Une rencontre salvatrice - Chapitre 4
Write by Li@m
Alors que les frères Ōladele quittaient
l'hôtel de ville de New York où ils avaient tenu une séance de travail avec le
maire en personne, Mayòwa, toujours soucieux de préserver une apparence
impeccable, ajusta ses lunettes noires qui le protégeaient, tant du reflet
éblouissant du soleil sur la vitre de sa voiture que du regard perçant de son
ainé, Rotimi. Il affichait un air un peu ennuyé.
-
Quels sont tes projets
pour le week-end ? interrogea Rotimi, cherchant à distraire son frère de ses
pensées moroses. Le président de la Chambre de Commerce donne un gala de
charité à Cotonou, et père nous y convie.
-
J’ai également reçu
son invitation, répondit Mayòwa prudemment après un instant de réflexion. Je crains
toutefois de ne pouvoir m’y rendre. Comme tu le sais, mon week-end est déjà promis.
-
Ah oui, comment ai-je
pu oublier ! Ton week-end de débauche, n’est-ce pas ! Ce fameux
week-end où toi et tes copains de beuverie redéfinissez le sens même du mot décadence.
-
Pas de sermon, s’il te
plaît. Celui de père fut amplement suffisant.
-
Il t’a fait des
remontrances ? s'étonna Rotimi. Je le croyais pourtant habitué depuis le
temps.
-
Tu connais la rengaine,
lança Mayòwa d'un ton monocorde, adoptant une posture droite, solennelle, tout
en levant un doigt réprobateur : « À 34 ans bientôt, tu commences à te faire
vieux. Il est grand temps pour toi de surmonter ton échec sentimental passé
pour envisager sérieusement le mariage, trouver une fille de bonne famille,
digne de perpétrer la lignée des Ōladele », récita-t-il d'une
voix grave, imitant à la perfection les inflexions et la gestuelle guindée de
leur père.
Il laissa ensuite retomber son
bras avec un soupir exaspéré :
-
Voilà le sermon auquel j'ai eu droit. Comme si
j'avais besoin qu'on me rappelle mon âge et mon célibat à tout bout de champ.
-
Une ‟ fille de bonne
famille” ! souligna Rotimi, un poil moqueur. Je me demande si père n’a pas
une idée derrière la tête.
Mayòwa esquissa un sourire.
-
Je ne pense pas. Il
m’a toutefois fait entendre que je ne risquais pas de trouver ce joyau parmi
mes actuelles fréquentations.
-
Très drôle ! répliqua l’aîné
des deux frères avec ironie.
Mayòwa haussa les épaules.
-
Bien qu’habituellement
je sois le premier à prôner les vertus de l’optimisme, je ne souhaite plus
vraiment me risquer à ce type d’engagement. Pas après ce que j’ai vécu avec Morayò.
Pour l’instant, je préfère me divertir.
-
Je comprends ta
réticence, concéda Rotimi d’un air compatissant. Cependant, père n’a pas tout à
fait tort, tu sais !
-
Crois-tu ? Je ne
conçois pas le mariage comme une course effrénée. Et puis… Où est
l'urgence, dis-moi ? À moins que l'horloge biologique ne soit soudain devenue
l'affaire de tous, hommes comme femmes, dit-il avec un sourire en coin.
-
Tu es vraiment doué
pour les propos décalés. Es-tu parvenu à convaincre père ?
-
Bien sûr que non. Il
persiste à dire que je gâche mes plus belles années en vaines amourettes. Je
suppose qu’il t’a exercé les mêmes pressions pour que tu épouses Bòla ?
-
Pas vraiment, railla
Rotimi. J’ai toujours eu plus de chance que toi en amour. Et puis avec Bòla,
les choses se sont faites naturellement. C’était une évidence.
Le regard de Mayòwa se fit rêveur un
instant. Il fixa ensuite sa montre d’un air impatient avant de répondre à son
frangin.
-
Père souhaite sans
doute que je suive ton exemple, admit-il. Mais la vérité est que je n’apprécie guère
qu’on me force la main, et je refuse de me laisser dicter mon rythme de
vie par des conventions sociales désuètes. De plus, je ne suis
pas encore prêt à perdre à ce point le contrôle de mon être, ni pour une femme
aussi bienveillante que mère Theresa ou aussi belle que Freema Agyeman !
Rotimi leva les yeux au ciel, amusé
devant tant de vanité de la part de son petit frère. Mais il sentait aussi
derrière ses plaisanteries un certain malaise.
