Chapitre 8

Write by Auby88

"On ne change pas

On met juste les costumes d'autres sur soi

On ne change pas

Une veste ne cache qu'un peu de ce qu'on voit

On ne grandit pas

On pousse un peu, tout juste

Le temps d'un rêve, d'un songe

Et les toucher du doigt

Mais on n'oublie pas

L'enfant qui reste, presque nu

Les instants d'innocence

Quand on ne savait pas (…)

Tout près de l'apparence tremble

Un petit qui nous ressemble

On sait bien qu'il est là

On l'entend parfois

Sa rengaine insolente

Qui s’entête et qui répète

On ne me quitte pas

On n'oublie jamais

On a toujours un geste

Qui trahit qui l'on est (…)

Mais si près de moi

Une petite fille maigre

Marche à Charlemagne, inquiète

Et me parle tout bas (…)

Une petite fille

Ingrate et solitaire marche

Et rêve dans les neiges

En oubliant le froid

Si je la maquille

Elle disparaît un peu

Le temps de me regarder faire

Et se moquer de moi

Une petite fille

Une toute petite fille (…)

Celine Dion, On ne change pas "



********


Carine



L'homme, près de moi, dort profondément. Moi pas. A cette heure pourtant tardive de la nuit, je ne dors pas. Je suis rongée par mes souvenirs. Je me lève du lit et vais fumer une cigarette sur la terrasse.


Depuis quelques jours, je revois cette fillette que j'ai pourtant tenté de fuir. Je revois cette fillette que je pensais avoir "tuée".

Elle est là, près de moi, sa robe tâchée de sang, du sang de ses premières règles...

Elle est là, devant moi, sa robe tâchée de sang, du sang de son innocence, de sa pureté arrachée par cet homme censé être "comme son père"...

Elle est là, à côté de moi, sa robe tâchée de sang, du sang de ces embryons qu'on a ôtés d'elle…

Elle est là, avec moi, apeurée, perdue, seule, rejetée, incomprise…

Elle est là…


* *

 *

Des années plutôt.


Village de Zounzonmey, Abomey


Il y a quelques jours, j'ai eu 10 ans. Actuellement, je joue au bountou (temps-passe ivoirien, nzango congolais) avec mes amies du village. Ce jeu de claquettes est une sorte de version pour les pieds du jeu pierre-feuille-ciseaux.


Là, j'ai une envie pressante. Pipi me serre depuis, mais je résiste. Je ne veux pas laisser mon tour. Finalement, je finis par courir pour aller me soulager près du buisson.


- Han ! Ça c'est quoi ça ?

Je viens encore de remarquer du sang dans ma petite culotte.

Quand me suis-je fait mal ? Je n'en sais rien. En tout cas, je n'en souffre pas. Je ne ressens aucune douleur. Mais c'est inquiétant. Mes amies sont trop occupées à jouer pour que je leur en parle. Alors je les laisse à leurs jeux et cours voir ma maman...



- Ma petite fille est devenue une jeune femme ! chantonne-t-elle en langue locale. Attends, je vais puiser de l'eau et tu vas te laver !

Je n'y comprends toujours rien. Mais si maman est contente, c'est que ce doit être une bonne chose.

- Voilà, ma fille ! continue-t-elle dans notre dialecte. J'ai déjà mis l'eau dans la douche pour toi. Sur la natte ici, il y a ce pagne neuf. Tu le porteras avec l'un de tes hauts neufs. Va te laver. Je reviens.


Je vais dans l'arrière-cour et entre dans la douche de fortune installée derrière la case de ma mère.

A mon retour dans la chambre, maman me noue une corde autour de la taille, découpe un vieux pagne en plusieurs morceaux, en plie un d'une manière spéciale, pour enfin l'insérer dans la corde comme on fait pour les couches en pagne de bébé.


- Tiens cette poudre et ce parfum.

Elle me tend un sachet de cette poudre colorée, fabriquée artisanalement, et un petit flacon de parfum Dounia.


- Tu les utiliseras chaque jour après ta douche et tu mettras le pagne comme je t'ai montré, tant que le sang continuera de couler. C'est compris ?

