chapitre 9

Write by leilaji

Chapitre 9 : Je t’ai dans la peau


***Adrien***

 

Une fois la soirée close, Elle pensait rentrer en taxi compteur (c’est nouveau à Libreville) car sa voiture est en panne.  Je lui propose de la raccompagner chez elle, et elle a accepté de bonne grâce. On a fait le chemin en silence, profitant sans mot dire du calme de l’habitacle de la voiture et d’une douce musique d’ambiance. La soirée est magnifique, avec un ciel dégagé et une pleine lune spectaculaire qui éclaire la route.

 

Je repense à la réception. En bonne hôtesse, Elle a su captiver l’attention de tous ses invités et bavarder avec chacun. Dans sa robe grise, avec ses courbes joliment mises en valeur, je n’avais qu’une envie ce soir, repartir avec elle à mon bras. C’est chose faite, j’en suis heureux. 

 

Quand on arrive devant sa propriété, Elle m’indique où garer. On s’arrête devant un portail majestueux. Je scrute le tout éclairé par les lampadaires publics. Rien à voir avec mon studio de célibataire endurci, ça c’est clair. Je coupe le contact. Je suppose que je devrais me sentir intimidé. Mais je ne le suis pas. Je ne crois pas qu’il puisse exister quelque chose sur cette terre qui puisse m’intimider, surtout pas une femme, aussi majestueuse que soit sa maison. Elle se met à rire doucement puis se tourne vers moi.

 

-          Je me rappelle qu’il n’y pas si longtemps en rentrant chez moi, je m’étais promis de faire souffrir le prochain mec que j’allais rencontrer… Et  je pensais en rencontrer un dans quoi deux ou trois ans. Il a fallu que ce soit toi. Comme quoi, on ne peut jurer de rien dans la vie.

- J’espère que tu as changé tes plans. 

- Pour le moment oui. Répond-elle tout simplement.

 

Je n’ajoute plus rien, un peu perdu dans mes pensées. Ce qui m’arrive est tout simplement incroyable. J’ai rêvé toute mon enfance et mon adolescence de cette fille et aujourd’hui elle est là près de moi, souriante et avenante. Elle qui m’ignorait royalement. J’ai envie de lui dire que les moments que je passe avec elle, ca fait des millions d’années que j’en ai rêvé. Mais à l’époque, je ne pensais pas avoir mes chances. 

Elle était courtisée par les mecs les plus populaires du lycée, les profs, elle avait l’embarras du choix. C’était la seule fille d’origine sociale défavorisée qui portait de vrais bijoux en or offerts par des prétendants. Elle ne manquait jamais d’argent et achetait à qui le lui demandait des sandwichs pendant les heures de pause ou dépannait ceux qui avaient des problèmes personnels sans trop poser de question. 

Mais entre la jeune fille pourrie gâtée par la vie et la femme qu’elle est devenue aujourd’hui, il y a une sacrée différence qui me plait énormément. Elle est moins superficielle, moins encline à briser des cœurs après ce qu’elle-même semble avoir subi. 


Mais de toute manière, mon cœur, elle l’a déjà brisé, il n’en reste plus rien. Je suppose que je n’ai plus à craindre de le laisser une nouvelle fois sur le carreau. 

 

-          Bon, il faut que j’y aille. Dit-elle la main sur la poignée de la portière.

-          Attends encore un peu, dis-je en la retenant par la main, tu es toujours pressée de me quitter. 

 

