Mon crime : Etre Tutsie dans un Rwanda génocidaire. (2)
Write by dieretou
J'ai un haut-le-coeur en voyant la scène, la tête de mon père jonche le sol carrelé de la chambre de mes parents. Je me tiens le ventre serrant mes tripes de toutes mes forces pour ne pas m'écrouler, agonisante. Je cherche ma mère des yeux, elle est assise dans un coin de la pièce dénudée. Que lui est-il arrivé? Elle a les yeux rougis et ses deux bras croisés sur sa poitrine qu'elle tente de cacher tant bien que mal. D'instinct je sais que le cri qui m'a réveillé vient d'elle. On vient d’exécuter mon père sous ses yeux. Je suis en état de choc mais un regard lancé à ma mère me montre qu'elle est dans une situation bien pire. Elle frise l'hystérie.
Sur le moment, je ne sais pas si je pleure ou non. Il me faut toucher mes joues pour me rendre compte des larmes qui inondent mon visage. C'est comme si l'espace d'un instant je ne suis plus dans mon propre corps. Non ça ne m'arrive pas, je me sens extérieure à cette tragédie. Et ces gens en face de moi laminés et en sang, ce n'est pas ma famille. Était-ce la dernière fois que je dînais avec mon père? Non, je ne peux m'y résoudre. On ne vient pas de lui trancher la gorge à la machette. Ceci n'est pas arrivé. Je suis dans le déni complet. C'est un cauchemar dont je finirai bien par sortir. Pourquoi ne me réveillais-je donc pas alors?
Où sont les gardiens censés protéger ma maison ? Où se trouve la cuisinière de ma famille ? Ces gens sont-ils entrés par effraction ? Qui sont-ils, pourquoi détruisent-ils ma vie ? De nombreuses questions se bousculent dans ma tête sans que je n'ai le temps d'y répondre. Plus tard je saurai que ce fut ces mêmes gardiens de sécurité qui nous avaient livré ma famille et moi aux miliciens. On fut l'une des premières familles Tutsies à être attaquée dans le quartier de Nyamirambo.
L'un des miliciens prit ma mère par les cheveux et la traîna par terre jusqu'à ce qu'elle fut à la hauteur du groupe d'hommes armés. Ils avaient les yeux remplis de haine et le visage dégoulinant de sueur. En faisant un rapide calcul je dénombrai 9 hommes à carrure corpulente. Le plus chétif fut celui qui entendit un son s'échapper de ma chambre. Dans un mélange de dialecte local et d'anglais de mauvaise qualité, ils demandèrent à maman s'il y avait quelqu'un d'autre qu'eux dans la demeure. Puis ce fut comme un déclic, ma mère qui jusque là s'était laissée envahir par une panique innommable sembla se rappeler de moi. Elle savait que toute ma survie dépendrait de sa réponse et de sa façon de répondre. Certes les hommes fouilleraient de toute façon la maison mais ils le feraient plus minutieusement s'ils décelaient un doute dans la réponse que donnerait ma mère. Elle regarda le jeune homme qui lui avait posé la question, c'était un de ses purs Hutus aux traits affirmés et très racés. Ma mère n'eut pas de mal à les reconnaître car elle était elle-même de la même ethnie. Sans sourciller elle lui répondit un non définitif et sans hésitation.
Je compris par là qu'elle m'envoyait un message, qu'elle me donnait une chance de m'enfuir loin de ces monstres qui disséquaient des êtres de chair et de sang. Des individus pourtant comme eux qu'ils assassinaient au nom d'une catégorisation héritée du colonisateur. Au nom d'une pure folie animale et tribale. Le cœur en lambeaux je sais ce qu'elle attend de moi mais je me sens incapable de le faire et même de bouger. Comment pourrais-je la laisser ici, sans défense, le corps de mon père encore chaud à ses pieds ? Mais d'un autre côté, je sais que ne pas partir signifie me faire attraper et assurément me faire exécuter. Car même si ma mère est Hutue, à leurs yeux je reste une puante Tutsie, un cafard que l'on doit broyer, un arbre à écourter. Mon ethnie et moi représentons une souillure dont le Rwanda doit se débarrasser. Nous exterminer est donc un devoir dont ils n'auront aucune peine à s'acquitter. Telle était la raison de leur présence.
Je suis dans un dilemme inqualifiable et je n'ai pas beaucoup de temps devant moi. Je ne peux pas me permettre le luxe de réfléchir, il me faut agir vite. Après avoir interrogé ma mère qui aurait pourtant pu être aussi la sienne, du revers de sa main le milicien la gifle de façon magistrale. Son visage se cogne contre le rebord pointu du lit qui lui entaille la peau. Mon cœur se serre et je n'ai qu'une seule envie, bondir sur ces étrangers et leur enfoncer une lame dans le ventre. Chaussés de bottes en cuir dur et de chaussures de sécurité ils donnent de violents coups de pieds à maman qui se roule par terre en hurlant de douleur. Ils scandent :
_Une Chienne de Hutue qui se marie à un cafard ne peut être qu'un cafard. A mort les cafards! Ecourtez-les, tuez-les tous ces chiens, ces traîtres ! L'un d'eux crache sur la dépouille de mon père.
Avec une bestialité peu commune, on arrache le semblant de vêtements qui reste à ma mère, ses dessous. Celui qui semble être le chef de la troupe fait signe à trois de ses acolytes pour qu'on la tienne. Je comprends qu'ils vont lui écarter les cuisses. Je ne peux assister à ce qui va suivre. Je recule de plusieurs pas, titubant la tête en feu et le cœur en bouillie. J'ai les jambes ramollies et les cris de ma mère me fendent le cœur. L'idée de me tuer avant qu'ils ne réalisent ce qu'ils ont comme projet me traverse l'esprit. De sa voix rugueuse et écorchée, il demande aux autres miliciens qui sont restés debout autour d'elle de fouiller la maison... Je sais qu'on va me trouver si je reste là. Est-ce la dernière fois que je vois ma mère? Va-t-elle mourir d'une manière atroce? Va-t-on la tuer quand je serai partie? Ces questions me hantent l'esprit. Parce que c'est finalement ce que je décide de faire au prix de mille efforts. De toute façon me dis-je, s'ils comptent la tuer, ils la tueront même si je suis là et moi avec. C'est ce raisonnement qui prendra le dessus et me poussera à partir.
Une dernière fois j'observe ce qui se passe à l'extérieur à travers la porte entrebâillée, les miliciens sont descendus vérifier chaque pièce de notre maison. J'aperçois l'un d'eux dans la chambre de ma sœur. Il ne tardera pas à venir dans la mienne puisqu'elles sont côte à côte.
Plus loin à côté du corps démembré de mon père, ma mère est accroupie dans son sang le visage résigné les lèvres serrées; tenue de force par deux jeunes hommes comme la dernière des traînées de Kigali pendant que le chef de troupe baisse son pantalon. Mais avant il porte sa machette à la bouche et la lèche, l'imbibant de sa salive pâteuse et blanchâtre... Je n'ose pas penser à ce qu'il compte faire avec. C'est à ce moment que n'y tenant plus, folle de douleur, je saute à travers ma fenêtre ouverte et atterris sur le gazon de mon jardin. Mon genou heurte quelque chose de dur et pointu. Peut-être une pierre? Je n'ai pas le temps de m'arrêter malgré la tenace douleur provoquée par la chute, en boitant je m'élance dans une course folle fuyant l'ennemi, une course pour la survie.