capacités de séduction.
La situation affective vécue avant la maladie a des incidences sur la réaction de la femme et, le cas échéant, de son conjoint. La qualité de la relation du couple est aussi particulièrement sensible. Si les relations étaient déjà dégradées, la maladie peut renforcer l’angoisse et la solitude de chacun. Certains hommes fuient, d’autres sont « paralysés » devant leur propre femme, ou deviennent impuissants. Beaucoup de séparations surviennent non pas à cause, mais à l’occasion de la découverte du cancer. La maladie rend en effet les difficultés plus aiguës et fait apparaître au grand jour les problèmes antérieurs, occultés ou inavoués. À l’opposé, les liens unissant le couple peuvent se trouver renforcés par cette épreuve.
Souvent, pour débloquer une situation difficile, la médiation de tierces personnes est la bienvenue, tant d’un point de vue psychologique qu’organisationnel ou familial. À cet égard, l’Institut Curie et d’autres centres spécialisés proposent aux parents et à leurs enfants de participer à des groupes de parole indépendamment les uns des autres. Des entretiens individuels ou de couples leur sont également proposés. Ils permettent d’affronter les problèmes ensemble, dans un esprit de dédramatisation et de construction d’un avenir optimiste. Peut-être devriez-vous penser à faire de même dans votre institut… Bien à vous.
- Malheureusement, notre centre est encore nouveau et nous fonctionnons avec un budget strictement encadré. Nous n’avons pas de groupe de parole à proposer pour accompagner les malades. Mais je voulais vous dire que chaque femme réagit différemment face à la maladie, c’est ce que vous devez comprendre. Que vous ayez besoin de vous replier un peu sur vous, de protéger et donner la vie est une réaction comme une autre face à votre état. Ne culpabilisez pas pour cela. Vous avez besoin de vivre comme tout le monde, de penser à votre avenir. Faites vos choix à vous et laissez votre compagnon faire aussi ses propres choix. Ne lui imposer rien qu’il pourra vous reprocher plus tard. Je ne suis pas psychologue mais je pense sincèrement qu’il ne s’est jamais imaginé père, il lui faut du temps…
- Il lui faut du temps… Mais je n’en ai peut-être plus tellement moi … de toute manière, je ne l’oblige à rien, il a le choix, tout comme moi.
On s’est tu toutes les deux. Puis on a programmé une date pour mon opération des deux seins. Ainsi s’est terminé mon entretien avec le docteur Moussavou.
*
*
*
Si Adrien s’en va, c’est que son choix est déjà fait. Je quitte mes pensées, perds un peu en route mes arguments et le regarde en essayant de cacher mon désarroi.
***Adrien***
Son visage s’est décomposé quand elle m’a entendu parler de voyage. Je comptais bien le lui dire mais je n’ai pas eu la force de l’appeler. Je lui ai envoyé un message, court et concis. Elle n’y a pas répondu. Je comprends qu’elle ne l’a surement pas encore lu.
- Ma mère fait une insuffisance rénale sévère. Je dois me rendre à son chevet peut-être suis-je compatible, je ne sais pas. Je vais rester avec elle un bout de temps car elle n’a personne là-bas, elle a perdu son compagnon. Je dois y aller, j’ai trop longtemps négligé ma famille pour …
- Pour moi… ?
- Non, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
- Ok.
- Ca n’a rien … il ne s’agit pas de nous. Juste de ma mère qui a besoin de moi.
- Il ne s’agit pas de nous mais tu n’es plus jamais rentré à la maison Adrien, est-ce que ça se fait ça ? Tu crois que continuer de payer le loyer et envoyer des chèques suffit ? Comment peux-tu dire qu’il ne s’agit pas de nous ?
- Je ne me dérobe pas. J’assume ma responsabilité. Je t’avais pourtant dit que je n’étais pas prêt…
- Ah. Je comprends. Il faut que j’y aille alors. Bon voyage.
