PREMIÈRE PARTIE : CHAPITRE I

Write by Fatima


Le gros monsieur s'épongea le front. Son mouchoir se retrouva vite imbibé. Le soleil, coriace, tapait fort, haut dans le ciel. Le climat n'était pas favorable pour les enseignants et les surveillants, mais la chaleur associée à la douleur de l'attente semblait plus dure pour les élèves entassés comme des sardines sous le balcon des résultats. Dans ce centre, les délibérations avaient toujours été effectuées sous les balcons des bâtiments, sur lesquels se tenaient les membres du jury. C'était de là, que les balcons avaient pris cette fameuse appellation. Depuis plus de deux heures, ils attendaient. Certains étaient partis se réfugier sous l'ombre des arbres, d'autres n'essayaient même plus de lutter contre la pluie de sueur qui suintait de leurs pores. Si l'unanimité n'existait pas sur terre, une exception vit le jour, ce jour-là. Toutes les pensées, toutes les idées, tous les souffles, toutes les inquiétudes convergeaient massivement vers une seule et unique chose : le bac.


L'image qu'ils offraient semblait tirée des anciens livres de géographie dans lesquels on montrait les photographies des paysans qui levaient obstinément la tête vers le ciel, dans l'attente des pluies salvatrices. Et elle était tout aussi pénible cette attente, pour les potaches. Impérieuse aussi. Ils avaient même égaré l'impatience qui les habitait avant de venir à l'école, sur les sentiers tortueux menant au temple du savoir. Un sentiment paradoxal, à vrai dire. Autant, ils avaient envie d'être soulagés, autant ils se disaient que cette attente était mieux qu'une fin triste. La majorité des élèves estiment que le bac est primordial pour réussir. Par conséquent, l'échec à cet examen laisse présager un tableau noir du futur des jeunes. Ce qui était discutable, à vrai dire. 
Un mouvement d'ensemble se fit voir et tout ce beau monde se regroupa sous le balcon des résultats. Le gong commença à retentir dans la tête des élèves. L'appel débuta.

-Numéro 1689 Jury A, mention très bien, Ndeye Bakhaw Diop,
Un cri fusa suivi d'un bruit. La jeune voilée, major du centre, s'était évanouie. Des élèves s'affairèrent autour d'elle, tandis que les autres, trop préoccupés par leur sort, affichaient une indifférence qu'ils étaient loin de ressentir.
-... mention très bien Fatou Iyane Sy...Aissatou Thiam...Maina Thiaw Sy...
Des murmures de joie se firent entendre. 
-...Mention très bien, Maguette Diouf !

Les camarades de classe des jeunes filles manifestaient leur joie pour leurs amies, et priaient pour avoir la même chance. On se serrait un peu plus. Des ennemies s'étreignaient, mettant en berne le drapeau de leur inimitié. On ne sentait plus l'odeur d'égout des aisselles particulières, ni les haleines fétides, encore moins celle de la sueur. Tout ce qu'on sentait, c'était une respiration synchronisée qui se soulevait et s'abaissait en un rythme inconscient.

-Numero...3190, mention très bien, Aminata Sagar Chimère Ndiaye.

Un long cri. La jeune femme ne sut pas d'où cela fusait, mais elle ne doutait point que c'était son amie Rose venue la soutenir et qu'elle avait perdue de vue dans la foule. Aussi bizarre que cela puisse paraitre, elle n'eut presque aucune réaction. Elle se courba juste et se passa les mains sur le visage en souriant. Une tape résonna sur son épaule. C'était Saer, un de ses camarades de classe. Sagar ne pouvait pas partir. Il lui fallait soutenir ses compagnons anxieux. Elle saisit la main de Saer qui la serra en guise remerciement. Presqu'aussitôt, le président de jury débuta la liste des mentions Bien. Les six premières personnes du centre étaient toutes des filles et s'en étaient sorties avec la mention très bien. La septième, la huitième, la neuvième étaient aussi de sexe féminin, mais avaient la mention Bien. Saer était le dixième et le premier homme de cette longue liste largement dominée par le genre féminin. Sa réussite fut accueillie par une salve d'applaudissements. Il avait sauvé l'honneur.