- Oui, maman.

- Tu sais, ma fille, je ne m'attendais pas à ce que ça vienne si tôt pour toi. En mon temps, j'avais 14 ans. Toi, tu es vraiment précoce hein ! Sache que ce sang est ce qu'il y a de plus précieux pour une femme. Tu le verras couler chaque mois. Parfois, tu auras mal. Mais crois-moi, c'est grâce à ce sang que tu pourras un jour avoir des enfants.


Je la regarde, encore perdue.

- Tu ne peux pas comprendre maintenant, mais après oui quand tu seras plus grande, tu sauras son importance. Et surtout, fais attention aux garçons maintenant. Ne les laisse pas trop t'approcher ! C'est compris ?

- Oui, maman.

- Finis de t'habiller. Tout à l'heure, nous irons dans la plantation prendre quelques fruits et on achètera un peu de bonbons et de biscuits qu'on va distribuer à toute la famille. Aujourd'hui, c'est un grand jour et ça se fête. Ah, ton père serait tellement heureux s'il était encore en vie !

Un mois plus tard

Cela fait un mois que je suis devenue une jeune fille. Je fais beaucoup plus attention à mon apparence. D'ailleurs, maman y veille. Je ne dois plus être sale.

Quand je suis seule, je regarde mes nichons dans le bout de rétroviseur de moto qui nous sert de miroir. Je me souviens de ces garçons qui commencent à me tourner autour. Et puis, à me voir, je fais plus que mes 10 ans. Je me regarde dans le miroir et je contemple la jeune femme que je deviens, sans savoir que ma puberté naissante allait être le début de "ma descente aux enfers".


Je tire une bouffée de cigarette et envoie des ronds de fumée dans l'air.


Tout a commencé une nuit. Une maudite nuit. Il est entré dans notre case. Celui qui s'est substitué à mon père. Celui qui est censé me protéger. Celui qui partage le même sang que mon père. Lui, son demi-frère, mon oncle et maintenant mon beau-père pour avoir épousé ma veuve de mère. Oui, voilà mon bourreau !


Maman git comme inerte près de moi, après une beuverie comme chaque soir. Ma mère adore boire des litres de sodabi (koutoukou, vin de palme distillé) les soirs puis priser, fumer ou mâcher du tabac mélangé à de la potasse.

Avec le sourire aux lèvres et des dents jaunies par son addiction, elle me disait que ça lui faisait du bien et ça lui permettait d'oublier les soucis du quotidien ainsi que son ex-mari, mon défunt papa.


Alors là sur la natte de ma mère, là près d'elle, mon bourreau abuse de mon corps, de mon innocence, de moi. Il me fait mal. Terriblement mal. Il m'empêche de crier, avec sa paume qui presse fortement ma bouche. Il me dit que la douleur va passer, que ce sera bon après. Mais j'en doute. Il n'y a rien de bon là. Car j'ai toujours mal. C'est comme si on "éventrait" mon intimité. Non pas avec un couteau, mais avec sa "chose" trop énorme qu'il ….



Soupir. Je ne veux pas m'en souvenir. Je ne veux plus m'en souvenir. Je ne veux pas y penser. C'est sordide. C'est sale. C'est atroce.

A nouveau, je tire des bouffées de cigarette. Je n'ai pas de drogue sur moi, sinon j'en aurais sniffé. Et puis mon client-ci déteste la drogue.



Mon calvaire a duré plusieurs années. Combien ? 1,2,3,4,5,6 ? Je ne m'en souviens pas. D'ailleurs, je ne veux pas m'en rappeler. Tout ce que je sais, c'est que pour moi, c'était une éternité.


Un jour, j'en ai parlé à ma mère. Près d'elle, je cherchais du réconfort. J'espérais qu'elle pourrait mettre un terme à tout cela. Je me suis trompée.  Voici ce que ma mère, la femme qui m'a donné la vie, m'a dit :

- Arrête de dire de pareilles bêtises sur cet homme bon. Il a accepté de me prendre comme quatrième épouse alors que tout le monde nous avait rejetées. Parce que ton père était mort de cette maladie des blancs là, le SIDA. Heureusement que nous n'avons pas attrapé cela. Mais tu imagines ce qu'on serait devenues si cet homme ne nous avait pas aidées ?

