Chapitre II

Write by Tiya_Mfoukama

Chapitre II

Précautionneusement, je pose mes pieds sur les galets lissés me permettant d’atteindre rapidement la position d’Emeraude. J’ai peur de me vautrer dans la marre ou me casser la gueule sur un des gros rochers qui entourent le bassin de synthèse, mais je sens bien qu’elle, Emeraude, a besoin de parler. Alors je me dévoue.

« —Putain, tu peux pas avoir envie de réfléchir dans un autre endroit qu’une marre à canard située dans parc municipal empestant l’eau stagnante chlorée pleine de moisissures ? je rouspète en posant mes fesses sur l’herbe pratiquement inexistante de la « pelouse ». »
Elle rit, d’un rire sans joie, le regard rivé sur une famille de canards alignés, qui barbote dans la marre artificielle. Elle ne les lâche pas un seul instant jusqu’à ce qu’ils se réfugient dans les arbustes, se protégeant de l’œil voyeur des enfants et de leur parent. Elle affiche un air triste, mélancolique en les voyant et ses yeux deviennent rapidement luisants, presque brillant. C’est peut-être dû aux derniers rayons de soleil saluant la terre avant de sortir de la scène et laisser la lune et les étoiles se produisent à leur tour…
« —Emo, qu’est-ce qui ne va pas ? je lui demande tout de go.
—Rien, je suis simplement fatiguée. elle me répond en repliant ses jambes vers elle.
Le boulot me fatigue. elle ajoute d’un ton las.
—T’es sûre que ce n’est que ça ?
—…..
—Emo…»
Après toutes ses années passées à ses côtés, je sais deviner lorsque ça ne va pas, qu’elle est mal, et qu’elle a besoin de parler, de se vider. Ce qui est actuellement le cas.
Elle croise ses bras sur ses genoux puis y pose la tête tournée vers moi, et me dit après de longues secondes de silence :
« —……T’avais raison.
—De quoi ? je lui demande même si je sais déjà ce qu’elle va me répondre.
—Pour Héritier…T’avais raison…
—….
—Tu sais, j’essaie de ne pas lui en vouloir, mais c’est plus fort que moi…. J’ai 25ans, une vie à construire, qu’elle soit professionnelle ou personnelle et si aujourd’hui j’ai l’impression d’être sur la bonne voie côté professionnel, je ne peux pas en dire autant côté personnel. J’ai peur de me gourer, de m’enfoncer dans une relation qui n’évoluera jamais. Ça fait cinq ans qu’Héritier et moi sommes ensemble, et au début, je pensais qu’on était sur la même longueur d’honte. On pensait union, mariage, famille, mais pas tout de suite, c’était évident. Puis le temps passant, je me
suis rendue compte qu’il se contentait de notre relation telle qu’elle était. Il n’avait pas l’air de vouloir plus alors qu’on arrivait à un stade, où un premier pas vers un engagement concret devait être fait. Je l’ai fait asseoir, pour discuter de ça. Il m’a dit, je le cite «je suis en train de gérer
tout ça ». C’était il y a un peu plus d’un an. Depuis, c’est le silence total. Lorsque je lui parle d’engagement concret, il détourne la situation, coupe court au dialogue et s’en va, comme si c’était le sujet à l’origine de son urticaire.
Bien qu’il s’agisse d’une image, je souris en imaginant Héritier se gratter le corps un peu avec rudesse.
« —Y’a rien de drôle Tiya…. C’est maintenant que je dois penser à mon avenir sur tous les plans. Poser des bases, des fondations solides à une relation qui donnera naissance à ma famille plus
tard. Sauf que j’ai en face de moi une personne fermée.