Elle se lève et prend son sac à main. Je ressens un nombre incalculable de choses en même temps mais pour la première fois de ma vie, je ne vois pas clair en moi-même.
- Assieds-toi !
Mon ton est plus cinglant que je ne l’aurai voulu. Elle reste debout malgré mon injonction et me lance un regard sévère. Je sais qu’on doit parler comme des adultes mais mes peurs à moi refont surface dès que j’entends le mot enfant.
- Je ne voulais pas d’enfant maintenant…
- Mais il est là.
- C’est toi qui a commencé à en parler et …
- Il est là Adrien.
- J’ai promis à toute ta famille de prendre soin de toi et tu te permets de mettre ta vie en danger…
- Tu parles ainsi parce que tu ne veux pas donner de chance à cet enfant. Tu es médecin, tu te serais renseigné sur la procédure pour les femmes enceintes. Parce qu’il y en a une qui me permet d’espérer que les choses vont bien se passer pour le bébé et moi. Tu n’as pas peur pour ma vie Adrien, elle n’est pas plus en jeu qu’auparavant. Tu as juste peur de devenir père et c’est ça que tu me reproches. Quand il s’agissait de s’envoyer en l’air, là tu n’avais pas peur.
- Je …
- Laisse-moi parler. Quand je suis tombée enceinte d’Obiang, j’ai pensé à avorter. Après tout ce que mon mari me faisait vivre je me disais, à quoi bon avoir un autre enfant avec ce salaud. Mais une fois en salle de consultation devant le gynécologue, je n’y suis pas arrivée parce que j’ai compris qu’Obiang n’avait rien à voir avec ma relation avec son père. Et c’est ce même Obiang que tu aimes tant à présent. Ce que je veux dire c’est que si le bébé ne met pas ma vie en danger et que je veux le garder où est le problème. C’est probablement ma dernière chance. Il a plus de trois mois, Adrien, on voit surement sa petite tête et son corps même s’il est minuscule… Il est là, je ne peux pas l’ignorer tout simplement. Je ne t’ai pas piégé et ne réponds pas parce que je sais que tu y as pensé…
- Mais Elle au moment où je pense qu’on y est, c’est fini, je dois me dire qu’il faut tout recommencer et avec un bébé en jeu en plus… Tu n’as aucune idée de ce qui t’attend…
- Que veux-tu que je fasse alors ? C’est toi-même qui m’as confiée au docteur Moussavou et elle se démerde comme elle peut. Elle a contacté le docteur Mignot le chef du département d’oncologie médical de l’institut curie en France. Et on lui a parlé en visioconférence. Il a expliqué que lorsque le diagnostic est établi en début de grossesse, dans plus de la moitié des cas, une interruption médicale de grossesse est conseillée et généralement acceptée par la patiente. Mais il a ajouté que sur le plan purement médical, cette interruption n’a en soi aucun effet thérapeutique et n’améliore pas le pronostic. La chimiothérapie est réalisable dès le deuxième trimestre. Les risques pour l’enfant sont très faibles et l’accouchement sera déclenché dès que possible, en fonction de la viabilité du bébé. Alors quand on me donne de si bonnes nouvelles, que suis-je censée faire ?