-
Pour changer de sujet,
où en es-tu avec cette propriété que tu souhaitais acquérir près de ton
cottage ?
Le visage de Mayòwa s’embruma aussitôt.
-
J’en suis toujours au
point mort. Le vieil homme qui la possédait a repoussé toutes mes offres.
Maintenant qu’il est décédé, il l'a léguée à son neveu, un certain Daniel Gray.
-
Et dès que ce neveu a
su que tu convoitais la maison, il a vu en elle une opportunité financière, je
suppose…
-
Je ne l’ai jamais
rencontré, répliqua Mayòwa d’un ton calme. J'ai seulement appris son décès il y
a un an environ. Selon la rumeur dans le voisinage, la maison aurait échue à sa
veuve. Mais celle-ci n'aurait nullement l'intention d'y habiter ou de la
vendre. La maison porterait un sens affectif pour elle.
-
Que comptes-tu faire à
présent ? interrogea Rotimi.
-
Je l’ignore pour le
moment, mais je finirai bien par trouver, ajouta Mayòwa avec un sourire cynique.
-
Je connais bien ce
sourire, dit son frère. N’oublie pas que c’est une veuve, et qu’il serait grossier
de l'effaroucher pour la contraindre à vendre.
Mayòwa consulta à nouveau sa montre. Il
semblait attendre un visiteur.
-
Je n'ai aucun désir
d'effaroucher qui que ce soit, répondit-il finalement. J'ai même été très poli
au téléphone.
-
L’as-tu appelée ?
-
Non, c'est elle qui
m'a contacté, le lendemain de mon retour de France, prétextant avoir trouvé un
chat qu’elle pensait m’appartenir dans son grenier.
-
Tu as été amical,
j’imagine… un moyen de la persuader de céder, en fin de course.
-
J’ai été courtois.
Mais je n’ai pas cherché à la charmer, si c’est ce que tu insinues. Je souhaite
seulement que cette femme considère ma proposition et libère les lieux au plus
vite
-
La petite fête que tu
projettes ce week-end pourrait bien lui donner à réfléchir, commenta Rotimi.
Quand elle aura vu comment tu accueilles tes charmants convives, elle ne
songera probablement plus qu’à conclure un accord.
-
Je compte même
l’inviter, déclara Mayòwa, souriant de manière espiègle. J’invite toujours mes
voisins.
-
Ils ne viennent
jamais, je suppose… Mais cela suffit sans doute à les empêcher d’appeler la
police pour tapage nocturne.
Les yeux de Mayòwa pétillaient à
travers ses lunettes noires.
-
Je n’y ai jamais
réfléchi, à vrai dire… Mais je suppose que c’est effectivement le cas, finit-il
par admettre.
-
Comment risque-t-elle
d’interpréter cela ?
-
Si je me souciais de
tels détails, jamais je ne mènerais à bien la moindre affaire, répliqua Mayòwa
avec détachement. Je n’y ai plus mis le pied depuis que le vieil homme m’a
envoyé paître pour la millième fois, il y a trois ans de cela. Mais qui
sait ? Comme tu l’as dit, peut-être qu’après ce week-end, notre nouvelle
propriétaire se montrera-t-elle plus ouverte à la négociation.
Un homme, grand, tout de noir vêtu de
noir jusqu’à ses lunettes de soleil, s'avança vers eux. Dès que Mayòwa le vit,
une soudaine contrariété renfrogna son visage.
-
Messieurs, dit l'homme
en leur serrant la main l’un après l’autre.
-
Excuse-nous un
instant, dit Mayòwa à Rotimi en s'éloignant de quelques pas avec son mystérieux
visiteur.
-
Veuillez excuser mon
retard, dit ce dernier. J’avais…
-
Quelles sont les
nouvelles ? interrogea Mayòwa, coupant court aux explications de l’homme.
-
J’ai retrouvé la
femme, répondit-il d’une voix grave.
-
Déjà ?
s’étonna-t-il alors que sa figure s’éclairait sous l’effet de cette
information.
Son interlocuteur lui tendit une
enveloppe.
-
J’espère que vous ne
m’en voudrez pas, mais j’ai fait mieux que la retrouver.
-
Je t’en aurais voulu
seulement si tu avais fait moins, rétorqua-t-il avec un sourire en coin.
-
Les détails de mes
découvertes sont dans cette enveloppe. Si vous le souhaitez, je pourrais fouil…
-
Non, merci. Tu as fait
du bon travail, Wilton. J’y jetterai un œil plus tard. Le reste, je m’en occupe
moi-même.