—Non mais ça va. Je dis en levant les yeux au ciel. Est-ce que tu t’entends parler deux minutes ? Tu donnes l’impression d’être une femme proche de la quarantaine sans situation précise, ni visibilité quant à son avenir. Comme tu l’as dit, t’as que 25ans, donc encore de bonnes années devant toi, profite s’en au lieu de pleurer un mariage qui soi-disant ne vient pas. Je te rappelle que ce n’est pas une fin en soi. Ce n’est pas parce que tout le monde autour de nous est en train de se marier que tu dois en faire autant.
—Mais ce n’est pas pour les gens que je parle mais pour moi, pour ce que je ressens. Tu as totalement raison en ce qui concerne le mariage, je suis la première à le crier sur tous les toits, il ne s’agit pas de compétition, mais là, je ne te parle pas de ça. Pas que de mariage. Je veux fonder une famille, avoir un partenaire sur qui compter. Je veux pouvoir me projeter ! Tout le monde n’est pas comme toi ! Tout le monde n’est pas désintéressé par une vie de famille !
—Bah merci. Je dis faussement blessée.
—Je t’en prie. elle me répond sur un ton égal… Il y a des jours où je voudrais être aussi détachée que toi. »
Je ne m’offusque pas de ses propos, ce n’est pas comme si elle ne les avait jamais tenus devant moi. Puis ils sont véridiques. Les relations amoureuses, les relations tout court, ne sont pas mon trip. Le fait de devoir me justifier, entrer dans une routine, supporter l’autre, faire des compromis, c’est vraiment tout ce que je déteste. J’aime être libre de faire ce que je veux, sans devoir des comptes à qui que ce soit, me soucier de moi et seulement de moi. Selon moi, mon mode de vie est la solution pour vivre longtemps et sans stress.
« —….J’ai décidé de partir. »
Je me retourne vivement vers elle, l’air horrifié. Elle, elle garde son visage stoïque inexpressif, fixé vers la marre à canard. Je reconnais que mon cœur tambourine un peu plus vite qu’à l’accoutumée. L’idée de ne plus l’avoir près de moi m’effraie. Elle est la seule relation que j’accepte d’entretenir, l’une de ces rares personnes dont l’avis m’importe, et dont je me soucie. Elle me permet de maintenir un certain équilibre dans ma vie. Loin de moi, je doute de moi, je doute de pouvoir tenir…
« —Arrête de paniquer. elle me dit en se tournant vers moi, un sourire aux lèvres. Je vais juste partir quelques semaines au pays. J’ai besoin de changer d’air, de faire le point sur ma vie et papa m’a proposé d’aller le voir. C’est toujours lui qui vient nous rendre visite, pour une fois, on va changer. »
Mes épaules s’affaissent alors que je pousse un soupir de soulagement, puis la regarde de travers, ce qui la fait doublement rire.
« —T’as eu peur hein. Elle me lance avec un air espiègle.
—…..
—Faut pas t’inquiéter ma p’tite choupette. elle dit en me pinçant la joue. Je vais pas t’abandonner de sitôt !
—Oh dégage, je lance en repoussant sa main. Tu peux partir, je m’en tape !
—C’est ça. A d’autres.
—…..Et tu pars quand ?
—Dans un mois, et je reste également un mois. C’est pendant les vacances d’été, puis j’ai déjà posé mes jours et pris mon billet. »
Ah.
Tout ça pour une histoire de mariage, j’ai envie de demander, mais je me retiens. On a beau être très proches Emeraude et moi, il y a des moments où j’ai du mal à la comprendre. Elle dit que c’est parce que j’ai peur de l’engagement, et je lui réponds que c’est son conformisme face à la société.
Nous restons encore quelques minutes assises dans les herbes, jusqu’à ce que le crépuscule s’installe, puis nous nous levons pour regagner le chemin de nos maisons respectives tout en discutant comme si de rien n’était, comme si ça ne faisait pas trois semaines que nous ne nous étions pas parlées.
*
* *
« —Tu plaisantes j’espère ? me demande Abigail, les yeux grands ouverts.
—Non, je suis plus que sérieuse. Bon tu m’aides ?