- …
Je ne sais plus quoi dire. Elle semble tellement déterminée. C’est vraiment étrange, elle est encore malade mais elle parle de bonne nouvelle. Elle s’approche de moi et s’accroupit à mes pieds pour me parler :
- Je ne ressens aucune colère envers toi. Prends ton temps… va t’occuper de ta mère. Tu as tellement fait pour moi que je ne pourrai t’en vouloir si tu t’en allais. J’ai traversé beaucoup de choses Adrien et j’ai beaucoup muri avec toi à mes côtés. Il y a une grande bataille qui m’attends alors je ne peux me disperser et poursuivre trop de rêves en même temps. Mon enfant a besoin de moi et moi aussi j’ai besoin de moi-même, au mieux de mes capacités. Si je me mets à pleurer sur mon sort, je serai triste et le bébé le ressentira et je ne veux pas qu’il soit triste… je n’ai pas l’intention d’abandonner mes enfants. Je les aime trop pour ça. Je vais me battre et mon bébé va m’aider à gagner la bataille. Je refuse que le cancer m’impose ses choix, c’est moi qui vais m’imposer au cancer et il sera bien obligé de disparaitre. Tu ne peux pas comprendre parce que tu n’as jamais eu d’être à toi, à protéger… tu n’as eu que moi à protéger et tu l’as si bien fait Adrien. Maintenant c’est à mon tour de protéger quelqu’un … de protéger ton enfant. Je ne te demande rien. Jamais. Va voir ta mère et prends le temps de réfléchir, prends ta décision au calme sans penser à moi, ma famille, ma maladie… et si tu gardes le silence là-bas… je comprendrais. Je saurai que tu ne veux plus de moi.
Elle reprend son souffle. L’émotion est telle qu’elle baisse la tête. Je suis en colère, contre elle contre moi aussi mais je ne peux m’empêcher de la prendre dans mes bras.
- Mais je t’en prie Adrien si tu te rends compte que … malgré tout, tu ne regrettes rien… reviens-moi. Je t’en prie boo.
Elle caresse ma barbe hirsute et passe son pouce sur mes lèvres. Je respire à fond.
Elle m’embrasse. Je me laisse faire. Ses lèvres sont douces. Et moi je ne ressens que de l’amertume.
Puis elle se lève et s’en va.
Pourquoi ai-je l’impression que mon monde s’effondre ?
BONUS
***Elle***
***Trois mois plus tard***
Aujourd’hui, je suis convoquée à l’école d’Oxya par son professeur principal, le professeur de français.
Je suis bien contente de prendre le volant moi-même parce que la mastectomie a été une telle épreuve ! Avant l’opération, j’ai pris une photo de mes seins. Puis je l’ai effacée, pour en reprendre une nouvelle quelques heures plus tard quand j’étais couchée toute seule au fond de mon lit. Mais cette fois là, j’ai filmé juste la cicatrice en forme de A, mon talisman. Puis j’ai de nouveau effacé la photo. Je ne voulais pas pleurer mes seins une fois que je ne les aurai plus et je trouvais assez glauque de garder un tel souvenir dans un appareil photo. De toute manière à qui les montrerai-je ces anciens seins ?
Puis je me suis dit pourquoi m’arrêter en si bon chemin et j’ai sorti de mon placard tous les magnifiques ensembles soutien gorge et slip que je collectionnais pour les nuits coquines. De toute manière, ce n’est pas comme s’il y avait un homme dans mon lit pour en profiter ! Mais qu’est-ce qu’Adrien les aimait ces ensembles ! Rouge pour le samedi et noir les mercredi. Il m’en a même achetée quelques uns que je n’ai pas pu me résoudre à mettre tellement ils étaient beaux. Entièrement en dentelle avec des nœuds à détacher avec les dents… Lui qui a dit qu’il n’offrait rien aux femmes, l’a pourtant fait.
J’ai jeté le tout à la poubelle. S’agissant de vêtement intime, je ne voyais pas la nécessité de les donner. Je n’ai gardé que de vieilles brassières que je ne portais même plus.
Affronter cette étape sans subir le regard de qui que ce soit, m’a aidée à demeurer forte. Je n’aurai pas supporté Adrien à mes côtés. Lui qui me disais pendant qu’on faisait l’amour combien de fois il adorait mes seins ! Quelle ironie.
Puis l’opération a eu lieu.
Bien avant, j’ai embrassé tous mes enfants et prié pour que tout se passe bien. Je crois que même Leila est venue prier avec nous à Sainte Marie. Annie s’est mise à pleurer dans l’église… je l’ai consolée. On était tous un peu secoué mais unis.