Ma remarque l’a blessée, elle penche la tête légèrement sur le côté avant de me proposer d’aller vérifier que les enfants vont bien et libérer la nounou-ménagère à qui elle a demandé de rester exceptionnellement  tard. Elle descend et revient quelques instants plus tard après avoir salué son gardien de nuit posté devant le portail, une radio à la main.  Je la regarde longuement et la trouve tellement belle. J’ai envie d’elle mais je lui laisse de l’espace, du temps.  Je sais qu’elle se demande si j’ai l’intention de la retenir ainsi toute la nuit. Peut-être l’aurai-je souhaité si ma journée du lendemain n’était pas aussi chargée. Je ne veux pas la retenir. Je veux juste prolonger un peu la soirée. Pour briser le silence qui s’est installé, je déboucle ma ceinture et me tourne vers elle en adoptant une position confortable. Je lui demande de me parler d’elle, de sa vie, de ce qu’elle attend du futur… Elle me raconte une anecdote de son mariage, comment elle s’est sentie trahie lorsque juste après la célébration à la mairie, elle a découvert dans le téléphone de son mari un message dans lequel il expliquait à une femme qu’il convoitait, qu’Elle n’était que la mère de ses enfants rien de plus. Juste après l’avoir épousée ? Elle me parle du jugement et de la réprobation de son entourage familial et professionnel, qui la voyait souffrir dans son ménage mais, n’a pas accepté qu’elle le quitte. Elle me dit que le pire ce sont les femmes, à la langue vénéneuse et gratuitement méchantes. Tous lui disaient: « il t’aime, il n’est rien sans toi, toi seule a su l’aider à devenir l’homme responsable qu’il est, ne le laisse pas tomber… ». Comme si elle devait sacrifier son bonheur pour le sien malgré tout le mal qu’il lui faisait. Elle qui croyait aux liens sacrés du mariage, pour ne pas s’en aller, a finalement accepté de recevoir de l’attention d’un autre homme. Puis comme si elle pensait que j’allais la juger, elle m’explique que si elle ne l’avait pas fait, elle aurait fini par tuer son mari…


-          Je t’assure qu’à une période de ma vie, mes yeux étaient perpétuellement à la recherche d’un objet tranchant pour le blesser. Dieu merci, je n’en ai jamais eu l’occasion. Je voulais lui faire mal comme moi il m’en faisait tout le temps. Je voulais qu’il sente dans son corps, la douleur que moi je ressentais dans mon cœur. Rétrospectivement, je me rends compte à quel point tout ça a failli me briser.

-          T’es une femme forte Elle, je ne vois pas ce qui pourrait te briser. 

-          Les hommes ont peur des femmes fortes Adrien… parce que malgré les coups, elles se relèvent toujours et par leur courage leur font comprendre à quel point c’est eux qui sont faibles.

 

Je rigole.  Elle le dit en me regardant fixement un peu comme si elle avait peur qu’en entendant de telles paroles, je prenne mes jambes à mon cou. Elle est très loin du compte. Je me rends compte à quel point elle ne me connait pas. 


Pour moi si un homme ne se sent pas assez homme pour faire face à une femme avec une forte personnalité, c’est que ce n’est pas un homme ! 

 

Qui a envie que les choses soient faciles, sans saveurs ? Avec une femme brillante comme elle, tu fais de ton mieux à chaque instant pour ne pas décevoir ses attentes parce que tu sais qu’elle a pour habitude de toujours donner le meilleur d’elle-même et exiger autant de son partenaire. Je ne suis pas un guignol alors je n’ai pas besoin d’une potiche à mon bras. Je veux une vraie femme :

 

Avec un corps fait de courbes voluptueuses mais aussi et surtout une tête pleine.

 

Quand tu lui dis ce dont tu as envie, t’as le cœur qui bat parce que tu sais qu’elle ne dira pas oui bêtement. Cette incertitude c’est l’épice du jeu amoureux. Cette lutte qu’il faut mener contre elle, avec elle… Quand elle te répondra oui, ce sera un oui murement réfléchi. Tu sais que même si elle n’est pas de ton milieu professionnel, tu pourras lui expliquer tes journées de dingue sans qu’elle ne t’arrête mille fois pour te demander des explications sur des détails sans importances.


Qui ne voudrait pas garder une femme comme Elle ? Une femme qui sait ce qu’elle veut et croque la vie tout en s’occupant de ses enfants sans l’aide de quiconque. Parce que je devine que son ex-mari n’est plus très présent dans sa vie ni même auprès des enfants. 

 

-          La maison est vraiment grande Elle. Tu compenses quelque chose ? je demande pour changer de sujet et revenir vers quelque chose de moins douloureux pour elle. 

 

Elle rigole doucement et me répond en regardant sa maison. 