 

Alors je n'ai plus rien dit. J'ai laissé faire jusqu'à tomber enceinte. Ma mère se lamentait sans cesse.

"Quel garçon t'a fait cela ? Tu me fais honte ! Te laisser engrosser par les jeunes délinquants du quartier !"

Je la laissais me crier dessus et me cogner sans dire mot. A quoi cela m'aurait servi de lui dire ma vérité ?

J'ai passé 8 mois de grossesse sous les regards moqueurs de mon entourage.

J'étais devenue la risée du village, "la prostituée", "Tel père, telle fille", "Vigbigblé" (enfant gaté, pourri).

Heureusement ou malheureusement, j'ai donné naissance à un bébé mort-né après un accouchement difficile.

Puis il y a eu une deuxième grossesse, une troisième ….

Pour toutes ces fois-là, je trouvais le moyen de me débarrasser des grossesses, avec l'aide du géniteur. Cet irresponsable n'avait pas envie que tout cela se sache. Ce malade ne voulait pas que son nom soit sali.


Maintenant que j'y repense, je me demande si ma mère n'était pas consciente de mon malheur, si elle ne fermait pas les yeux sciemment, si ses beuveries incessantes et son goût trop poussé pour le tabac n'étaient pas liés à ça.


Bref, quand j'en ai eu l'opportunité j'ai quitté ce village maudit. Je me suis cachée dans un camion de marchandises pour venir à Cotonou et dormir la nuit dans un marché.


"Du viol à prostitution, il n'y a qu'un pas" dit-on. Ce pas, je l'ai fait.

J'ai commencé à me prostituer, via une dame proxénète que j'ai rencontrée au marché. Je me sentais déjà trop sale. Mon corps ne représentait plus rien pour moi. Rien du tout. Je ne pouvais pas m'en débarrasser. Alors je laissais les gens en abuser comme ils le voulaient. Mais cette fois-ci, c'était contre de l'argent ou de la nourriture. Ce n'était plus gratuit.


C'est dans ce nouveau monde-là que j'ai rencontré Nadia. J'étais une experte dans le milieu quand elle a débarqué dans le bordel où j'étais, aux bras de la proxénète. Elle était beaucoup plus jeune que moi. Sa première nuit en tant que prostituée l'a beaucoup traumatisée. Parce que c'est cette nuit-là qu'elle s'est faite atrocement dépucelée…


Nadia, ma chère Nadia ! Nous avons galéré ensemble. Elle et moi sommes des survivantes, des rescapées de la vie.

Ma chère amie, ma petite sœur. Je n'ai jamais tenu à quelqu'un comme je tiens à elle. Je défie quiconque de me dire le contraire. Je défie quiconque de me dire que je ne tiens pas à Nadia.


Sinon qui, à part une très bonne amie, peut faire ceci : me laisser abuser à la place de Nadia quand les gars qui nous protégeaient au bordel voulaient qu'on les paie en nature, à plusieurs en même temps ou l'un après l'autre ; quand elle était trop fatiguée pour coucher avec un client ? Je prenais sa défense, je flattais l'égo des mecs et je prenais sa place. Je m'interposais même entre elle et la proxenète ; et prenais les coups ou les punitions à sa place.


Nadia, c'était l'adolescente très jolie mais tellement sensible. D'ailleurs, elle l'est toujours. Grâce à moi donc. Même si aujourd'hui, je m'efforce de la rendre plus dure. Il faut qu'elle arrête de rêver et qu'elle soit plus réaliste. Le monde est cruel !


Tu dis, tu aimes Nadia. Mais tu ne l'as pas forcée à quitter prostitution là ! Oui, je l'admets. Par contre, je l'ai aidée à se défaire de cette proxenète, à payer "sa dette", en travaillant pour deux, en travaillant deux fois plus qu'elle.