Quand je me suis réveillée, après l’opération, je ne voyais d’abord que les bandages… Mais rien qu’avec cette vision si plate de ma poitrine, j’ai paniqué et éclatée en sanglot alors que je savais bien qu’ils ne seraient plus là à mon réveil. Le choc était tout de même trop brutal malgré la préparation psychologique. Seule dans ma chambre à regarder ce corps devenu étranger, je m’insupportais. L’infirmière est venue peu de temps après et je me suis calmée dans ses bras. Je ne la connaissais même pas. C’est une parfaite inconnue qui a pris soin de moi. Mais j’ai compris sa gentillesse lorsqu’elle m’a dit avoir fait ses classes avec Fernande de la clinique d’Adrien. Elle est repartie plus tard longtemps après que je me suis calmée. Et dès qu’elle a disparu, je me suis permise d’effleurer du bout des doigts ce qui me faisait si peur et tellement horreur en même temps ...
Cependant, dès que mes enfants sont entrés dans la chambre, j’ai compris pourquoi je devais accepter mon état. Tout s’est éclairé dans ma tête. J’ai compris qu’il valait mieux vivre sans seins que ne pas vivre du tout. Pourquoi pleurer des seins qui au lieu de m’aider à les nourrir voulaient m’enlever à eux ?
Je suis rentrée chez moi quelques jours plus tard, me préparant déjà mentalement à la chimiothérapie. A l’hôpital je bénéficiais de très bons analgésiques mais une fois à la maison, ça a été plus dur à gérer. Cette douleur entêtante au niveau des cicatrices qui me rappelait quand j’essayais d’oublier que je n’avais plus de seins et que je ne pourrais pas nourrir mon bébé quand il naitra. C’est Ekang qui a trouvé la solution miracle en m’amenant des poches de glaces le jour où il a vu des larmes perler aux coins de mes yeux.
Quelques jours plus tard, ça allait mieux. Je suivais les recommandations des médecins: hydrater quotidiennement les cicatrices et les masser pour qu’elles soient souples, mobiliser les bras et faires des exercices pour en retrouver l’usage normal mais surtout ne rien porter qui ne soit trop lourd.
Et cette étape est passée aussi… comme toute chose sur cette terre. Dieu merci.
Je prends de nouveau le volant et ne sors jamais sans mes prothèses. Jamais!
Et me voici au collège de ma fille. Je connais très bien le professeur de français d’Oxya puisque c’est un cousin par alliance. Je ne pense pas qu’il soit au courant des difficultés que traverse ma famille. Une fois arrivée dans sa classe, il me fait un état des lieux alarmant sur ses notes et son attitude en classe. J’écoute patiemment m’excuse auprès de lui et rentre avec ma fille près d’une heure plus tard.
Elle évite toute conversation en pianotant sur son téléphone qu’au bout d’un moment, complètement exaspérée par son attitude rebelle, je lui arrache et balance sur le siège arrière.
- Est-ce que tu peux me dire ce qui se passe ?
- Rien.
- Comment ça rien. Tu t’es battue avec Cornellá. C’est ta meilleure amie non ?
- Elle ne l’est plus.
- Pourquoi ?
- Je ne veux pas en parler avec toi.
J’ai beaucoup de chose à gérer au quotidien. Sans Adrien, rien n’est plus pareil. Il fallait qu’il s’en aille pour que je réalise l’ampleur de son soutien. Il était le titan qui tenait mon monde à bout de bras. Il a vraiment tout fait pour que je me concentre seulement sur ma guérison.
Maintenant que je dois recommencer et cette fois-ci sans lui, je me suis organisée avec l’aide de toute ma famille. C’est ce que j’aurai dû faire dès le départ.
