HISTOIRE TROIS : SOLDAT

Write by Femme, comme force

1.     Faraji

Un village quelque part en Ituri.

République Démocratique du Congo

2003

Bercé par les « coin coin coin » que produit la craie de monsieur Samueli contre le tableau noir, je recopie studieusement dans mon cahier de Formes Géométriques tout ce que le maître écrit, comme les autres élèves autour de moi. Je prends soin de souligner les formules importantes avec ma latte, afin que mes lignes soient bien droites. Je mets un point d'honneur à toujours écrire proprement et à garder mes cahiers très présentables. Je tire un stylo rouge de mon plumier et redéfinis soigneusement les côtés de mon rectangle. La brise fraîche que laissent entrer les fenêtres ouvertes emplit la salle de classe silencieuse du parfum unique de la terre mouillée. J'inspire goulûment cette belle odeur, tout en replaçant le stylo rouge dans le plumier. Elle me rappelle que demain, c'est samedi, jour de champ. J'aime accompagner Mama au champ, pour l'aider à défricher et tourner la terre. Pendant nos petites pauses, j'aime me coucher sur l’un de ses pagnes avec ma petite sœur Malaïka, protégés tous les deux du soleil par les larges feuilles de manioc, pendant que Mama réchauffe le goûter au feu de bois.

Faraji. C'est mon nom. Faraji Chuihema. J'ai huit ans et je fais ma troisième primaire à la petite école de mon village. Je vis avec ma mère et ma petite sœur Malaïka qui a juste trois ans. Baba (Papa) est chez le petit Jésus depuis une année. La maladie l'y a amené. Depuis son départ, je suis devenu l'homme de la maison. Je dois être fort et protéger Mama et Malaïka. Comme feu papa, je suis grand, je dépasse tous mes camarades de classe d'une bonne tête. Du fait de ma taille, monsieur Samueli me place toujours derrière lorsque nous formons les rangs, avant d'entrer en classe. Mama dit que je serai un géant comme pauvre Baba, lorsque j'atteindrai l'âge adulte. Mama dit aussi que quand Mungu Baba (L'Éternel) nous crée grand et fort, c'est pour protéger les plus petits, les moins forts. Un coup de cloche vient annoncer la sixième heure. Le maître écrit la dernière phrase et dépose la craie, avant de se tourner vers nous.

- Qui ont déjà tout recopié? demande-t-il

Presque tout le monde lève son doigt, moi inclus. Seuls quelques lambins gardent leurs doigts baissés et continuent à gribouiller.

- Dépêchez-vous, dit-il, s'adressant aux escargots qui écrivent encore.

Il se dirige vers son bureau dont il ouvre un des tiroirs et en tire un livre rouge que je reconnais directement. Ouiii! Le livre d'Anglais! Tout excité, je range mon cahier de Formes Géométriques dans mon cartable et sors mon cahier d'Anglais. Monsieur Samueli nous fait un petit cours d'Anglais tous les vendredis. Il nous a déjà appris l’alphabet Anglais, comment saluer, remercier, se présenter, la conjugaison du verbe "to be", celle du verbe "to have" et aussi celle du verbe "to do" qui selon ses dires sont les verbes de base de la langue anglaise. J'aime apprendre les nouvelles langues car je veux devenir pilote quand je serai plus grand et voyager partout dans le monde, à bord de l'avion que je piloterai tout là-haut dans les nuages.

Il efface le tableau, quand tout le monde a fini de recopier et entreprend à dessiner un oiseau qu'il colorie avec des craies de couleur, avant d'écrire une petite récitation en Anglais juste en dessous du dessin… La sonnerie annonçant la fin des cours arrive trop vite à mon goût. J’aurais aimé rester plus longtemps et continuer à répéter la récitation après le maître. Hélas, il est temps d'aller à la maison. Nous nous levons tous et, du bout de nos doigts, touchons tour à tour nos fronts, nos bustes puis chacune de nos épaules, avant de réciter le "Notre père". Je quitte l'école et emprunte le chemin qui mène chez moi, traînant les pas. J'ai une assez longue distance à parcourir. Loin de me déranger, cela m'arrange car, pendant ce moment, je peux admirer à loisir la nature, sans craindre d'être en retard, comme c'est le cas à l'aller. Les mains tenant les lanières de mon cartable, j'avance sur la petite route en terre rougeâtre, bordée de part et d'autre d'une végétation luxuriante, en répétant la récitation dont une partie j'ai retenu.