Quoi qu'il en soit, une pute reste une pute. Quoi d'autre pouvait-elle faire en dehors de la prostitution ? En tout cas, aussi longtemps que je vivrai, je l'empêcherai de quitter ce métier. Ne nous mentons pas. Il n'y pas d'avenir pour elle et moi hors de la prostitution. Des putes, nous le serons à vie. C'est certain. Et puis, si elle quitte la prostitution, je me sentirai trop seule sans elle. Or je préfère toujours la savoir près de moi. C'est ainsi entre soeurs, n'est-ce pas ? Oui, c'est ainsi.


Ma Nadia, je l'aime beaucoup. C'est sûr. Je devrais peut-être lui faire plaisir, accepter d'aller voir ce psy pour guérir de cette douleur au fond de moi. Mais pourquoi faire au final ? Mon bourreau est mort, fauché par une maladie. Il est parti sans jamais répondre de ses actes, sans jamais avouer ce qu'il a fait. Je ne suis même pas partie à ses obsèques.

C'est en cela que je trouve que Dieu est injuste. D'ailleurs, je ne crois plus en lui. On dit qu'il est bon, qu'il est amour. Mais comment peut-il laisser des gens agir impunément ?


Je jette le mégot de cigarette dans le cendrier et fixe le vide.


Voilà, contrairement à ce qu'on peut penser, ce ne sont pas toutes les victimes de viol qui guérissent, qui surpassent leur tragédie ou qui se vengent. Ce ne sont pas tous les violeurs qui finissent derrière les barreaux pour être sodomisés par leurs semblables en manque de sexe ou outrés par ce qu'ils ont fait à des femmes innocentes.


Non, ce n'est pas toujours le cas. Non, les choses ne se passent pas toujours comme dans les fictions qui parlent de viol et de justice. C'est pour cela que je n'en regarde pas, que je zappe dès que je tombe dessus.

La réalité reste toute autre : suicide, exclusion sociale, traumatisme à vie, prostitution, folie, enfants non désirés…voilà le sort de la plupart des personnes victimes de viols...


Je ne veux plus penser à tout ça. Je prends mon téléphone et quitte la terrasse pour me rendre dans la salle de bain. L'homme dort toujours. Je compte prendre une douche. Mais avant, je veux faire quelque chose qui me tient à coeur. Sur le bord de la baignoire, je pose mes fesses. J'appelle Nadia. Elle décroche aussitôt et commence :

- Hmm la go ne dort pas ou bien c'est ton client qui t'en empêche ? D'ailleurs t'es avec qui cette nuit : ton "papa ziboté" qui préfère courir les jeunes filles au lieu de rentrer voir son épouse ou bien "l'écrivain qui a le syndrome de la page blanche" ?


Je regarde en arrière, avant d'éclater de rire.

- Je suis avec le deuxième, l'écrivain ! Il dort. Au fait, il a encore demandé d'après toi.

- S'il parle encore de moi, dis lui qu'il ne m'aura jamais. Même pas en rêve !

- Tu es trop sévère, Nadia. Tu sélectionnes trop tes clients. Le mec est beau, riche et c'est plus qu'un dieu au lit. Tu devrais l'essayer pour voir. Avec lui, t'auras argent et plaisir. Garanti de chez Garantie.

- Je n'éprouve aucun plaisir en couchant avec tous ces inconnus pour qui je ne ressens rien du tout.

- Je t'assure qu'avec lui, ce sera different. Tu prendras enfin ton pied et grave quoi !

- Profites-en autant que tu veux. Mais moi je ne suis pas intéressée.

 

Je continue de la taquiner.

- Tu adores pourtant les livres !

- Oui, j'aime lire, j'aime écrire mais je n'ai aucune envie de servir d'auditrice forcée à un gars qui, chaque fois après le sexe, t'oblige à l'écouter te lire l'entièreté du même et long roman. Un roman qui a reçu un prix international, des années auparavant, mais qui est tombé dans les oubliettes. Un roman qu'il passe son temps à chérir parce que plus aucune maison d'édition ne veut de lui. Je trouve cela aberrant !

- Qu'est-ce que "abbé" d'Eglise vient chercher ici ?