Plus de quarante-cinq minutes plus tard, la cloche de la fin retentit. On pouvait voir d'heureux bacheliers galoper le long des pistes de l'école, tandis que d'autres s'ils ne pleuraient pas, gardaient la bouche ouverte dans l'attente improbable d'une liste additive dans laquelle leurs noms seraient mentionnés. C'était l'essence même de la vie. On réussissait ici, et on échouait là. On ne pouvait gagner à tous les coups. La douleur des élèves non admis était d'autant plus saumâtre qu'elle était exacerbée par des images défilant dans leur tête : les parents, les amis, le quartier, les ennemis, les lendemains incertains mais surtout la honte. La honte de penser qu'ils n'avaient pas été à la hauteur. Ils oubliaient que les notes ne reflétaient pas, pourtant, la valeur des notés. C'était la raison pour laquelle un sage disait qu'un échec n'est pas un échec mais un recommencement. Comme de petits oiseaux, ils se dispersèrent. Sagar après avoir cherché Rose de tous les côtés se décida à rentrer. Elle était certaine que sa mère trépignait d'impatience.

Ce jour-là, elle fit fi des deux kilomètres la séparant de sa maison. Ses pensées étaient aussi désordonnées que sa perruque. La jeune fille n'avait même pas remarqué-personne ne l'avait d'ailleurs fait- qu'elle était de travers et qu'elle avait mis des sandales aux couleurs différentes. Ce fut Modou le charretier qui l'en informa. Il avait croisé sa route et l'a prise avec lui. La jeune femme éclata de rire quand il leva un sourcil, puis deux, en pointant du doigt sa perruque et ses chaussures. Il hocha la tête en révélant ses dents rougis par le cola lorsqu'il comprit que le bac était à l'origine d'une telle « anomalie bizarre». C'était ses mots.

Tout le long du trajet, la jeune fille savoura des yeux l'immensité verte des prairies, la coloration tantôt beige, tantôt marron foncé, des champs s'étendant jusqu'à l'horizon. Elle avait toujours aimé s'y promener. Respirer l'air pur aérait sa tête et lui permettait de mettre de l'ordre dans ses idées. On n'entendait rien que le bruit cadencé du cheval et le piaillement des pith ramatou, ces rouges-gorges qu'on disait oiseaux-totems chez certaines familles. Depuis l'année dernière, il n'avait pas plu. Les paysans se coiffaient de leurs espérances et aromatisaient leurs génuflexions de prières adressées au Bon Dieu. 


A Djolof, on était très agriculture. Plutôt que d'acheter le riz de subsistance, on le plantait, l'arrosait, le récoltait. On avait l'amour de la terre car on croyait fermement qu'elle était d'une fidélité indiscutable. Elle remboursait au centuple le peu qu'on lui donnait. Les travailleurs de la terre faisaient leur travail avec l'ardeur, la hargne et le bon cœur nécessaire et laissait le reste entre les mains de l'Omnipotent. Ils disaient que tout ce qu'Il faisait était mieux pour eux, même s'ils ne pouvaient s'empêcher d'essayer de le corrompre avec des prières, des offrandes, des sacrifices et des courbettes sacrées. 
La charrette s'arrêta devant la grande concession familiale de Sagar. Elle remercia son cocher d'un sourire et l'invita à prendre un verre d'eau fraîche des canaris. Modou déclina l'offre arguant qu'il était pressé. La jeune fille le regarda partir et pénétra dans la maison.

-C'est qui ? Sagar ?

La voix inquiète, mais douce de sa maman eut pour effet de rompre les barrières en bacon que la jeune fille avait planté autour de son cœur depuis qu'elle avait quitté chez elle pour se rendre à l'école, pour « voir ce que le Bon Dieu lui réservait pour cette partie de son destin. ». Sa maman, quoiqu'un peu angoissée, avait éclatée de rire en lui reprochant d'avoir toujours de mots plus obèses qu'elle. Le cœur gros, elle avait regardé sa fille partir, tout en formulant des prières. Les larmes jaillissaient à présent des beaux yeux de la jeune fille qui ne faisait plus d'efforts pour se retenir. Elle dit pourtant d'une voix calme contrastant avec son état:

-Yaye, j'ai réussi. Avec la mention très bien. Sa mère écarquilla les yeux, ne semblant pas comprendre : 
-Hein ? Que me racontes-tu encore ? C'est quoi ça ? Mangchion, tlé Bieng ?
La jeune fille se mit à rire 
-Mention Très Bien yaye Boye ! 
-C'est quoi ?
-Ca veut dire que je peux maintenant, aller à Dakar pour continuer mes études et lorsque j'aurai terminé, je pourrai travailler, inch'Allah !

