Jour 1 - Samedi soir
Write by lpbk
Sally frissonna. De là où elle était, elle
pouvait voir les yeux de la chanteuse plantés dans ceux de son partenaire, alors
qu’elle entamait une nouvelle chanson. L’intensité du regard qu’ils
échangèrent, alors qu’ils n’étaient que des acteurs provoqua en elle une pointe
d’amertume. Depuis combien de temps Jonas ne l’avait-il pas regardé
ainsi ?
Et pourtant, ils formaient un vrai couple, eux.
Perturbée, elle se réinstalla sur son
fauteuil. Devant elle, une seule rangée d’autres personnes ayant déboursé une
fortune pour se retrouver en carré VIP. On ne pouvait pas faire plus près. Au
point qu’elle pouvait voir aussi bien la scène que les premiers spectateurs, du
fait des halos de lumières.
Plus près et nous étions carrément sur la scène…
Jonas avait bien fait les choses, elle
devait le reconnaitre.
Absorbé par les prestations scéniques et
les danses, le jeune homme ne faisait même pas attention à elle. Il vivait
l’instant tout comme elle aurait dû le faire elle aussi. C’est-à-dire
pleinement.
Aucun doute, Valérie Desnes et Bertrand
Maréchal savaient vous flanquer le frisson.
Alors que la sublime interprète de Rachel
Marron entamait son tube « I’m every woman » avec une énergie
communicative, le regard de Sally se porta sur les gens autour d’elle.
Et c’est là qu’elle le vit.
L’homme de la patinoire, à quelques mètres
d’elle, sur sa droite. Pas du tout à fait son voisin mais presque. Il n’y avait
que deux personnes entre eux. Un autre couple. Si bien qu’il se trouvait seul
au bout de la rangée.
Comme s’il avait senti son regard sur
elle, ses yeux quittèrent la scène pour trouver ceux de la jeune femme. Sally
frémit lorsqu’il lui fit un clin d’œil.
Qu’est-ce qu’il fait ici ?!
La surprise céda rapidement la place à la
colère. Est-ce qu’il la suivait ? Se pouvait-il que ce soit un fan obsédé ?
Ce genre de détraqué prêt à tout pour avoir une place dans la vie de leur idole ?
Non, je ne suis pas assez connue, pour ça…
Et pourtant, une voix au fond d’elle lui
disait que ce genre de mésaventure pouvait arriver à n’importe qui, petit ou
grand.
Dans un mouvement incontrôlé, elle saisit
la main de Jonas, assis à côté d’elle. Ce dernier tourna la tête vers elle,
étonné par ce soudain contact.
— Tout va bien ? demanda-t-il, à voix basse.
Elle ne sut que répondre pendant une
seconde, hésitant entre mentir ou livrer son réel état d’esprit. Lui dire
qu’elle se sentait suivi par l’homme au bout de la rangée.
Mais avant qu’elle n’ait pu élaborer la
moindre stratégie, elle s’entendit répondre :
— Oui, je voulais simplement te remercier pour ce beau
cadeau.
Jonas sourit et lui envoya un clin d’œil
complice.
— Ce n’est rien, depuis le temps que tu m’en parles.
L’occasion s’est présentée alors, je l’ai saisie.
D’un geste théâtral, il porta sa main à
ses lèvres et y déposa un baiser romantique, comme si Sally était une princesse
de haut rang.
Cela lui fit chaud au cœur et elle espéra
que l’inconnu qui la suivait aurait capté ce moment, dilapidant par là ses
espoirs effrayants.
Quand le tube interplanétaire « I
will love you » arriva, Jonas saisit la main de Sally et la serra contre
lui. Les accoudoirs des chaises les empêchèrent de se rapprocher davantage, mais
cela fit du bien à Sally.
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Sally se raidit aussitôt, n’essayant pas
de masquer sa colère. Comme l’inconnu lui barrait le passage de par sa carrure,
elle croisa les bras, coincée. Il faut dire que le couloir destiné à faire
circuler les spectateurs entre la salle de spectacle et les toilettes n’était
pas large. Deux personnes peinaient à se croiser de front. Pour une telle
installation, on aurait pu penser tout cela ergonomique.
L’espace d’une seconde, la jeune femme se
demande même si ce couloir était suffisamment large pour laisser passer un
fauteuil roulant. Elle n’en était pas convaincue. A moins que les personnes à
mobilité réduite disposent d’un autre emplacement. Cela devenait compliqué pour
elle d’aller se soulager.
Mais l’heure n’était absolument pas à ces
questions d’ergothérapeute.
— Vous me suivez ? lança la brune, sur la
défensive.
Les sourcils de l’homme se levèrent, comme
s’il la voyait pour la première fois.
— Je vous retourne la même question, répondit-il, avec
innocence.
Elle le détailla furtivement. Son regard
espiègle lui donnait l’air d’un enfant dans un corps d’adulte. Pourtant les
traits graves autour de sa bouche témoignaient du fait qu’il ne mentait pas. Se
pouvait-il qu’il soit sincère ?
Non. La coïncidence était trop grande.
— N’essayez pas de jouer au plus malin avec moi.
Il leva un sourcil interrogateur.
— Hé bien quoi ? Je ne peux plus circuler ?
Sally lui lança des éclairs, bien décidée
à ne pas se laisser faire par cette incarnation de la mauvaise foi.
— Bien sûr que si, mais avouez que c’est étrange de vous
croisez le même jour dans tous les endroits où je me trouve. Qui
êtes-vous ?