Après s'être serré la main, ils se
séparèrent. Rotimi interpella son jeune frère à son retour :
-
Alors, tu m’informes ?
Cet homme est bien un enquêteur, n'est-ce pas ? Que mijotes-tu encore ?
-
Oui, c’est bien un
privé, mais n’ai aucune crainte. Cette fois c'est pour une noble cause. J'ai
peut-être trouvé le précieux joyau de père.
-
Ne disais-tu pas, tout
à l'heure, n’avoir nulle envie de soumettre ton cœur aux vifs transports de
l’amour ?
-
Pas pour le
moment ! précisa Mayòwa avec humour.
-
On dirait que les
histoires de mariage et de paternité ne te font pas si horreur que cela
finalement, commenta son frère.
-
Toujours, crois-moi…
Mais celle-ci est une véritable énigme, et tu sais mieux que quiconque mon
attrait pour les sujets complexes.
-
De toute façon,
puisque tu devras tôt ou tard t’y résoudre, autant que ce soit maintenant.
-
Merci pour le conseil
! Mais en attendant ce grand jour, si tu me le permets cher frère, je compte
bien profiter de l'absence bienheureuse d'épouse et d'enfants dans ma vie. Et
je ne manquerai pas de savourer chaque instant.
Les deux frères se séparèrent en riant,
chacun prenant sa voiture. Rotimi se dirigea vers son triplex, idéalement situé
à proximité de Central Park, avec une vue imprenable sur l'East River. Mayòwa
quant à lui rejoignit sa mini-villa située dans le vieux quartier résidentiel
de Llewellyn Park, à West Orange. Pour
lui, c’était toujours un pur bonheur de pénétrer dans cette oasis, située dans
l’État du New Jersey, à une vingtaine de kilomètres seulement de Manhattan. Ce
berceau du raffinement d'une autre époque était bien plus qu'un simple lieu de
résidence. Mayòwa le considérait comme son refuge, son petit coin de paradis
loin du bouillonnement de la vie urbaine.
Nichées au cœur d'une nature
verdoyante, les vieilles bâtisses victoriennes de Llewellyn Park lui offraient
sécurité et contrôle, sentiment de maîtrise sur un monde imprédictible. Des arbres
centenaires aux essences variées formaient une canopée protectrice qui
garantissait aux habitants fraîcheur et intimité. Mayòwa aimait surtout
savourer l'odeur boisée émanant des feuilles en décomposition, mêlée à la
fragrance estivale des hortensias.
Cela faisait maintenant cinq ans que,
profitant d’une rare opportunité, il avait fait l’acquisition de ce cottage
anglais perché au milieu d'un magnifique jardin. Juste à côté, dans l'angle
sud, se trouvait la propriété rebattue qu'il
désirait acheter, un splendide spécimen néo-tudor défiguré par le manque
d'entretien. Aussitôt installé, il avait été séduit par l’architecture de la
maison et avait décidé de l’ajouter à ses actifs. Son esprit visionnaire
l'imaginait déjà la rénovant et la ramenant à sa gloire d'antan.
Cependant, malgré l’offre généreuse
qu’il avait formulée, il s’était heurté au refus catégorique du vieux
propriétaire, un contempteur de tout ce qui touche au progrès. Malgré tout, il
restait persuadé de finir tôt ou tard par obtenir gain de cause.
***
Mayòwa gara sa voiture sur le sentier
étroit menant à la propriété en ruines de sa voisine. Un sentiment étrange
l’envahit à la vue de sa décrépitude. Les murs écaillés et les fenêtres brisées
semblaient pleurer l’abandon dont souffrait la maison. Mais souhaitant faire
son invitation en personne, il décida de continuer.
Arrivé devant la propriété, le jeune
homme monta les marches tremblantes du perron. Le marteau de cuivre usé
suspendu près de la porte accrocha un instant son regard. La couche de
vert-de-gris qui recouvrait le métal témoignait bien du passage implacable du
temps. Mayòwa ajusta son blazer gris décontracté, puis observa une pause
d’hésitation avant de frapper la porte.
En la cognant, il sentit des particules
de saleté se déposer sur sa main, comme un douloureux symptôme de l’état
pitoyable de la maison. Loin de le rebuter, ce détail renforça son désir de la
posséder. Quelques secondes s'écoulèrent puis la porte s'ouvrit doucement,
dévoilant une femme d'âge mûr vêtue négligemment. La veuve ! supposa-t-il.