 

-          En réalité, elle n’est pas encore achevée. Il faut entrer pour s’en rendre compte. Quand tu étais avec un homme riche et que tu prends la décision de le quitter, tu as intérêt à bien faire les choses après lui si tu ne veux pas te faire honnir par ses supporters. Parce qu’à chaque fois que tu trébucheras, on te reprochera de ne pas être resté avec lui. Alors oui, je compense quelque chose. Cette maison, c’est pour mes enfants évidemment, c’est un patrimoine que je leur lèguerai… Mais c’est aussi pour qu’il sache que sans lui j’y arrive encore mieux qu’avec lui.

-          C’était si terrible que ça ?

-          Hum, n’en parlons plus. Et toi ? Parle-moi un peu de toi.

-          Il n’y a rien à dire sur moi. Ce que tu vois c’est ce que tu as…

 

Je pose ma main sur sa joue. J’ai remarqué que c’est un geste que je me plais à faire. Elle pose sa main sur la mienne à son tour. Comme je me suis débarrassé de ma veste et ai remonté les manches de ma chemise, elle finit par poser les yeux sur mes avant bras, sur mes tatouages.

 

-          Ma chérie va bien ?

-          Ta chérie ?

-          Celle pour qui je t’ai draguée aussi intensément. Enfin, mis à part le rouge à lèvre incendiaire et l’espèce de mini short en jean que tu portais ce jour là bien entendu… J’attends toujours mon tatouage.

-          Ta chérie t’as oublié oh, elle m’a demandé de la tresser comme Nicky Minaj donc tu vois qu’elle a d’autres problèmes en ce moment. Et puis ne me reparle pas de cette nuit s’il te plait. J’étais en train de faire le ménage et je suis partie sans faire attention à ce que j’avais sur le corps. En temps normal, jamais je ne me serai habillée comme ça pour sortir. Dit-elle en cachant son visage entre ses mains.

-          Arrête boo. T’étais bandante dans cette tenue. T’es une belle femme pourquoi le cacher. Franchement si c’est ta tenue de ménage habituelle, tu viens faire le ménage chez moi quand tu veux.

-          Rêve toujours.

 

Elle me regarde intensément et je sais ce qu’elle va me demander. Sauf que je n’ai pas envie de répondre à ces questions là. J’ai juste envie de tourner la page et d’enfin profiter de ce que la vie m’offre. Si je m’arrête sur ça, il n’y aura plus d’Elle et moi. Et ça je ne peux pas … l’accepter.

 

Je veux Elle. Je la veux à un point qui me rend dingue quand elle n’est pas là avec moi ou quand je n’ai pas entendu sa voix de la journée. Je la veux à ce point là. Et en avoir conscience de manière si aigue me coupe le souffle quand j’y pense. Savoir qu’elle est dans ma tête en permanence est tellement exquis mais aussi absolument épuisant. Elle me sort de mes pensées en me touchant les bras. 

 

-          Pourquoi tous ces tatouages ? Pourquoi les faire aussi visibles ? T’es un médecin avec une clinique réputée et tu as juste l’air d’un gangster sans vouloir te vexer. Pourquoi ?

-          Tu n’aimes pas les tatouages ?

-          Pas vraiment.

 

Et peut-être parce qu’elle me croit vexé par cette affirmation, elle ajoute avec douceur et tendresse.

 

-          Mais je vais apprendre à aimer les tiens.

-          Alors c’est tout ce qui compte…

 

Pourquoi faire comme tout le monde ? Pourquoi ne pas être extérieurement différent ? Pourquoi entrer dans le moule ? C’est ça les vraies questions.

Enfant, j’avais l’air normal comme tout le monde alors qu’à l’intérieur je me dégoutais pour mon incapacité à me faire aimer de ma mère ou de mon père, mon incapacité à briller sur les bancs de l’école. 

Plus tard, j’ai appris qu’il vaut mieux avoir l’air différent et s’aimer tel qu’on est plutôt que de ressembler à monsieur tout le monde et être un malheureux clone de monsieur tout le monde.