Cette question arracha un sourire à
l’inconnu, bien que la jeune femme ne voie ce qu’il y avait de drôle.
Il s’adossa au mur, comme si la
conversation prenait un tournant plus léger, presque amical. Deux ados à la
sortie du lycée.
— Je ne sais pas si je dois vous le dire, vous
risqueriez de me traiter de menteur.
Elle n’aimait vraiment pas son petit jeu.
— Essayez toujours.
— Non.
— Je peux au moins avoir votre prénom, alors ?
— Raphaël
Ni plus, ni moins. Le monsieur n’était
donc pas bavard, Sally le nota mentalement.
Le fait qu’il réponde aussi facilement à
sa question la désarçonna, elle ne s’y attendait pas. De fait, elle ne savait
pas quoi répondre.
Le silence qui s’installa entre eux fit
l’effet d’une mauvaise odeur. Sally avait l’impression que Raphaël attendait
qu’elle parle, mais pour dire quoi ? Que voulait-il ? Et pourquoi ne
pas lui dire qui il était ?
Elle cligna des yeux, le regard perdu dans
le vague, quelque part derrière l’épaule du brun. Il lui revint subitement en
mémoire que Jonas était toujours seul dans la salle et qu’il aurait raison d
s’inquiéter de son départ.
Le son étouffé de la musique leur
parvenait, créant une ambiance intimiste déplaisante en ces circonstances. La
jeune femme ne se sentait pas à l’aise, mais n’aurait su dire pourquoi. Elle ne
se sentait pas menacée, mais pas en sécurité non plus. Le fait de ne rien
connaitre de cet homme très étrange provoquait en elle un torrent de questions
curieuses.
Je n’ai vraiment pas la tête à ça en ce
moment… je voudrais être un peu tranquille, sans me poser de questions sur les
gens qui m’entourent.
Après avoir avalé sa salive et redressé
les épaules, elle se sentit plus forte pour annoncer :
— Bien, Raphaël, je vais retourner voir le spectacle. Au
revoir.
Puis elle claqua des talons et s’en alla. Lorsqu’elle
parvint à la hauteur du jeune homme, celui-ci se décala. Elle aurait pensé qu’il
la mettrait en difficulté, l’obligeant à se coller au mur ou contre lui pour
passer, mais non. D’une manière très polie, il lui laissa sa place et s’en fut.
— Au revoir Sally, l’entendit-elle lui répondre.
Elle frissonna. Comment connaissait-il son
prénom ? Cela ne pouvait être qu’un spectateur venu voir son spectacle.
Je devrais en parler à Jonas…
Bien que remontée contre lui et les
cachoteries qu’elle lui soupçonnait, il avait le droit de savoir. Et puis,
après tout, elle commençait à se sentir en danger. Suivie par un inconnu qui
avait l’air de la connaitre alors qu’elle ne savait rien de lui. Il y avait de
quoi paniquer, et s’il lui arrivait quelque chose, son compagnon pourrait s’inquiéter
et faire le nécessaire plus rapidement.
Pourvu que cela n’arrive pas…
La gorge nouée, elle revint dans la salle
où personne ne faisait attention à elle, tant le public observait le spectacle
avec attention. Sur scène, les artistes poursuivaient leur show, très à l’aise,
à mille lieues de ses tourments intérieurs. Elle enviait leur grâce, leur
élégance. Peut-être qu’une fois rentrées chez eux, eux aussi avaient des
soucis, eux aussi se posaient des questions sur leur avenir, sur leur conjoint…
mais ils parvenaient à tout oublier le temps de chanter, danser et donner du
plaisir.
Elle aussi faisait ça, avant. Chaque fois
qu’elle montait sur scène, elle devenait son personnage. A la fois inspiré de
sa vie et une autre, elle récitait son texte avec force, le vivant chaque soir
d’une nouvelle manière. Sa vie imprégnait son œuvre, pourtant personne ne se
doutait jamais de ce qui se passait une fois les lumières de la scène éteintes,
une fois démaquillée, une fois qu’elle rentrait chez elle.
Ce soir, tout cela remonta à la surface.
Tandis qu’elle déambulait à travers les
allées pour retrouver la sienne, son cœur se serra.
Ressaisie toi bon sang !
Là, elle trouva sa place, s’engagea dans
la rangée. Lorsqu’elle s’assit, Jonas tourna un regard interrogateur vers elle.
Il attendait qu’elle lui dise que tout allait bien. Pouvait-elle lui mentir ?
— Il faudra que je te parle, souffla-t-elle pour ne pas
déranger les personnes autour d’eux.
Son compagnon fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Il avait senti le malaise dans la voix de
la brune et s’en alarma. Pour preuve, il lui saisit la main et la pressa dans
un geste affectueux. Sally baissa la tête, émue. La peur ressentie face à
Raphaël se mua en un sentiment plus doux pour celui qu’elle aimait.
Mais le mystérieux jeune homme ne
tarderait pas à revenir, et elle craignait qu’il la voie perturbée.
— Je te le dirai à la sortie.
— Le spectacle se termine bientôt, renchérit Jonas pour
l’inciter à se confier dès maintenant.
Mais Sally ne dit rien, perdue dans ses
interrogations.
Lorsqu’elle tourna la tête vers le bout de
sa rangée pour voir si Raphaël était revenu, elle faillit pousser un cri.
Il n’était pas revenu et pour cause, le
siège qu’il occupait plus tôt avait carrément disparu.