Celle-ci l’accueillit, le sourire aux
yeux. Mais son expression trahissait tant de lassitude que Mayòwa s’efforça de
masquer la gêne que lui inspirait l'aspect triste de la maison. Aussi,
décida-t-il de reléguer au second plan son projet d’acquisition, tentant de
concilier ambition pragmatique et accents de compassion :
-
Bonjour madame, dit-il
d’un ton aimable. Je suis votre voisin le plus proche.
Le visage de la femme s’éclaira
aussitôt.
-
Bien sûr,
répondit-elle avec un large sourire.
-
J'organise une petite
fête chez moi ce samedi. C’est une tradition célébrée chaque année et je serais
honoré de votre présence. Nous dînons habituellement vers 20h, mais vous pouvez
venir prendre l’apéritif dès 18h.
La voisine sembla touchée :
-
Quelle amabilité !
s'empressa-t-elle de répondre… Entrez, entrez, je vous en prie. Je suis Joe, la
gouvernante d'Ifē. C'est très gentil de nous inviter.
Mayòwa entra et jeta un coup d'œil
autour de lui. Le hall carrelé dans lequel il se trouvait ainsi que les deux
pièces attenantes qu'il pouvait apercevoir révélaient un mobilier usé. Son cœur
se serra de culpabilité en repensant à son intention première, puis sa
convoitise se mua en honte devant la gentillesse de cette femme.
-
Je suis honorée de
faire enfin votre connaissance, continua Joe avec déférence. J’ai si souvent
entendu parler de vous dans le voisinage !
Pendant qu'ils échangeaient des
banalités à propos de la fête à venir, la femme parut soudain préoccupée. Elle
baissa la voix et confia à son visiteur, d’un air embarrassé :
-
Vous semblez croire que
cette demeure est la mienne, mais ce n’est pas le cas. Je ne fais que la garder
pour…
À ce moment-là, Mayòwa n’écoutait plus.
Un propos de son interlocutrice lui revint brusquement à l’esprit. Les yeux
écarquillés, il dit :
-
La
gouvernante de ? Vous disiez bien
travailler pour… Ifē ? Est-ce mademoiselle Balogun, la nouvelle
propriétaire de cette maison ?
Ses jambes chancelèrent lorsqu’il
réalisa l’ironie de la situation.
-
C’est cela, oui...
L’avez-vous déjà rencontrée ? demanda Joe, perplexe.
Sur ce, elle se tourna pour crier
par-dessus son épaule :
-
Ifē… Vous avez un
visiteur.
-
J’arrive Joe, dans un
instant…
En entendant la voix de la jeune femme,
Mayòwa reconnut aussitôt son timbre.
-
Ifē… murmura-t-il en
la voyant apparaître, à la fois stupéfait et inquiet.
Joe le présenta comme le propriétaire
de la belle demeure adjacente.
Les yeux de Mayòwa se fixèrent sur Ifē
qui, à son tour, sembla non loin de s’écrouler en le voyant. Sa démarche
incertaine et son visage désemparé trahissaient sa confusion. Attendait-elle ce
moment ? Le redoutait-elle ? Reprenant ses esprits, elle avança vers
lui, un sourire timide aux lèvres. Bien qu’elle ait gardé de leur première
rencontre un agréable souvenir, sa réserve naturelle reprit le dessus et au
tout dernier moment, elle feignit de ne pas le reconnaître.
-
Bonjour monsieur
Ōlade... Enfin, nous nous rencontrons. Miss Joe m'a tant parlé de vous que j'en
étais venue à croire que vous étiez de bons amis. Imaginez ma surprise
lorsqu'elle avoua ne vous avoir jamais rencontré.
Le choc de revoir Ifē en ce lieu laissait
Mayòwa désarçonné. Cette dernière avait surgi dans le hall, souriant
amicalement en lui tendant la main. Il répondit à son salut, mais non sans
hésitation.
-
Êtes-vous venu pour le
chat ? Joe m’en a parlé, dit-elle sans se départir de son calme.
Mayòwa demeurait toujours interdit. Il
lui semblait qu’Ifē parlait d’un chat, mais il ne parvenait pas à comprendre de
quoi il s’agissait réellement. Son esprit en déroute cherchait désespérément à
ajuster les informations qui se contredisaient dans son esprit avec une
étonnante désinvolture. La veuve éplorée qu'il imaginait était donc en réalité
Ifēlēwa Balogun, sa charmante voisine de l’avion. Ce nouvel élément venait
complexifier à l’extrême la concrétisation de ses projets. En effet, son désir
initial d'acquérir la propriété se trouvait désormais aux prises avec son
intérêt grandissant pour Ifē, la véritable héritière.