La chimiothérapie entraine souvent une perte du gout et de l’odorat. Cuisiner comme manger devient une punition… Alors ma mère se dévoue pour la cuisine au grand dam des enfants. Plus de pâtes, ou de riz mais surtout du manioc, des tubercules, des plats de légumes et poissons frais dans des sauces bien de chez nous. Obiang pleure les pizzas d’Adrien.
C’est comme si j’étais enceinte fois dix bébés. Chimiothérapie de merde, j’ai perdu du poids, tout me dégoute. Mais le parfum « insolence » de Guerlain qu’il m’a offert quand on s’est réconcilié, je le mets pour dormir malgré le fait qu’il me révulse. C’est comme un talisman, pour qu’Adrien continue de nous protéger, son bébé et moi. Parfois quand ça devient trop dur, je demande aux enfants de venir dormir avec moi. Et ils me serrent tous très fort dans leurs bras et s’endorment quand moi je garde toute la nuit les yeux ouverts. Quand ils n’arrivent pas eux non plus à dormir, on attend tous ensemble que le bébé bouge pour rire et chanter, lui raconter « nos choses » comme dit ma fille. C’est à celui qui saura le mieux attirer son attention et le faire bouger dans mon ventre menu…
Le matin, la ménagère ainsi que maman, prennent le relai avec les enfants… Oui maman est venue vivre chez moi, le temps que j’aille mieux. Je ne régresse pas. Avant c’est ainsi que j’aurai vu les choses. Maintenant, je me dis que ce n’est pas une honte d’avoir sa mère à ses côté, ce n’est pas un échec. C’est juste de l’amour et le besoin de prendre soin de ceux qu’on aime.
Tout le monde contribue !
Et c’est pour cela que je me gare devant la maison de Gaspard où il nous attend toutes les deux.
- Pourquoi on vient chez papa ?
- Parce que maman est malade et qu’elle évite de se mettre en colère pour ne pas faire peur au bébé ou se fatiguer inutilement. Elle va laisser tout le loisir à ton père de te remonter les bretelles. Tonton Etienne a déjà déposé tes frères chez papa. Il va faire une réunion.
- Non mais n’importe quoi ! Tu n’as pas le droit…
- Tu me parles sur un autre ton ou tu vas recevoir la gifle du siècle !
Elle marmonne quelque chose, ouvre la portière et me lance avant de descendre :
- Tu étais plus gentille quand tonton Ad était là. En plus lui ne nous criait jamais dessus. Depuis qu’il est parti, tu ne fais plus que ronchonner …
Non mais celle là ! Je descends à mon tour et contourne la voiture pour pouvoir lui parler :
- Tonton Ad s’est occupé de vous et me permettait de jouer les gentilles mamans en tout temps. Mais il n’est plus là et maintenant vous avez juste une maman. Une maman ça se fatigue, ça pleure parfois, ça crie aussi surtout quand elle est seule avec quatre petits monstres adorables comme vous. Je ne suis plus la maman qui ne vous voyait que pour rigoler… je suis juste une maman qui fait de son mieux…
Je ne veux pas la culpabiliser mais il faut qu’elle comprenne …
- Je préfère que tonton Ad revienne. Dis lui de revenir, je ne serai plus méchante avec lui et je lui ferai plein de crêpes. C’est juste que j’avais peur de moins aimer papa si je rigolais avec lui…
- Ton papa restera toujours ton papa. Il est irremplaçable. La maman de tonton Adrien est malade et il est parti la rejoindre en France. Je ne crois pas que tu le reverras.
Je ne crois pas que tu le reverras, c’est un euphémisme.
- Mais Madame Evrard est venue nous chercher samedi pour aller à la bibliothèque, objecte-elle. Elle n’est pas malade !
- Je parle de sa vraie maman.
- Alors il ne nous aime plus ? Il est parti ?
- Il vous aimera toujours. C’est maman qui a fait une bêtise.
- Le bébé ? Il ne veut pas de bébé parce que tu es malade et il a peur que le bébé soit malade aussi et que ça te fasse du mal?