Je l'entends rire avant de poursuivre.

- "Aberrant" signifie anormal, fou.

- Ah ok. Ma chérie, fallait juste dire ça au lieu d'employer tes gros mots de dictionnaire là kê !

- Ok. J'ai compris. Tu devrais te défaire de lui. Il abuse, je trouve !

- Peut-être, mais il paye bien. Et puis ce qu'il raconte me passe par une oreille et sort par l'autre. Je n'en ai rien à faire. Sinon depuis le temps où je le fréquente là, j'aurais fini par connaître toute l'histoire par cœur !

- Ça, c'est vrai !

Je l'entends rire encore.

- Et puis reconnais que passer la nuit avec lui, c'est plus simple que se faire défoncer le cul par un mec trop en chaleur qui te confond à une jument qu'il faut chevaucher toute la nuit, pour une somme minable !

- Oui, Carine, je l'admets. Mais tu devrais commencer à mieux sélectionner tes clients. Comme moi. On est pute oui, mais femme avant tout !

- Rectificatif : On est pute. Et c'est tout !

- Carine, je …

Je l'empêche de continuer son sermon.

- Toi, tu fais quoi ? T'es avec un client ?

- Non, je suis chez moi.

- Attention, Nadia ! Tu paresses trop et ce n'est pas bon pour tes finances !

- Ne t'inquiète pas. Pour le moment, j'ai assez d'économies pour régler mes factures. Donc, je peux me prélasser chez moi certains soirs.

- Je t'aurais prévenue. T'es vraiment sûre que tu ne veux pas accepter l'offre de l'écrivain ?

- Non !!!!!!!!

J'éloigne le téléphone de mes mains, tellement elle crie.

- Ha ! Tu veux casser mon pauvre tympan ou quoi !

- Excuse-moi, Carine !

- En tout cas, c'est une belle opportunité, tu le sais bien ! Et puis vous avez la même passion idiote : Ecrire.

- Carine, laisse-moi tranquille ! Je ne suis pas intéressée.

- Ok. Je n'insiste plus.

- Tant mieux.

- Nadia ?

- Oui …

- Je t'aime beaucoup. Ne l'oublie jamais.

- Hmm ! Ça fait longtemps que tu ne m'as pas dit ça !

- Je ne te le dis pas souvent, mais je le pense chaque jour.

- Carine ! Tu es là ? crie l'homme !

- Oui, mon chou ! acquiescé-je. Un instant, je viens.

Puis à Nadia, je m'adresse :

- Je dois raccrocher. La "cible" est réveillée et m'appelle.

- Très drôle ! Ne te fatigue pas trop. Gros bisous !

J'éclate de rire et je me dépêche de rejoindre mon client.



**********

Des jours plus tard


Carine


Aujourd'hui, je me sens toute bizarre. J'ai une envie incompréhensible. Celle de voir Nadia. Je viens de l'appeler. Elle est chez elle. Alors ça tombe bien. Je pourrai la convaincre de me suivre en boîte de nuit...


- Je suis désolée, Carine, mais non. Je n'aime plus les boîtes de nuit. Je ne supporte plus la musique assourdissante. La dernière fois, j'ai eu un acouphène qui a duré des jours.

 

Nadia, avec ces gros mots là ! Elle et l'écrivain sont pareils.


- Un acou... quoi ? demandé-je.

- Un acouphène. J'avais l'impression d'entendre des sons dans mes oreilles.

- Eh Nadia ! dis-je en souriant.

Elle éclate de rire.

- Donc tu es sérieuse ! Tu veux pas me suivre ?

- Non, Carine. Vas-y seule. Même si j'aurais préféré que tu n'y ailles pas. La dernière fois, tu as fini très ivre et j'ai dû venir te chercher. En tout cas, fais attention à tes rencontres et ne fais pas trop de bêtises. Et surtout, s'il y a un problème, appelle-moi ! Je le répète, appelle-moi !

- Hahaha ! Donc je vais créer problème pour que tu viennes, c'est sûr.

- Carine !

- Je m'en vais oh. Je m'en vais m'amuser. Mille regrets aux absents !