-
Voyons Ifē, il ne
s’appelle pas Ōlade mais Ōladele, précisa Joe d’une voix pressante.
Confuse, la jeune femme fronça les
sourcils :
-
Pardonnez ma méprise,
monsieur… Je n’ai pas voulu être impolie, dit-elle d’un ton neutre.
-
Je vous en prie.
Puisque nous sommes voisins, appelez-moi Ayò.
Ifē le considéra un court instant,
avant d’oser ajouter :
-
Je n’habite pas
vraiment ici, mais… D’accord, si vous le souhaitez.
Mayòwa l’observait sans mot dire. Elle
se comportait comme s’il était un inconnu. Il se demandait alors si son numéro
de charme lors de leur première rencontre avait été si nul pour qu’elle ait pu
l’oublier aussi vite. Si la conduite réservée d’Ifē l’égarait, il réalisa
néanmoins qu’il devait rapidement réévaluer sa stratégie. Cette réflexion
suffit à lui remettre les idées en place.
Il se trouvait face à la nécessité de
rectifier la situation sans heurter la sensibilité d’Ifē, ni compromettre leur
relation future. Mais comment faire cela ? Bien que basé sur une confusion
regrettable, son plan de départ était déjà en marche. Pouvait-il annuler
l’invitation qu’il venait lui-même à peine de lancer ? Ce serait bien
indélicat que d’agir ainsi, se dit-il. Ah ! Si Rotimi pouvait le voir
en cet instant, il se moquerait bien de lui, songea-t-il.
Souhaitant prendre un peu plus de
risque, comme lui avait conseillé Adenikē, Ifē sortit de son silence puis
dit :
-
Vous semblez
différent.
Toutefois, elle n’alla pas plus loin,
craignant d’avoir exprimé le fond de sa pensée trop clairement. Face au sourcil
levé de Mayòwa, elle comprit que l’art de feindre était d’une pratique
difficile et qu’elle manquait nettement d’entraînement. Alors, elle voulut
rectifier son propos :
-
Ce que je voulais
dire, c’est que vous n’êtes pas tel que je vous imaginais.
Faisant preuve d’audace, elle
poursuivit :
-
D’après ce que j’ai
entendu, vous êtes une personne fort éveillée, dotée d’un subtil discernement.
Pourtant, depuis que vous êtes là, ce qui vous définit le mieux est votre
manque de lucidité récurrent. Seriez-vous intimidé par ma présence ?
Mayòwa, déconcerté, ne réagit pas. Il
s’éloigna en direction de la sortie puis, à quelques pas de la porte, se
retourna :
-
J’étais venu exprimer
une invitation à la réception que j’organise en mon domicile ce week-end. Mais
après réflexion, je me permets de suggérer que vous décliniez cette
proposition.
-
Et pourquoi une telle
suggestion ? questionna Ifē, intriguée par ces paroles.
Mayòwa répondit d'un ton mesuré,
insufflant un air de sincérité dans ses mots.
-
Je ne suis pas certain
que vous trouviez une distraction quelconque parmi la multitude d’inconnus qui
y sera. Enfin, c'est du moins ce que je présume.
Ifē demeura muette un court instant
avant de prononcer calmement :
-
Dans ce cas, je m’en
remets volontiers à votre jugement.
*
* *
LE
LENDEMAIN
Ifē et Adenikē se retrouvèrent en fin
d’après-midi dans le paisible Hudson River Park. Un vent léger caressait
tendrement leurs visages, tandis que le murmure apaisant du fleuve remplissait
l'air de sa mélodie sereine. Les deux jeunes femmes s'installèrent sur un banc,
se laissant envelopper par la douceur de l'air automnal et le parfum des
marronniers roses qui venait de fleurir. Ifē hésita brièvement, puis se tourna
vers Adenikē :
-
J’ai fait la rencontre
fortuite de Mayòwa hier, à Llewellyn Park.
En entendant ce prénom, le regard
d’Adenikē s’illumina, brillant d’intérêt.
-
Humm, raconte-moi…
Ifē lui décrivit avec précision cette
curieuse rencontre, Joe présentant Mayòwa comme le propriétaire de la demeure
voisine.
-
J’étais interdite,
confessa-t-elle. Mais je n’aurais su dire si c'était l’effet de la confusion
due à la situation, ou quelque chose de plus profond provoqué par sa présence
inattendue. Alors par pudeur, j'ai fait comme si je ne le connaissais pas.
Adenikē sourit :
-
Plutôt malicieux de ta
part ! Mais tu as agi comme il sied, n’aie aucune inquiétude.