C’est tellement bien résumé. Les enfants ! Que dire ?
Gaspard ouvre le portail et me permet de mettre un terme à la conversation.
- Oxya, tes frères t’attendent au salon. Va les rejoindre. Lui dit-il.
Oxya remet en place son sac à dos et traine des pieds en rentrant dans la concession de son père.
- Ca va ?
- Oui.
- Pas trop compliqué ?
- Si. Mais c’est compliqué pour tout le monde tu sais.
- Je sais.
- Bon, je te laisse. Gère-les au mieux. Je lui dis en m’éloignant.
- Attends, Oyane.
Apparemment personne ne veut m’épargner une longue discussion. Ont-ils conscience que j’ai sept mois de grossesse et que je ne peux plus rester debout pendant des heures et des heures à papoter inutilement !
Je reviens sur mes pas. Gaspard a fait beaucoup d’effort pour ses enfants et pour moi, je le reconnais volontiers. Mais je pense qu’il les a fait surtout parce qu’au départ je lui ai démontré qu’avec ou sans lui, je m’en sors. Ah le jour où il m’avait dit que je reviendrai vers lui en rampant a été un jour à marquer d’une pierre blanche dans ma vie. Je me suis rendue compte à quel point, les hommes ont peur de nous voir réussir une fois que nous sortons de leur giron. Et Gaspard ne fait pas exception. C’est pourtant un homme bon et généreux, qui vient en aide à tous ceux qui le lui demande, parfois au détriment de sa propre famille. J’en ai plusieurs fois été témoin. C’est juste que ses multiples relations extraconjugales et sa manie de vouloir régenter ma vie, l’ont terni à mes yeux.
- Il t’a laissée tomber alors que tu es enceinte et malade ! Je t’avais dit que c’était un bon à rien. Quand je pense que tu l’as présenté à mes enfants. Un homme couvert de tatouages ! Ce n’est pas un homme !
- Tu es très mal placé pour le juger toi qui m’as laissée tomber avec trois enfants à charge. Tu m’as fait sortir de cette maison que j’ai bâtie avec toi et tu as récupéré toutes tes voitures… Tu m’as laissée démunie. Tu ne le connais pas alors ne parle pas de lui…
Il se tait
- Tu es encore amoureuse c’est ça ?
Profondément.
Irréversiblement.
Passionnément.
Amoureuse.
Adrien s’était préparé à vivre une histoire d’amour passionnée avec moi… pas une épreuve. Mais il a fait face avec tellement de force que je comprends qu’un second round puisse le décourager. Moi je dois faire face, j’y suis obligée, c’est ma vie et celle de l’enfant que je porte qui est en jeu. Je ne peux pas fuir.
Mais lui a le choix. Il n’y est pas obligé. Et qu’importe qu’il se soit éloigné. Au moins il a été là.
Je pose ma main sur mon ventre arrondi et ne dit plus rien.
- Je … Je t’ai aimée Elle. Mal aimée peut-être mais je t’ai aimée.
Est-ce vraiment le moment de parler de qui a aimé qui ? Ou c’est le fait de me voir encore debout malgré tout ce qui me tombe dessus qui lui fait prendre conscience de ce qu’il a perdu ?
- Je t’ai pardonné Gaspard. A l’instant même où je suis tombée amoureuse de lui, j’ai oublié tout ce que je t’ai laissé me faire. Je fais enfin la différence entre un homme fort et un homme qui domine. Je sais qu’un homme fort protège alors qu’un homme qui domine brise. Je ne t’en veux plus. Je sais juste que je ne te remercierai jamais assez pour les merveilleux enfants que tu m’as donnés. Le reste c’est comme mes seins, c’est dans la poubelle parce que garder ça en moi ne fait que me pourrir la vie.