Ce n’est pas mon corps qui consulte les enfants, c’est ma tête alors pourquoi les gens se focalisent-il sur ça en me précisant qu’un médecin ne devrait pas être comme cela ? Savent-ils ce que j’ai traversé, savent-ils ce que signifient ces tatouages pour moi ? Non. Et de toute manière, je n’ai pas envie de m’expliquer, ça, ça ne concerne que moi.

 

***Un mois plus tard***

 

J’ai trouvé à Léonie un appartement non loin du lot où j’habite. A pied, elle pourra venir me voir quand elle se sentira trop seule. Les choses vont bien pour le moment, son travail à la clinique est remarquable et les femmes ne tarissent pas d’éloges à son endroit. Mais avec les élèves de la fondation, elle s’en sort moins bien. Je ne sais pas pourquoi, le courant ne passe pas. 


Par contre avec moi, c’est tout le contraire. La première journée de consultation, a été plutôt bonne avec des maladies bénignes et des rappels de vaccins. Pas de quoi fouetter un chat. Mais lors de la seconde journée, les choses ont pris une autre tournure. Je me souviens encore de ce mercredi après-midi.      

 

Je suis venue trouver une foule de jeunes filles complètement déchainées dont certaines me faisaient des avances non dissimulées. Il a même fallu qu’Elle intervienne pour calmer le jeu en renvoyant celles qui s’étaient présentés avec une tenue non réglementaire. Et quand je dis non réglementaire, je parle de jupes outrageusement courtes et de talons vertigineux. Puis Elle m’a fait convoquer à son bureau par son assistante, ce que je n’ai pas du tout apprécié donc je ne me suis pas déplacé et j’ai tranquillement continué mes consultations. 


En fin d’après midi alors que je mettais de l’ordre dans la salle de consultation avec l’aide de l’une de mes infirmières, elle s’est présentée, belle comme une reine et en colère telle une amazone. J’ai libéré l’infirmière qui s’est éclipsée dans la minute.  


- Il me semble que je t’ai fait appeler. 

- Oui mais j’étais en pleine consultation. Ai-je dit tranquillement. 

- Ok. tu ne peux pas continuer à venir ainsi à la Fondation.  

- Venir comment ? 

- Jean, basket, tee-shirt ! Tu affoles les filles avec ton corps exposé comme ça. 


Je me suis rapproché d’elle jusqu’à la coller contre un des murs. 


- J’affole les filles…  Les filles seulement ? 

- Adrien ! 


Je lui ai posé un baiser sur le front et j’ai reculé. 


- Ecoute, mon gabarit passe mal dans les blouses habituelles, c’est pour ça que j’ai du mal avec ça et à vrai dire je me sens mieux en tee-shirt même si je sais que ce n’est pas très conventionnel. 

- Je veux que tu porte une blouse blanche. Ton nom est sur toutes les bouches, on n’entend plus que ça : le doc sans blouse ni alliance… 

Ca me fait bien marrer car je sais pourquoi elle agit ainsi. 


- Ce sont des gamines Elle, que crois-tu que je vais faire avec elles ? 

- Blouse. 

- Non. 

- S’il te plait Adrien. 

- Non ! Je sais que la blouse chez le commun des mortels c’est l’équivalent médical du prestige de l’uniforme et que je fais moins sérieux que les autres pédiatres avec mes tee-shirt mais je n’en porterai pas. Je touche des bébés malades à longueur de journée et si je portais une blouse, les manches seraient en contact permanant avec eux et je transmettrai les germes d’un bébé à un autre. Regarde mes mains, pas de montre, pas de bracelet, pas de bague. Chez moi rien ne passe d’un patient à un autre. Les blouses que tu affectionnes tant est-ce que tu sais que certains médecins les lavent rarement, genre une fois toutes les deux trois semaines ? 


Elle m’a longuement regardé puis s’en est allée sans plus rien ajouter. Mais quelques jours plus tard, elle m’a fait livrer une dizaine de blouse … avec de manches courtes. 


Sacrée Elle ! Elle ne lâche jamais l’affaire. 