La vieille leva ses mains au ciel en un geste de remerciement, les larmes aux yeux, elle murmura : 
-Alhamdoulillah ! Dieu merci ! Puis elle sanglota, serrant sa fille à l'étouffer. 
-Que cela te porte bonheur mon enfant, tu l'as largement mérité après tant de privations et de sacrifices. Et puis, tu as tant fait pour la famille ! Comme ton père sera heureux !

Le cœur menaçant d'éclater de bonheur, des perles coulant silencieusement sur ses joues, la jeune fille soupira, en étreignant un peu plus sa maman, avant de déclarer :
-Je vais dans ma chambre prier.

Elle lui tendit la si chère feuille. L'autre la prit avec précaution, comme si elle était de porcelaine, tout en souriant, avant de se tourner vers son amie : 
-Dis donc Sagar, je te félicite ! Tu le mérites vraiment ! T'as bien bossé, sincèrement ! L'autre lui sourit. 
-Merci. Si tu savais maintenant comme je suis soulagée !
Elle se tut avant d'ajouter : 
-Soulagée et apeurée ! Son amie arqua les sourcils l'un après l'autre, de la même manière que le ferait Leuk-le Lièvre, ce compère aux oreilles longues comme les savates d'une vieille femme peulhe. Sagar crut bon d'expliquer : 
-Je suis soulagée parce que j'ai mon bac en poche, c'était tout ce que je désirais. Apeurée car le plus dur reste à venir. Lorsqu'Inchallah, j'irai à Dakar pour étudier, je ne dois pas échouer car mes parents comptent sur moi. Mes frères aussi. Ils ont placé en moi leur confiance et rien que pour cela, je n'ai pas droit à l'erreur en les décevant. 
Rose, son amie, parut comprendre. Mieux, elle renforça : 
-Tu as raison ! Tu dois t'armer de courage, de vergogne pour pouvoir relever le défi. Dakar ''Réxoum Takh'', comme aiment à dire les Sénégalais, est plus dangereuse qu'une jungle birmane. Moi qui y étudie depuis bientôt deux ans en sais quelque chose. J'ai vu des filles pétries de fierté, au début, devenir des belles de nuit. On les traite sans vergogne, on les exploite n'importe comment, de la façon la plus vile qui soit. 
-Mais c'est de l'esclavage ! 
-Tu ne crois pas si bien dire ! C'est pire ! Et pour le croire, il faut le voir de tes propres yeux, vu, ce qu'on appelle vu ! Sagar était abasourdie. Ainsi, c'était le sort de certaines filles originaires des contrées lointaines. Pourtant, leur idée première était d'y aller pour pouvoir assister leurs familles croquées par la pauvreté.
Rose se leva, prête à partir.

-Il faut que je m'en aille, Sagar. J'ai beaucoup de choses à terminer, mais je reviendrai pour que l'on reparle de ça.
Elle colla deux baisers riches en humidité sur la joue de sa copine, qui lui sourit avant de s'en aller de son côté. Sur le seuil de la chambre, elle s'arrêta puis se retourna : 
-Dis moi Sagar, ton départ dépend de ton oncle, n'est-ce pas ? 
Hésitation. 
-On peut dire car c'est lui qui doit s'occuper des formalités d'inscription à l'université. Pourquoi ? 
-Pour rien. Je voulais juste aller à Dakar avec toi. Ç'aurait été plus amusant que de voyager seule. Je risque de mourir d'ennui comme un rat mort. J'espère qu'on pourra partager la même chambre. Tu voudras bien aussi, hein, qu'on partage la même piaule ? 
Sagar éclata de rire devant la mine déconfite de son amie.
-Bien sûr que oui, idiote ! Comment peux-tu penser le contraire ? D'ailleurs, si tu veux, je dirais à mon oncle de m'inscrire dans ton logement, qui ne poserait pas trop de problème, vu qu'elle est publique.

Rose, visiblement ravie de cette perspective, fendit sa bouche d'un large sourire.

