Thérapie
Write by Meritamon
Boston.
C’est bientôt
mon anniversaire. Et je me sens toujours vulnérable pendant cette période-là. J’ai
l’impression qu’il y a des gros nuages qui volent au-dessus de ma tête.
Il m’arrive alors toutes sortes de tuiles. Je perds des objets. Je brise des choses. Je dis Fuck! Ce n’est que du matériel.
J’ai une fois balancé mon téléphone dans le
Charles River. Et je fais des choses folles et dangereuses pour me sentir
vivante. Prendre l’avion sur un coup de tête pour me retrouver dans un pays
totalement étranger, rencontrer des inconnus sur internet, pour la plupart des
hommes mariés en quête d’aventures, et me faire prendre par ces hommes dans des
endroits sordides comme un parking, un parc désert, une ruelle à l’arrière d’un
bar… de façon froide et méthodique, sans regard et sans caresses. Parce que je ne
recherche ni tendresse ni affection.
C’était cela une
partie de ma vie quand je ne travaillais pas sur mon rig au-dessus de
l’océan, sur la plateforme pétrolière dans le Nord de l’Alaska: C'était vivre au-dessus
d’un précipice.
Puis, lorsque
cette période passe, tout redevient calme. Le fleuve qui déborde en moi et
menace de tout faire crouler rentre sagement dans son lit.
J’ai peur
d’être avec moi-même.
Quand je suis
toute seule, c’est là que je suis confrontée le plus souvent à mes démons. J’ai
besoin d’être entourée, de me noyer dans le bruit ambiant du rig qui ne dort
jamais, dans la moiteur et la sueur des corps, dans l’odeur des chairs et de
plis d’hommes lorsque je rentre à Boston. Des hommes de passage, des hommes que
je consomme, des hommes fast-food, ceux qui ne restent jamais dormir, les coups d’un
soir.
Je n’aime pas le silence.
Ça fait écho
au vide. La vie tourbillonnante sur la plateforme au milieu de l’océan, la
rugosité du climat et le bruit infernal de la machinerie; du rig qui vit, qui
souffle, qui fume nuit et jour comme une énorme bête d’acier mythique. Tout
cela m'apaise.
Un
jour, sur l’ultimatum de mon frère Taher, exaspéré et inquiet de me ramasser
dans des bars louches ou des soirées libertines, j’ai commencé à consulter des
psychologues.
Le premier
psy rencontré était un monsieur sérieux avec des lunettes rondes avec une allure
sévère de prof d'école. Pour le provoquer, je lui ai balancé, dès le premier rendez-vous, des trucs indécents du genre que je
voulais lui sucer la queue. Il a mis fin à notre deuxième séance, il ne voulait
plus me revoir. Ça m’a fait rire, parce que c’était seulement pour rigoler.
Mon grand frère
Taher, découragé, m’a alors sermonnée :
-
Éva, tu n’aimes pas l’équilibre. Tu préfères vivre sur
une corde raide au bord d’un précipice. Tu devrais te faire soigner. Quand
est-ce que tu vas arrêter de voir des inconnus comme ça? Et te fixer dans une
relation stable?
Alors, pour ne pas
décevoir Taher, j’ai pris rendez-vous avec une psychanalyste de renom.
Une femme juive qui avait un petit cabinet au centre-ville. À elle, j’ai tout
raconté parce qu’elle avait le don de faire parler les gens. Je lui ai raconté
toute l’histoire, avec réticence d’abord. Puis au fil des consultations, mon
débit de parole est devenu un long torrent.
Son cabinet
de consultation était très douillet, comme une seconde maison, avec ses meubles
et tableaux, son éclairage tamisé.
La psy sait
écouter. Je pense qu’elle a étudié pour faire parler les gens sans rien dire,
ou presque.