Heureusement que cette période est derrière moi et que maintenant tout est rentré dans l’ordre. Je suis toujours la coqueluche des jeunes mamans quand je me présence mais au moins maintenant les avances se font plus discrètes. Je commence à sentir la fatigue me gagner petit à petit. Le rythme entre la clinique, le CHU et la fondation m’épuise complètement. Ca fait un mois qu’on n’a pas vraiment le temps de se voir avec Elle. Son boulot, mes boulots, ses enfants, mes amis… Les obstacles sont nombreux. Alors pour compenser je l’ai initiée à la messagerie parce qu’Elle est un peu d’un autre temps sur ce côté-là. Facebook, messenger, whatsapp et autres, elle connaît mais n’utilise pas. J’ai configuré son smartphone et on s’envoie des mails ou des textos à longueur de journée, histoire de ne pas couper le lien… J’ai un dernier rendez-vous ici avec une fille mère de 17 ans. Après, je pourrai me rendre à son bureau pour qu’on quitte la fondation ensemble même si c’est chacun de son côté. Une fois l’enfant consulté, je prescris à sa mère quelques médicaments pour la bronchite du bébé et lui fais comprendre qu’elle a des rappels de vaccins à respecter. Elle me quitte avec le sourire et je peux enfin ranger mes affaires et me rendre dans le bureau d’Elle. J’envoie un message par messenger. 


Moi : « J’ai fini, t’es où ? »

Elle : « Bureau »

 

La plupart de ses messages se résume encore à deux ou trois mots maximum mais je ne désespère pas de nous faire tenir de longues conversations très bientôt. J’ai bien envie de lui proposer un restaurent mais je sais qu’aujourd’hui, elle s’occupe d’Oxya dont les notes en classe ont chuté étrangement. Une autre fois peut-être. Il faut qu’on trouve le temps. Du temps pour nous. La tension est toujours aussi vivace qu’au début mais maintenant en prend le temps de savourer les choses. C’est l’impression que j’ai en tout cas. A peine je ferme le bureau que je suis interpelé par un jeune homme que je ne connais pas. 


- Monsieur Adalosese Adiahénot? 


Tiens ça fait longtemps qu’on ne m’a pas si joliment écorché le nom. J’en ai tellement l’habitude que je ne relève même pas. 


- J’ai une convocation pour vous à l’inspection du travail sur plainte de Monsieur Malekou pour licenciement abusif. 


Je reste ébahi un court instant puis prends la convocation que je lis rapidement. Non mais il blague ou quoi ? Ce connard a failli tuer une patiente par sa bêtise et il ose se plaindre d’avoir été viré ? Je réceptionne le courrier de convocation et commence à composer le numéro de Malekou pendant que le clerc d’huissier s’éloigne de moi. 


Après quelques sonneries, il décroche. 


- Quoi t’es sérieux là Malekou ? 

- Tu parleras avec mon avocat et il te dira combien de fois je suis sérieux. 

- T’as déconné. Je te signale que c’est moi qui t’ai sauvé la mise quand tu as perdu ton premier poste au CHL en t’engageant chez moi quand ta femme était enceinte. Et c’est comme ça que tu me remercies. 

- Je te remercierai encore plus quand tu me paieras des dommages et intérêts de 130 000 000 de francs CFA pour licenciement abusif. 


Et il raccroche. Ce fils de p*** raccroche. Je regarde, sonné, le téléphone un long moment. 130 000 000? Il est fou ou quoi ? je ne peux m’empêcher de repenser au jour où il est venu me demander du boulot les larmes aux yeux en m’expliquant que sa femme était enceint de quatre mois et qu’il n’avait pas le temps d’attendre un hypothétique poste dans un autre centre hospitalier car il était déjà très endetté. Une petite voix me disait, ne le fait pas mais en pensant qu’après tout, ça ne me coutait rien de l’aider, je l’ai engagé. Et aujourd’hui c’est comme ça qu’il me renvoie l’ascenseur ? J’aurai dû écouter Archange. Lui et Malékou se sont toujours frités mais je croyais que je n’avais pas à m’en mêler. Il ne peut pas gagner un tel procès, ce n’est pas concevable ! Il y a eu une faute et je l’ai viré pour ça. Puis mon cerveau en ébullition me demande : «  et s’il gagne ? » Comment vas-tu payer une telle somme sans fermer définitivement la clinique ? Merde ! Merde !