—Han-han. Je refuse. dit-elle en marchant à reculons, les mains en l’air. Je veux pas être mêlée à ça.
—Abigail….
—La, la, la, la la. chantonne-t-elle en se bouchant les oreilles. Je ne veux rien savoir, je ne veux rien entendre. Je ne suis jamais venue, et même si j’étais là, je dormais. »
Je l’observe marcher à reculons puis tenter de déverrouiller la porte d’entrée.
Elle me fatigue cette fille. Elle me fatigue….
« —Abigail Rachel Mfoukama, ne m’oblige pas à me montrer violente avec toi, vient m’aider !
—Non, je refuse, je refuse, je refuse. Montre toi violente, bats-moi, tue-moi si tu le souhaites, mais je ne t’aiderai pas ! Quand maman va savoir ce que tu t’apprêtes à faire, elle va te tuer ! Et si elle apprend que je t’ai aidée, elle va aussi me tuer. Je préfère mourir sous tes coups que sous les siens. D’ailleurs, je vais l’appeler tout de suite. dit-elle en sortant son téléphone portable. Elle comprendra que je n’ai rien à voir avec tout ça ! »
Je me rue littéralement sur elle et lui fais un croche-pied inversé pour la faire tomber en arrière, avant de m’installer sur elle, et la maintenir à terre. Ma sœur est ce que j’appelle une bonne petite « flippette », qui a peur de tout, surtout lorsque ça a trait avec l’extérieur de la France. Elle aime tellement se conformer aux règles, que l’idée de les enfreindre est perçue chez elle comme une abomination.
« —Tu va m’arrêter des gamineries deux secondes. le l’intime d’un air menaçant.
—C’est toi qui vas arrêter tes gamineries ! Aller au Congo sans rien dire à personne, tu penses que c’est un comportement de personne réfléchie ! elle hurle tel une hystérique.
—Je n’ai de compte à rendre à personne !
—Bien sûr que si et tu le sais, sinon tu ne m’empêcherais pas d’appeler maman pour la prévenir.
—Papa est au courant !
—Oh mais c’est que ça change tout ! elle lance avec sarcasme. »
Toujours en la maintenant au sol, j’attrape son téléphone portable et retire la batterie que je glisse dans la poche arrière de mon jean.
« —T’es vraiment qu’une chieuse !
—Non, c’est TOI la chieuse ! Toujours à te mettre dans des plans foireux ! elle réplique.
—Parce que décider d’aller au pays est un plan foireux ?
—Quand ta mère t’intime l’ordre de ne pas y aller, OUI, c’est un plan foireux et tu le sais. La preuve en est, tu ne veux pas que je la prévienne de ton départ.
—Parce que maman est comme toi, elle psychote pour un rien. Je vais juste passer quelques semaines avec Emo puis revenir, et rien ne m’arrivera.
—Alors appelle-là, et dis lui tout ça. elle rétorque sur un air de défi. »
Nous nous jaugeons de regard pendant de longues minutes avant que je ne finisse par me lever d’elle, non sans lui avoir pincé les côtés.
Elle se lève difficilement, s’époussette puis croise les bras sous sa poitrine et va s’asseoir dans le canapé, silencieuse, me regardant fermer ma dernière valise.
J’ai décidé d’accompagner Emo au pays, sur un coup de tête. Enfin non, pas vraiment. Ça faisait un moment que je voulais y aller, pour voir mon père, avec qui j’ai des contacts occasionnels, via mail, ou messages textes. Des « bonjour, comment vas-tu ? Quel temps fait-il à Paris ? » et c’est tout. De lui je ne connais absolument rien et je voulais remédier à cela. Je ne savais pas trop comment procéder, d’autant plus que ma mère, nous avait recommandé en début d’année de nous éloigner un peu de lui, « le temps que certaines choses que je ne peux pas vous expliquer pour le moment, se tassent » avait-elle dit. Puis Emeraude a parlé de partir et au Congo. J’y ai vu une opportunité.