Ifē réfléchit un instant, regardant les
feuilles mortes virevolter autour d’elles. Puis, relevant les yeux vers son
amie, elle reprit :
-
À vrai dire, j’ai été
un peu contrariée par ce mouvement de timidité. Une part de moi aurait voulu se
montrer sincère, reconnaître que son souvenir était demeuré précieux au fond de
mon cœur. Mais la peur me tenaillait.
Adenikē nota le frisson presque
imperceptible dans sa voix. Elle serra affectueusement sa main dans la sienne.
-
C’est normal, tu sais.
Mais si je puis formuler une suggestion : ne prends conseil que de ton
intuition. Elle est plutôt fiable en général ! Si elle te dit que cet
homme pourrait apporter de la joie dans ta vie, alors écoute-la, ne le fuis
pas. La vie n’offre qu’un nombre limité de telles chances. Et s’il te faut un
peu d’aide pour le cerner, tu sais que tu pourras toujours compter sur moi.
Ifē hocha la tête pensivement
-
Tu as sans doute
raison. La prochaine fois que nous nous croiserons, je lui parlerai d’une voix
vraie.
Elle se blottit contre l’épaule
d’Adenikē qui lui sourit, heureuse de la voir retrouver confiance en elle.
-
Un jour, tu feras une
maman exceptionnelle, dit Ifē, reconnaissante pour les conseils toujours avisés
de son amie. Une vraie mère poule ! ajouta-t-elle pour la taquiner.
-
Alors-là, c’est
officiel ! Mes enfants, si j’en ai un jour, me détesteront…
Les deux femmes éclatèrent de rire.
*
* *
SAMEDI,
DANS LA SOIRÉE
Au bord de la piscine, Mayòwa discutait
avec une charmante blonde répondant au doux prénom de Love, quand son meilleur
ami, Yaram, l'interpella, une pointe d’hystérie dans la voix :
-
Eh, Ayò... Viens voir
un peu ça ! dit-il avec son léger accent wolof.
Intrigué, Mayòwa se dirigea calmement
vers l'entrée. Il mit sa main en visière pour mieux distinguer de quoi il était
question. Son cœur manqua un battement lorsqu’il reconnut Ifē, escortée par Joe
et une autre femme.
-
Qui sont ces
ravissantes créatures qui viennent vers nous ? demanda Yaram avec
incrédulité.
À cet instant, la plus âgée d’entre
elles agita la main : « Hello, monsieur Ōladele ! ». Ifē
également fit un petit geste timide de la main.
-
Ifē chérie, as-tu
bien été invitée par cet homme ? Je veux dire… En es-tu certaine ?
demanda Adenikē en se penchant vers elle, les sourcils froncés.
Bien qu’heureux de la revoir, Mayòwa
fut submergé par le désordre de son esprit. Alors qu’il sentait son pouls
s’emballer, il s’avança vers ces invitées qu’il n’attendait point.
-
Je constate que vous
avez fait fi de ma suggestion, murmura-t-il avec appréhension, le regard braqué
sur Ifē.
Le calme apparent de cette dernière
détonait avec ses propres émois. Si la voir éveillait en lui une tendresse
oubliée, toujours était-il qu’il n'avait pas préparé les mots justes pour
expliquer les raisons réelles l'ayant poussé à les inviter au départ. Mayòwa
était conscient que les choses pourraient vite se compliquer s’il ne prenait
pas la mesure de la situation. Leur première rencontre avait peut-être créé une
connexion entre eux, l'atmosphère inconvenante de cette soirée pourrait
vraiment offusquer Ifē.
La jeune femme se tenait devant lui,
gracieuse dans sa robe blanche. Son regard,
d’abord timoré, se fit plus franc :
-
Eh bien,
commença-t-elle d’une voie un peu tremblante, toute la gloire revient à Joe. À
force de l’entendre louanger votre grande amabilité pour nous avoir invitées,
j’ai fini par céder. Elle tenait tant à faire une apparition, rapport de bon
voisinage, je suppose. J'ai craint de lui causer de la peine en refusant de
l’accompagner.
Tous deux étaient près l'un de l'autre,
l'air vibrant d'une tension délicate. Mayòwa percevait l’odeur de l’eau de
toilette d’Ifē, un mélange subtil de fleurs et de notes boisées qui enveloppait
ses sens et faisait battre son cœur à tout rompre. Tandis qu’il se laissait
bercer par cette fragrance, Joe, toujours très loquace, le rappela brusquement
à la réalité :
-
Vous ne connaissez pas
encore miss Adenikē, M. Ōladele. Miss Adenikē est la meilleure amie de...