Mon téléphone sonne, je décroche mécaniquement. Mon cerveau est vide et j’essaie juste de ne pas paniquer. 


- Ad ? Je t’attends toujours ou t’es parti ? 

- …

- Ad ? 

- Je suis là. 

- Ca va ? Ta voix est toute enrouillée. 


Sans m’en rendre compte, je marche vers son bureau. Quand j’arrive à la réception je demande à son assistante de m’introduire. Elle me sourit et me demande d’entrer après m’avoir annoncé. Je la remercie et entre avant d’aller m’assoir lourdement sur la chaise face à son bureau. Je lui tends la convocation. 


- Il me demande 130 putains de millions ! Tu te rends compte ? Il croit quoi que je vais braquer une banque pour lui donner cette somme ? 


Ma voix est calme et posée. Je suis en colère mais de toute manière je n’ai pas pour habitude de la laisser éclater. Je n’aimerai pas faire mal à quelqu’un par mégarde. Cette journée est en train de se terminer de la pire des façons. Je garde le contrôle alors qu’intérieurement tout mon corps tremble. 


- Le droit social ce n’est pas tellement mon truc tu sais. J’ai fait plus de droit bancaire et de gestion que de droit social. C’est à peine si je me rappelle des cours de la faculté. Mais dis- moi comment les choses se sont passées. 


Je lui explique enfin le déroulement des évènements avec l’intervention de Fernande et de ses collègues pour sauver la patiente. Puis comment je lui ai demandé de me libérer les lieux en lui payant ses droits quand il s’est pointé ce jour là pour se rendre à la réception avec moi pour le compte de ma clinique.  Elle fait une petite mine et m’explique que cette convocation est peut-être due à un sentiment de honte qu’il a ressenti par rapport à la manière dont je l’ai viré. Et tout ce que je me dis c’est : « qu’on a-t-on à foutre de la manière dont c’est fait ? » 


- Je ne pense pas qu’il y a lieu de s’inquiéter. La faute est assez évidente. Mais par mesure de précaution, tu devrais prendre un avocat et te présenter à cette convocation. 


Quand je pense que tout commençait à bien aller pour moi. La clinique, le CHU et le nouveau contrat avec la fondation qui me permettait enfin de mettre du beurre dans les épinards. Et surtout Elle. Qui a envie de se prendre la tête avec ce genre de procès quand tout commence à bien aller ?


- Attends, j’ai une idée. 


***Elle***


J’appelle Leila et mets le téléphone sur haut parleur. Elle saura quoi faire exactement. Après quelques sonneries elle décroche. 


- Héééé. Enfin le beau gosse t’a lâchée pour que tu daignes penser à moi ? Non mais sérieusement il est vraiment mignon quoi. Angie a dit qu’il avait …

- Leila, le téléphone est sur haut parleur et le beau gosse en question est juste en face de moi. 

- …


Adrien esquisse un petit sourire en coin tandis que mes yeux lui lancent des éclairs. Il n’a pas intérêt à faire un commentaire sur ce qu’elle vient de dire. 


- Bonjour docteur. Finit-elle par dire avec un petit rire gêné.

- Bonjour Madame Khan. 


Elle reprend immédiatement son sérieux. Adrien lève les sourcils. Je crois qu’il ne s’imaginait pas qu’elle pouvait badiner ainsi. Sur le plan professionnel, Leila est peut-être discrète mais elle a la réputation d’être intransigeante lors de négociations et je sais qu’il a négocié au préalable le contrat de collaboration avec elle. Alors l’entendre parler de lui avec le terme « mignon » l’a étonné. 


- Oyane je t’écoute…


Je lui explique le problème accompagné de quelques explications d’Adrien. Elle garde le silence un moment avant de demander quelques compléments d’informations. Puis elle explique à Adrien que bien qu’il ait raison sur le fond, il n’a pas mis les formes pour virer Malekou. 