Il me regarde étonné que je lui parle aussi franchement. Moi je lui souris, calme et paisible. Sa femme finit par nous rejoindre surement lassée de l’attendre et curieuse de savoir de quoi nous parlions. Je la salue poliment, heureuse de ne même plus sentir cette boule qui me froissait à chaque fois que je me disais qu’elle habite dans une maison que j’ai moi aussi payée.
Je suis paisible aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que j’ai été aimée comme personne, que mes blessures sont guéries… Parce que je vais bientôt voir mon bébé. Le bébé d’Adrien. Je n’ai vu aucune des échographies, je ne veux pas connaître le sexe. J’espère qu’il aura la carrure de son père si c’est un garçon ou son doux regard si c’est une fille. Mais je dois bien avouer que je prie pour que ce soit un garçon. Je ne veux pas m’inquiéter pour ma fille comme je m’inquiète déjà pour Oxya que je ferai vacciner dès que possible.
***Le lendemain***
Leila a débarqué à la maison avec une multitude d’affaires pour le bébé : de quoi garnir un berceau, des vêtements de sortie, d’autre pour se pavaner à la maison, des chaussures, des biberons dernière génération, tout ce qui lui est tombé sous la main, même les inventions les plus inutiles.
Nous sommes au salon, seules. Les enfants sont à l’école et la ménagère est allée faire les courses pour le ménage tandis que ma mère est allée faire un petit tour chez elle.
Je regarde le visage lumineux de Leila. Je crois qu’elle vit une possible maternité à travers la mienne. Ca me fait de la peine mais j’espère que très bientôt, elle connaitra aussi les joies de la maternité.
- T’es devenue une acheteuse compulsive ou quoi ? dis-je en essayant d’avaler mon plat qui a plus le gout du fer assaisonné de rouille qu’autre chose.
- Ca vient de chez Eloïse… regarde… c’est des draps pour bébé, 100% coton biologique, avec des motifs africains. C’est tellement doux que je lui ai demandé de m’en faire aussi. Regarde le travail d’artiste. Les broderies sont faites mains. Et je te dis déjà que ça coute les yeux de la tête, mais ça en vaut la peine.
- Hum.
Elle bavarde encore toute seule pendant un long moment sans même s’en rendre compte ouvrant les paquets les uns après les autres, pendant que moi, je tourne et retourne une seule idée dans ma tête. Puis je me lève, à la recherche de mes clefs de voiture. Mais je suis déjà tellement fatiguée …
- Elle ?
- … Où sont mes clefs.
- Elle ? Arrête tu me fais peur… dit-elle d’un ton alarmé.
J’arrête de chercher les clefs et serre fort mon ventre.
Ce n’est pas l’énorme ventre que j’avais pour Obiang, ni pour les autres d’ailleurs. C’est un tout petit ventre qui protège un enfant qui n’est pas encore prêt à arriver… Mais pourquoi ai-je l’impression qu’il ne bouge plus ?
- … Leila. Je crois que je ne sens plus le bébé bouger…
Elle saute immédiatement sur ses pieds et sans réfléchir me tire par la main après avoir pris son sac :
- … On va à l’hôpital.
Je suis inquiète…
Pour le bébé que j’ai tant lutté pour garder…
Pour moi, dont le cœur commence à se rendre compte qu’Adrien ne sera pas là pour la naissance de son enfant… Même si je terrais cet espoir au fond de mon cœur en me disant, il m’aime et je l’aime, il finira par changer d’avis… Maintenant que l’on y est, que le moment est peut-être venu, je ne peux plus continuer à me mentir. Les médecins m’avaient prévenue qu’au moindre incident à partir du septième mois, il me ferait une césarienne de manière à mettre l’enfant en couveuse et à me permettre de continuer tranquillement la chimio avec ce « poids » en moins.
Finies les illusions, je suis dans la vraie vie pas dans un roman. Il n’y aura pas de miracle, il n’y aura pas de fin heureuse avec lui.
Je n’ai reçu aucune nouvelle depuis qu’il est parti en France… je crois que ça veut tout dire.
*
*
*