- Aurevoir dada (grande soeur) !


Je suis sur le point d'atteindre la porte d'entrée quand je reviens vers elle, en courant presque, pour me jeter à son cou et l'étreindre. Je n'ai plus envie de me décoller d'elle.

-Je t'aime, ma Nadia chérie ! Ne l'oublie jamais.

- Hmmm ! Demain je jouerai à la loterie, c'est sûr !

- Y a quoi de surprenant là ? Laisse affaire là. Moi aussi, je sais être émotive. D'ailleurs, je m'en vais avant de me mettre à pleurer. Or tu sais combien je déteste pleurer.

- Nous sommes deux à detester pleurer. Mais ton geste m'a fait chaud au cœur, Carine !

- Moi aussi, petite sœur. Allez, je m'éclipse. On se coince demain.

- Ok.


* *

 *

Le night club est bien bondé. Dans un coin VIP, il y a des jeunes. Des gosses de riches. Ils sont beaucoup plus jeunes que moi. Mais je m'en fous. Tant que ces "inconscients" sont prêts à dépenser les sous de leurs parents, ça me va. Je parviens à leur faire des yeux doux pour m'immiscer entre eux. Champagne à flot. Y a plein d'autres filles sexy là. Ça danse, ça flirte, ça "débauche" grave. Et surtout ça sniffe de la drogue, de la bonne drogue, de l'héroïne. Comme j'aime. Avec ça, je plane au "dixième ciel" et j'oublie tout jusqu'à mon nom. Et en ce moment, c'est ça qu'il me faut pour oublier mes démons intérieurs.


Un couple vient de se joindre à nous. Un couple oui, façon dont la gonzesse garde le mec. Eux aussi goûtent à la drogue. A fond. Bref, tout le monde en a pour son compte.


* *

 *

Le gars me fait un clin d'œil, loin du regard de sa go. Je suis intéressée. Il est beaucoup plus jeune que moi mais bien baraqué. De lui, j'ai envie. Alors oui je réponds à son invitation. Je me lève et cligne des yeux pour qu'il me suive. Il se lève quelques secondes après moi. Je l'attends devant l'entrée du night-club.

Les toilettes sont souvent bondées de gens qui s'envoyent en l'air. Alors, je lui propose un coin bien sombre derrière le night-club. Près du dépotoir d'ordures. J'avais déjà repéré l'endroit. On ne sera pas derangés. De toute façon, quand on a vraiment envie de sexe, on n'oublie l'environnement. (Rire)


On vient de finir. Le mec est jeune, mais il "fait bien la chose quoi " ! Je lui demande de me devancer. Je le suivrai tout à l'heure pour ne pas éveiller les soupçons de sa go jalouse là. Elle est trop égoïste quoi ! Elle a gars super comme ça et elle veut garder ça pour elle seule ! Si c'est pas "égoïsme", on va appeler ça comment ?


Je suis sur le point de quitter ma cachette quand la putain de go s'amène et m'apostrophe avec impolitesse.

- Sale garce ! Tu as osé toucher à ma propriété privée, n'est-ce pas ? Tu as osé coucher avec mon mec, n'est-ce pas ? Tu vas voir de quel bois je me chauffe !

- Vois comme je tremble. Je l'ai fait et je le referai si nécessaire.

- Ah, bon ! Prostituée, va !

- Toi même pute, ta mère pute ! rétorqué-je.

- Tu dis quoi ?

- Ta mère…

Je n'ai pas le temps de finir ma phrase. Elle me cogne dedans. Nous nous retrouvons sur le sol. Droguées, nous sommes hors de nous.


La bagarre entre nous est violente. Tantôt elle est au-dessus de moi. Tantôt, je suis au-dessus d'elle. Nous nous donnons de violents coups. Je parviens à l'immobiliser sur le sol et lui donne des coups à n'en plus finir. Je suis déchaînée. Elle me mord plusieurs fois, mais je ne sens pas vraiment  la douleur. En tout cas, j'en fais autant, lui arrachant un bout de peau que je recrache au sol. Là, elle crie. Mais personne ne peut l'entendre ici. Il y a la musique partout.