- Dans les films on voit souvent le patron dire à son employé : « t’es viré » au moment pile ou l’employé commet la gaffe. Mais dans la vraie vie, du moins au Gabon, il y a une procédure précise à suivre pour renvoyer un employé indélicat sous peine de sanctions pécuniaires. Et tu n’as rien fait de ce que le code du travail recommande. Tu lui as remis un certificat de travail au moins? 

- Non. Il ne me l’a pas demandé. Il a juste pris son chèque et il est parti. Je ne savais pas tout ça. 

- Moi je vois bien que tu es de bonne foi, le souci c’est le juge. Il a les pleins pouvoirs mais la situation n’est pas dramatique. Je ne pense pas qu’il pourrait obtenir une telle somme…

- Ok. 

- Je vais te confier à une bonne avocate. Prends son numéro c’est maitre Fatuma Mutidja. 

- Leila ? dis-je en enlevant le haut parleur pour reprendre le téléphone et le mettre à mon oreille. 

- Oui Elle. 

- Je préfère qu’il n’y ait pas de procès. Je veux que tu t’en occupes toi-même. La réputation de sa clinique est sans tâche et nous lui sommes maintenant associés. Pas de procès. Et rien pour Malekou, c’est juste un petit con.    

- Elle, je vais lui revenir plus chère qu’une avocate. 

- Oui mais un procès c’est usant, première instance, appel et cassation. Ca peut prendre des années et au final il dépensera autant que si tu avais réglé le problème dès le départ. 

- Comme tu voudras. Je t’enverrai ma facture d’honoraires. Conclut-elle en raccrochant.


Je rigole. Je paierai sa facture en lui envoyant des plats tout fait les week-ends. Ce n’est pas elle qui s’en plaindra. Quelques temps plus tard, la tension est totalement dissipée. Je crois que j’ai réussi à le convaincre de ne pas s’en faire et de faire confiance à Leila pour tout régler dans les plus brefs délais.  


L’interphone sonne. C’est Mamara, mon assistante, qui me prévient qu’elle s’en va et me demande si elle ferme derrière elle. De toute manière nous allons bientôt partir aussi alors je lui dis de laisser ouvert. Puis elle m’informe que la psychologue veut me voir avant de partir elle aussi. Je lui demande de la faire entrer en précisant que je ne lui accorde que quelques minutes. 


Adrien se lève pour libérer le bureau. Je lui demande de rester car j’ai bien l’intention d’écourter l’entretien. Madame Evrard ouvre la porte et s’avance vers nous. C’est une française fluette, retraitée de l’enseignement qui officie à la fondation de manière bénévole pour aider les élèves en grande difficulté d’apprentissage. En réalité, elle n’est pas psychologue mais elle s’y entend tellement bien pour écouter et soigner les bleus de l’âme qu’on a tous commencé à la surnommer ainsi. Elle porte comme à son habitude un ensemble très sobre et ses cheveux striés de gris sont tirés en un chignon très strict.  J’ai toujours aimé voir ses yeux bleus perçant derrière ses lunettes en demi-lune, car ils dévoilent sa vivacité d’esprit cachée par les rides de son visage aux traits fins. Pas très grande de taille mais autoritaire, Madame Evrard est une vraie perle pour la Fondation. 


Je remarque enfin qu’elle s’est arrêtée d’avancer vers moi pour contempler Adrien. Son visage est figé par un rictus douloureux. Et je ne sais pas pourquoi un long frisson d’angoisse me traverse l’échine.  

 

- Madame Evrard ? 


Elle ne me répond pas. Je commence à me demander si elle n’a pas peur d’Adrien et de sa carrure imposante lorsque je me tourne vers Adrien pour constater qu’il est aussi troublé qu’elle. 


En fait, il a l’air complètement terrassé. Je n’avais encore jamais vu une telle expression de douleur sur le visage d’un homme. Ils semblent se connaitre et ne se quittent pas des yeux. 


- Latif ? demande la voix fluette de Madame Evrard


Comme aucun des deux ne parle, j’interpelle Adrien. Il me regarde, ferme les yeux un bref instant puis s’en va sans demander son reste. 


Il part, sans un mot, sans une explication. Madame Evrard, bouleversée essuie quelques larmes sur son visage avant de partir à son tour. 


Mais que se passe-t-il ? 

 

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