Elle penche
la tête de côté, très pensive et me fixe derrière ses lunettes sévères. Au début,
je m’allongeais sur un divan, à l’horizontale. Je contemplais le plafond au-dessus
de moi ou quand je me retournais vers elle, ses belles jambes galbées dans ses
collants opaques. Il m’arrivait aussi de fixer ses nombreux diplômes accrochés au mur,
qui étaient comme une preuve d’assurance de sa compétence. Elle doit savoir ce
qu’elle fait, me rassurai-je. Si jamais je la laisse entrer dans ma tête, ce ne
sera pas un préjudice.
À notre première
rencontre, la première question de la psy fut:
-
Pourquoi vous êtes là?
-
C’est mon frère qui veut ça, c’est lui qui a pris le
rendez-vous, répondis-je de façon désinvolte en tripotant distraitement les
touches de mon téléphone pour régler des urgences au travail.
-
Dans ce cas, je ne pourrais pas vous aider puisque vous
n’êtes pas impliquée du tout dans le cheminement.
Juste au
moment où elle se levait pour mettre fin à notre première séance qui allait
devenir la dernière, je me rendis compte de ma bourde. Je sabotais une nouvelle
fois tout. Je me rattrapais précipitamment en arborant un air sincère.
-
J’ai besoin de parler à quelqu’un. En fait, j’ai besoin
de vous parler à vous. On m’a dit que vous êtes la meilleure dans tout Boston.
Bien sûr que
j’essayai de l’amadouer.
Reda Rosenberg
eut un moment d’hésitation sur le pas de sa porte. Elle me détailla de ses yeux
noirs intelligents, derrière ses lunettes carrées. Ensuite, elle m’exposa ses
règles.
Ces dernières
étaient : être à l’heure, avertir 24h à l’avance s’il y avait un
contre-temps, son emploi du temps était chargé; surtout pas de téléphone
pendant les séances, l’implication du patient dans la thérapie était primordiale.
Sur ce, elle me donna un formulaire que je signai tout de suite.
Elle me reposa
la question :
-
Pour quelle raison vous consultez, Miss Barry?
Je pris un
grand bol d’air et je mis maladroitement les mots au mal qui me rongeais.
-
Je crois être une dépendante sexuelle. Je crois que
cela a un rapport avec un homme rencontré quand j’étais plus jeune dans mon
pays d’origine. Tout part de là… l’instabilité dans ma vie.
-
Avant de commencer, sachez que je suis celle qui est
habilitée ici à poser des diagnostics sur l’état de mes patients, dit-elle en
me désignant ses diplômes. Je jugerais à la fin de nos séances si vous êtes une
dépendante sexuelle comme vous vous désignez.
Je suis
légèrement sonnée. Sa réponse était franche, un brin condescendant.
-
Okay…
-
La thérapie peut
commencer. Parlez-moi de cet homme,
d’Alexander Nielsen.
C'est alors que jour après
jour, dans son bureau, j’évoquai cette partie de mon adolescence qui me semblait
trouble, floue comme une mauvaise pellicule photo ou un disque rayé. De cette
époque, je ne garde que des bouts d’images, de sons et couleurs,
indistincts.
Puis un jour,
c’était peut-être à la 6ème séance, Dr Rosenberg me demanda sans
préavis :
-
Et Malick?
-
Quoi Malick?
-
Vous l’avez évoqué dans votre narration… il me semble, au
début de votre histoire.
La psy,
docteur Rosenberg, vérifie ses notes dans le carnet où chaque détail est
scrupuleusement annoté.
-
Vous parliez de Xander, mais avant lui, il y avait eu
Malick et cet incident qui a eu lieu 13 ans plus tôt…
Elle remarque
mon trouble et marque quelque chose que je ne peux voir dans son calepin.
-
La thérapie que je fais, concerne Alexander Nielsen, cet
homme qui a pris une partie de moi…, rétorquai-je, un peu agacée qu’elle m’entraîne en dehors de ces eaux.
-
Oui, je sais. Cependant, si j’ai bien compris, vous aviez
aussi vécu un traumatisme antérieur à Xander, je me trompe? Malick, ce garçon
qui avait le béguin pour vous au lycée. Qu’est-il advenu de lui?
Je soupirai, puisqu’il
fallait que j’y réponde.