Elle tourne la tête sur le côté et s'empare de quelque chose sur le sol.…

Un moment d'inattention de ma part... Puis tout dérape…


Elle vient de m'enfoncer quelque chose de pointu et tranchant dans le cou. A cause de l'effet anesthésiant de l'héroïne, je n'ai pas vite ressenti la douleur.

C'est quand je remarque les gouttes de sang qui coulent sur elle que je comprends que c'est moi qui saigne du cou. Je porte la main à mon cou et y remarque un tesson de bouteille.


J'essaie de l'enlever, mais n'y parviens pas. Mes yeux croisent ceux de l'inconnue. Je lis de la peur sur son visage.


Je peine à respirer et ma tête tourne. Je chancelle en arrière et me retrouve au sol. Elle en profite pour se relever.


 

- Qu'est-ce que j'ai fait ? Qu'est-ce que j'ai fait ? Que dois-je faire maintenant ? murmure l'inconnue.

- Aide-moi, s'il te plaît ! balbutié-je en sa direction.

- Je ne veux pas finir en prison ! Non ! réplique-t-elle en bégayant.


J'essaie encore de lui parler, mais n'y parviens pas. Mon sang continue de couler sur le sol. Je la regarde s'en aller. Je la regarde s'enfuir. Impuissante. Sans pouvoir rien faire.


Je me traîne sur le sol pour atteindre mon sac. Il est là sur le sol, pas trop loin de moi. Je veux appeler Nadia. Malheureusement, près de mon objectif, mes membres me trahissent. Je ne peux plus bouger.


De mon sang, je continue de me vider. J'ai chaud, j'ai froid. J'ai mal... Je respire de moins en moins.


Depuis combien de temps suis-je là ? Je n'en ai aucune idée. Moins de dix minutes sûrement. Pourtant, ça me semble une éternité.

J'espère que quelqu'un s'amène ici. Mais personne ne vient.


Je continue de perdre du sang. Un peu trop finalement. Mon téléphone sonne. Sans arrêt. Je l'entends. Ce doit être Nadia qui appelle pour prendre des nouvelles. Ma chère Nadia. Je voudrais lui parler, mais je ne le peux.


Là, j'agonise. Je suis près de mourir. Il n'y a plus de retour en arrière pour moi. Il n'y a pas de seconde chance pour moi.


Tout ce que je regrette, c'est de m'en aller seule sans Nadia à mes côtés. J'aurais peut-être dû l'écouter. Non, c'est mieux ainsi finalement. Car je quitte ce monde cruel, dans lequel je n'aurais jamais dû venir.


Mes yeux contemplent le ciel. Qu'il est plein d'étoiles, ce soir. J'espère que tout à l'heure, je serai une étoile dans le ciel. Oui, je l'espère. Une étoile qui continuera à protéger Nadia et à briller sur elle. J'espère juste que seule sans moi, sans sa grande sœur, elle saura s'en sortir. J'espère qu'elle saura se défendre.


Je toussote... Les pages de ma vie défilent devant mes yeux... Une grosse larme roule sur ma joue... Mes paupières s'alourdissent. Je ne parviens plus à les garder ouvertes.


Je convulse... Mes paupières se ferment toutes seules… Je suis partie ! Mon âme a quitté mon corps !

Non, pas encore. Mes yeux viennent de se rouvrir. Un regain d'énergie subit.

Je vois devant moi cette fillette que j'ai toujours reniée : MOI.

Elle me sourit. Je lui souris en retour. Elle me tend la main et me dit en langue fongbé :

- Sègnimèché, wa ! (Sègnimèché, viens)

Elle m'appelle avec mon prénom indigène qui signifie "Dieu est mon allié" ; le seul prénom que j'ai sur mon acte de naissance, mais que j'ai toujours rejeté car Dieu n'a jamais été mon allié, mon ami, mon père... Rien du tout !


Je ferme les paupières pour répondre "Oui". Sauf que plus jamais je ne les rouvrirai.

J……………………………………………MAIS







ÂMES SOLITAIRES