-
Oui… dit aussitôt Ifē
pour reprendre cette présentation en main. Adenikē est mon amie la plus chère.
Elle veille sur moi depuis tant d'années maintenant que nous sommes devenues
sœurs.
La franchise dans sa voix lorsqu'elle
parlait de son amie accentuèrent sa faute aux yeux de Mayòwa. Il se sentait
indigne de partager, ne serait-ce qu'un instant, la présence raffinée de ces
deux âmes liées par une amitié vraie. Néanmoins, il se tourna vers Adenikē,
tentant de reprendre le contrôle de la situation avec une bonne dose de
charme :
-
Enchanté de faire
votre connaissance, dit-il, sourire aux lèvres. Même si ma rencontre avec votre
‟sœur” est toute récente, je peux déjà voir la profonde affection qui vous lie.
Alors qu'il saluait poliment Adenikē,
il ne put s'empêcher de mesurer à quel point la complicité qui les unissait,
Ifē et elle, lui faisait défaut. Même avec ses amis les plus proches, il
n'avait jamais éprouvé une telle confiance, une telle intimité reposant sur la
vérité des cœurs plutôt que sur le superficiel.
-
Tout le plaisir est pour
moi, répondit Adenikē. Ifē m’a dit le plus grand bien de vous.
-
Humm, murmura-t-il en
reportant son regard pénétrant sur cette dernière. Jusqu’à cet instant, je
n’étais pas sûr que vous vous souveniez de moi.
Ifē sourit en baissant les yeux. Une
honte sourde s'empara de Mayòwa en contemplant sa simplicité, sa dignité
paisible, qui révélait combien elle était étrangère aux transports de son âme.
Les habitués de sa cour semblaient grotesques, mesquins, en comparaison de
cette douce présence qui venait troubler sa fête avec ses exigences de
sincérité.
Ifē s’exprimait d’une voix calme, les
paroles s'échappant de ses lèvres comme des notes enchantées. Mais Mayòwa ne
prêtait qu'une oreille distraite à ses mots. Son attention était fixée sur les
moindres détails de son visage. Il était charmé par la courbe de ses sourcils,
les étincelles dansant dans ses yeux et la légèreté de son sourire.
-
Alors... lança Joe à
cet instant-là, allons-nous rester ici ou allez-vous vous décider enfin à nous
inviter à entrer ?
-
Non ! s’exclamèrent en
même temps Mayòwa et Ifē.
D’un geste nerveux, il prit les mains
d’Ifē. Le cœur battant, il s'approcha d'elle, partagé entre le désir de se
justifier et la conviction qu'aucune excuse ne saurait être assez humble pour
effacer l’affront qu’il leur ferait en les laissant pénétrer dans la maison. Comment expliquer cela avec tact ?
se demanda-t-il. Dans l'attente patiente des yeux d'Ifē, il mesura l'étendue de
l’erreur que représentait dès le départ cette invitation, pivot de cette
rencontre inattendue et pourtant inéluctable.
-
Voyez-vous, il se
trouve que...
Mayòwa n’alla pas au bout de son propos
quand il réalisa que les deux femmes qui accompagnaient Ifē n’étaient plus là.
Celles-ci avaient été invitées à entrer par Yaram, afin de les laisser libres
de discuter. Quelques instants plus tard, Adenikē surgit en courant de depuis
l'intérieur, choquée de ce qu’elle venait d’y voir.
-
Ifē, il faut que nous
partions d’ici immédiatement, déclara-t-elle en tentant de contrôler son
indignation. Je dirais même qu’il faut quitter ce voisinage malsain sans délai,
parce que si ce sont tes voisins que j’ai vus là, ils...
-
Ces gens sont mes
invités, coupa Mayòwa avec une maladroite brusquerie. Aucun d’eux n’habite ici.
À cet instant, il se souvint que
l’objectif même de cette invitation était de heurter la veuve héritière pour la
pousser à reconsidérer sa décision de ne pas vendre sa propriété. Alors,
pourquoi semblait-il déçu du résultat ?
-
Il est temps de
partir, Ifē ! murmura cette fois-ci Joe, en les rejoignant. Cet endroit n’est
pas fait pour vous.
Une ambiance maussade s’installa
aussitôt, et Ifē se tourna lentement vers Mayòwa.
-
Pourquoi nous
avez-vous invitées à cette fête ? interrogea-t-elle calmement.