Ladybird, ladybird

Fly away home

Your house is on fire

Your children..."

Je m'interromps de temps en temps, pour saluer les quelques personnes que je croise. Mama dit de toujours saluer. Elle dit qu'en saluant son prochain, nous reconnaissons son existence et rendons gloire à Dieu. En traversant le petit marché qui est très animé à cette heure, je m'arrête à un kiosque et m'achète un chewing-gum et des oranges pour Mama et Malaïka, avant de poursuivre mon chemin. Il y a plus des maisons dans cette partie, certaines en daube et d'autres en dur, c'est selon les moyens de propriétaires. La plus grande maison en dur est celle du vieux Simba. Il est riche et possède un grand nombre de bétails. Je traine un peu devant l'église en briques cuites d'où me parviennent les voix angéliques des choristes qui répètent pour la messe de Dimanche. Leurs voix sont si belles.

- Hey Faraji, ça va?

Je me retourne et vois Azizi avancer sur sa bicyclette. Azizi, c'est mon voisin. Et bien qu'il soit plus âgé que moi, il m'a toujours traité en ami.

- Ça va bien et toi? répliqué-je gaiement, lorsqu'il freine à mon niveau

- Comme ci, comme ça. Je vois que tu continues à pousser comme un cocotier, me taquine-t-il

- Oui, bientôt je serai plus grand que toi.

- Dans tes rêves. Monte, fait-il en indiquant la place derrière lui.

Sans me faire prier, je m'installe et, ensemble, nous traçons notre route, en conversant calmement. Quelques minutes plus tard, il me dépose devant chez moi et continue vers chez lui. Je trouve Mama qui prépare le dîner dans notre petite cour. Malaïka s'est endormie blottie contre elle. Après le salam et un rapport succinct de ma journée d'écolier, je la décharge de ma sœur que je vais coucher dans la chambre, prenant soin de ne pas la réveiller. Elle peut être très grincheuse lorsqu'on interrompt ses précieuses siestes. Je me change ensuite et vais me coucher sur la natte étalée à l'ombre du goyavier. Bercé par la voix grave de Mama qui chante un de ses cantiques préférés et les effluves de ce qui mijote dans la grande casserole posée sur le feu, j'observe le ciel, m'imaginant dans mon avion. Un jour, je serai pilote.

••

Mama et moi tournons la terre depuis une bonne heure sous le soleil accablant. Je dois avouer que je suis un peu fatigué. Je me redresse et regarde le travail qu'on a abattu jusque-là. Mon cœur se remplit de fierté, nous avons bien travaillé.

- Faraji, tu es fatigué? me demande Mama

- Apana, Mama. (Non, Maman)

Je suis l'homme de la maisonnée et je ne dois jamais crier ma fatigue lorsqu'il y a encore du travail à abattre.

- J'ai juste un peu soif.

- Lorsqu'on atteint le palmier là-bas, on fait une pause pour manger, fait-elle en pointant vers l'arbre qui est tout près.

Chouette! Je dépose ma houe et vais chercher mon bidon d'eau dans le sac à outils posé à l'ombre des feuilles de manioc. L'eau fraîche qui se déverse dans mon palais me fait beaucoup de bien. Malaïka qui me regarde boire me sourit, tout en tressant les quelques cheveux qui restent à sa poupée. On est samedi et c'est jour de champ. Nous possédons un champ assez grand à seulement une vingtaine de minutes de marche du village. Défricher, tourner la terre et ensemencer sont durs. Mais on oublie vite les mains écorchées, les ampoules et autres courbatures lorsqu'arrive le moment de la récolte. Le meilleur moment de l'année. Ma soif étanchée, je remets le bidon à sa place et m'apprête déjà à rejoindre ma mère et reprendre le travail, lorsque je vois des hommes en tenues militaires approcher lentement au milieu des feuilles de manioc. Mon ventre se noue et mon cœur se met à battre de façon désordonnée, pendant que je les regarde venir. Je suis comme cloué sur place. Ils sont une quinzaine et avancent en demi-cercle avec en main sagaies, machettes et armes à feu. Malgré mon jeune âge, leur regard me fait comprendre qu'ils ne sont pas là pour faire coucou, mais pour détruire. Détruire. Je saisis Malaïka et la soulève.

- Kimbia Mama, Kimbiaaaaa!!! (Cours, Maman, couuuuuurs!!!!!) crié-je à m'en rompre la gorge


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