-Au fait, demanda-t-elle, tu t'inscris dans quelle faculté ? 
-Médecine. J'aimerai être pédiatre. Un sourire gentil lui répondit : 
-Tu ferais un très bon pédiatre, tu es si bien avec les enfants ! Bon, je bavarde, je bavarde comme si j'avais ''avalé une radio'' ! En réalité, quand la conversation devient intéressante, le moteur chauffe, les roues roulent et c'est le départ ! Difficile de me taire ! Tu sais quoi ? Je pense que tu devrais être pharmacienne, comme ça tu mettras au point des comprimés et sirops anti-Kébétu. Tu pourras l'appeler Blablarimaflex codéiné. Ça te rapporterait le prix Nobel de la meilleure découverte ! De plus, si tu... 
-Si tu te taisais et rentrais chez toi, avant qu'il ne soit trop tard, ce serait déjà mieux ! Rose éclata de rire : 
-Tu as raison, je me sauve, ciao !
Elle envoya dix baisers à son amie, dont cinq à transmettre à sa maman, du bout des doigts, avant de partir en courant, tandis que son amie la regardait, amusée de tant de jovialité et d'insouciance.

Elle s'appelait Aminata Sagar Chimère Ndiaye. Certains la nommaient Aminata Chimère Ndiaye et d'autres Sagar. Elle était originaire de Ndiayène, un village situé au Nord-Ouest de Kébémer. Vivant avec son père et sa mère, ainsi que ses frères et sœurs, dont elle est l'aînée, Aminata était une belle jeune fille de vingt-deux ans, qui venait d'obtenir, haut la main, son baccalauréat, dans l'unique lycée existant dans les environs. Sa force de caractère ainsi que son irréelle beauté- fruit d'un métissage entre toucouleur et maure- en faisaient une femme particulière qui ne laissait personne indifférent. Garçon ou fille. Homme ou femme. La coqueluche ou la diarrhée des hommes, l'exemple des femmes, l'idole des enfants, et la complice des vieux, tels étaient ses différentes appellations. Ç'aurait été une autre, elle aurait eu la grosse tête. Mais elle était simple, joviale et à l'abord facile. Toujours en train de chantonner et de sourire, Sagar (d'autres la nommaient ainsi) ne faisait pas partie de ces filles, dont la seule fixation était le mariage. Loin d'elle cette idée.
Ce qui la faisait rêver, c'était plutôt, le port d'une blouse blanche, un stéthoscope autour du cou, soigner de petits enfants, les cajoler et les soulager de leurs petits bobos. Ce qui faisait dire à Coumba, sa maman, qu'elle avait la fibre maternelle. La vieille femme, à l'opposé de sa fille, avait un caractère doux et était d'une générosité sans faille. Quant à son époux, il était plutôt réservé, pas radin pour un sou. Sa fille avait hérité de son franc-parler et de son sens de la répartie. Il osait toujours appeler un chat un chat, pas un rat, un âne, un cafard...à vous de voir.

Il serait aussi plus juste de dire que leur modeste demeure n'aurait guère été aussi gaie, sans la présence de Talla et Omar, les frères de Sagar, mais également ses sœurs Binta et Ciré, toujours en train de se crêper le chignon avec entrain. Elles aimaient ça. C'était leur passe-temps favori. Si elles ne se chiffonnaient pas comme des poissonnières, elles passaient le plus clair de leur temps à regarder en ricanant, leur père dormir, à lui tirer la moustache avant de s'enfuir. La raison que ces petites chipies évoquaient lorsqu'on voulait les punir, était que leur papa était pire qu'une bouilloire oubliée sur le feu, un vrai groupe électrogène. Devant ce discours peu ordinaire et la mine penaude des fillettes, tout le monde éclatait de rire.

Au début, les gens croyaient que les garçons étaient beaucoup plus calmes. Ils ne se disputaient jamais, faisaient toujours de bon cœur les commissions et ne regardaient jamais les adultes dans les yeux. Cependant, un trait de caractère commun s'était développé chez eux. Ils étaient d'un égoïsme avéré lorsque la faim les tenaillait. Lorsqu'un pique-assiette pointait le bout de son nez, à l'heure du repas, ils s'emparaient furtivement du bol pour aller le cacher sous le lit de leur mère. L'invité non invité et évité, se trouvait ahuri de trouver la famille réunie autour du vide, qui aux prises avec un os de poisson, qui, la bouche encore pleine, qui, une poignée de riz dans la main.

-Sagar ? 
-Oui mère ! 
-Tu peux venir un instant, s'il te plait ? J'aimerai t'envoyer chez ta tante Kiné pour que tu lui remettes ces deux coupons de tissu. 
-Bien sûr, j'arrive. Le temps de ranger mes livres...
Quelques instants plus tard, Sagar sortir de sa chambre et se dirigea vers celle de sa mère.


SAGAR OU LE DESTIN D...