Je comptais avertir ma mère, ya Annie, ma grande sœur et la flippette lorsque je serais arrivée au pays, mais il a fallu qu’hier soir, ce sale con de Liam, sur qui je comptais pour me mettre bien avant mon départ puis me déposer à l’aéroport, s’est tiré avec ma voiture pour aller rejoindre ses amis dans un club. Résultat des courses, je me suis retrouvée sans voiture et sans chauffeur.
Etant donné qu’Emo ne sait également pas que je pars, je veux lui faire une surprise à elle aussi, j’ai dû faire appel à Abi.
« —Faudra bien lui préciser que je n’étais pas au courant ! Que tu m’as menacée pour que je t’accompagne. Que j’ai refusé de conduire et que j’étais avec toi simplement pour pouvoir récupérer ma voiture par la suite.
—….
—T’as entendu ? »
Je coule à peine un regard vers le siège passager où elle est installée, enfoncée dans son siège, les bras toujours croisés et la mine renfrognée. 
Je me demande si un jour elle serait capable d’enfreindre une règle, de dépasser les limites qu’elle s’est fixées. Elle a tellement peur de l’inconnu que j’en doute fortement….
« —Tu peux au moins m’aider à sortir mes bagages ! je dis en sortant de la voiture.
—….
—Si tu ne le fais pas, je dirais à maman que tu m’as aidée. »
Elle me toise pendant de longues secondes avant de venir m’apporter son aide.
Je place mes affaires dans deux chariots, dont un qu’elle pousse, puis dans un silence, nous nous quittons le parking pour aller aux enregistrements.
C’est là que je retrouve Emeraude qui est stupéfaite de me voir.
« —SURPRISE !
—Mais qu’est-ce que tu fais là ? me demande-t-elle béate.
—Bah je viens avec toi ! »
Perplexe, elle arque un sourcil interrogateur, se tourne vers moi puis vers Abi pour avoir plus d’explications. Cette dernière se détourne en disant ne rien savoir et ne même pas savoir comment elle a atterri là. Je lui explique brièvement de quoi il en retourne avant de lui demander où se trouve Emy et sa mère.
« —Emy est aux toilettes et maman vient de voir un de ses amis. Mais…. Maman Jeanne est au courant ?
—Ah ! Très bonne question Emeraude. EST-CE QUE MAMAN JEANNE EST AU COURANT TIYA ! me questionne narquoisement Abi.
—Je vais te gifler comme jamais et tu peux être sûre que de ça, elle sera au courant. »
Elle fait trois pas en arrière puis secoue la tête en poussant un soupir bref.
Deux ans nous séparent, mais malgré ce que l’on peut croire Abi respecte cette hiérarchie qui la place en benjamine de notre famille. Alors même lorsqu’elle n’est pas en accord avec moi, il suffit que je lui rappelle qui de nous deux est l’aidée pour qu’elle fasse ce que je lui demande. Y compris se taire.
Même s’il m’arrive d’en abuser, de mon droit d’ainesse, je veille à lui rendre ce respect qu’elle me montre.
« —Attends maman n’est pas au courant ? s’exclame Emeraude. Tiya !
—Oh s’il te plait, ne commence pas ! J’ai déjà eu le discours de l’autre dans mes oreilles. Tu ne vas pas toi également, me rabâcher les oreilles ! 
—En fin d’année dernière lorsqu’on parlait de partir au pays, elle nous avait vivement déconseillé d’y aller si je me souviens bien. Et l’imagine qu’elle n’a toujours pas changé... D’avis. Pense-t-elle à voix haute. Tiya, ce que tu veux faire est une très mauvaise idée.
—Absolument pas. »
De toutes les façons, mon billet est déjà acheté, je suis déjà à l’aéroport, et il est hors de question que je fasse machine arrière sous prétexte que ma mère psychote un peu trop.

Les jeux du destin