-
Malick n’a pas eu la carrière de sportif qu’il rêvait
tant. On raconte qu’il s’est blessé lors d’un entraînement au basket, assez
gravement pour ne pas être sélectionné par une équipe professionnelle aux
États-Unis. Je ne sais plus ce qu’il est advenu de lui. Puis honnêtement, je m’en
fiche.
La docteur Rosenberg
est une femme juive très perspicace. Je la trouve rusée derrière ses manières
douces. C’est une teigne qui adore fouiller dans chaque tiroir de la vie de ses
patients. Toutes les fois que je la consulte, voilà un mois, elle gratte un peu
plus ma carapace et me met à nue.
-
Éva, vous vous retenez encore. Avez-vous peur de
replonger dans vos souvenirs? Est-ce là l’origine de vos souffrances?
-
Il y a des portes que je n’ouvre pas, répondis-je réticente.
Je me suis
levée brusquement du fauteuil et j’ai approché la fenêtre de son bureau pour
contempler une partie de Boston sous la pluie.
-
Pourtant, c’est l’exercice que vous faites depuis que
vous me consultez voilà un mois: ouvrir des portes interdites. Vous m’avez raconté votre adolescence, la
séparation de vos parents, surtout la maladie de votre mère, la rencontre avec
Xander et ce qui est arrivé avec lui… C’est un très bon cheminement que vous
avez fait et je comprends que ça a été difficile de livrer vos souvenirs. Mais
pour la suite de la thérapie, je voudrais savoir ce qu’il s’est passé exactement
avec Malick?
Elle regarde
ses notes. Je remarquai le trait gras qu’elle avait souligné sous le nom Malick
Kaba.
-
Que voulez-vous exactement savoir ?
-
Vous avez vaguement évoqué une escapade avec des garçons,
ce qui aurait été à l’origine des rumeurs vous concernant quand vous étiez au
lycée.
J’ai un
douloureux flashback qui me ramène à cette période particulière, de ma dernière
année de lycée.
« Éva est une salope! »
Une main vengeresse avait tracé ces lettres au
rouge dans les toilettes des filles. Un
vulgaire dessin, censé me représenter moi avec un pénis en bouche, illustrait
la phrase. Ce graffiti n’était pas récent. Il était là depuis des mois. Un
autre du même goût se retrouvait dans les toilettes des gars. J’avais essayé de
l’effacer au début mais il était comme tracé à l’encre indélébile. Finalement,
je m’étais habituée à le voir là, me narguer comme une réclame publicitaire.
À bien y penser, ce graffiti doit toujours s’y
trouver. Il a dû s’écailler avec le temps et l’humidité, il doit encore
raconter ma légende, bien malgré moi, bien malgré le temps.
Comment avais je réussi à faire parler de moi dans les corridors, dans
les chaumières, au point de faire lever les yeux d’indignation et de dégoût des
bien-pensants? Des prudes? Des hommes de bonne foi? Comment du jour au
lendemain devenait-on la salope officielle du lycée malgré moi? Malgré tout?
Ma réputation trouve sa genèse dans un seul événement. Un événement qui
a un rapport avec Malick, avec d’autres garçons de son équipe de basket-ball,
et avec Taher, mon frère, qui involontairement fut sans le savoir la cause.
-
Voulez-vous un
café? Me demanda Reda Rosenberg.
J’acquiesçai
et la psy se leva, se dirigea vers sa kitchenette pour préparer deux mugs
fumants.
En italien "escapade" se prononce Scapatella, je notai au passage. C’est beau. Ça évoque
l’aventure.
-
Je pense qu’il est maintenant temps d’ouvrir cette porte
Éva. N’ayez pas peur, me dit doucement Reda Rosenberg.
Je fermai les
yeux et revis le graffiti sur le mur des chiottes du lycée.
Tremblante
d’émotion, je portais avec peine la tasse de café à mes lèvres. Dehors, une brume flottait dans l’air du
matin. J’eus l’impression accablante que c’était la même brume qui m’enveloppait. Je me
remémorais soudain de tout.