À sa grande consternation, Mayòwa
sentit le rouge lui monter aux yeux. Il aurait mille fois préféré des insultes
ou des reproches à cette attitude tranquille qui lui mettait les nerfs à vifs.
Le regard d’Ifē le fixait, mais son expression était suprêmement impassible.
Cela le contrariait au plus haut point, lui qui excellait habituellement à
anticiper les réactions et motivations des gens. Face à Ifē, là, en cet
instant, il lui était difficile de discerner ses véritables sentiments :
peine, courroux, désenchantement… ? Alors lui, qui se faisait un devoir de
tenir tête à quiconque sans ciller, dut se résoudre à détourner les yeux,
préférant garder le silence.
-
Aucune importance,
dit-elle du même ton calme. Il est temps pour nous de prendre congé.
Sans s’émouvoir, elle tourna les talons
et allait partir quand il la retint :
-
Veuillez m’excuser
pour… cette proposition déplacée, dit-il, pour la première fois dépourvu de son
aplomb habituel. Aussitôt lancée, j’ai essayé de l’annuler l’autre jour en
suggérant, aussi civilement que je le pouvais, que vous ne veniez pas.
Mayòwa fixait Ifē dans les yeux,
souhaitant lui montrer sa sincérité. Mais Adenikē de son côté le considérait
avec méfiance et une hostilité manifeste. Le jeune homme dû déployer son habileté
sociale pour tenter d’apaiser la situation :
-
Je ne mérite pas votre
indulgence, ni celle de votre sœur, admit-il en s’adressant à Ifē. Pourtant,
votre présence soulève en moi un désir d'honnêteté.
Ifē ne répondant toujours pas, il
continua, sa voix se faisant plus humble.
-
Peut-être ne suis-je
pas encore digne de votre confiance. Je discerne cependant en votre regard une
force bien plus grande qui me pousse à essayer de la mériter.
Sur la défensive, Adenikē
intervint :
-
Votre geste était
assurément inapproprié. Vous conviendrez que ni Ifē ni nous ne sommes disposées
à accepter vos excuses. Lorsque vous daignerez lui accorder, ne serait-ce que
le tiers du respect dont nous l’entourons, peut-être alors sera-t-elle plus
encline à avoir cette conversation.
Mayòwa garda la tête haute, même s’il
comprenait la justesse de sa remarque.
-
Votre méfiance à mon
égard est fort légitime, dit-il. Je ne puis que renouveler mes excuses en
voyant dans votre estime pour votre amie, tout l’éclat qui manque encore à la
mienne.
Son honnêteté spontanée sembla désarmer
Adenikē. Mais son côté exagérément protecteur envers Ifē l’engageait à se
montrer inflexible :
-
Personnellement, je
n’ai que faire de vos flatteries, rétorqua-t-elle avec une ardeur douce. Seul
votre véritable intérêt pour le bien-être de mon amie saura me toucher.
Ifē les observait en silence. Une ombre
de tristesse avait voilé ses grands yeux. Sentant la nécessité de s’exprimer,
elle murmura d’une voix toujours sereine, mais chargée d’émotions :
-
Si vous désirez réellement
montrer votre sincérité, je ne peux que vous enjoindre d'entamer un véritable
examen de conscience. Plongez en vous-même et observez ce que votre intérêt
pour moi peut engendrer de plus noble en vous. Car sans actes concrets, vos
paroles ne demeurent qu'une suite de sons dénués de substance.
Sur ces mots, elle fit un léger signe
de tête, signifiant qu'elle en avait fini. Elle se retourna, suivie de près par
ses amies, puis s'éloigna, déterminée à préserver son propre bien-être et sa
dignité.
Mayòwa les regardait s’en aller,
pétrifié, tourmenté. Il sentait la véracité des paroles d’Ifē l'atteindre au
plus profond de lui-même. Elle ne lui offrait ni jugement ni pitié, se
contentant juste de lui montrer un chemin vers la sincérité. Il sentit la
colère monter en lui, en imaginant ce que ces dames avaient dû voir dans la
maison. Il en voulait à Yaram qu’il considérait en partie responsable de cette
confusion. Mais surtout, c’est contre lui-même qu’il était le plus remonté de
n’avoir pas su mieux gérer la situation.
En se remémorant les
dernières paroles d’Ifē, il la sentit disposée à lui pardonner. C’était à lui
maintenant d’agir pour se montrer digne d’elle.
Après une courte méditation, il décida de ne pas retourner auprès de ses
invités. Il s'éloigna de la maison, sans regarder en arrière, se répétant
intérieurement que cette maudite ‟tradition” n’avait que trop duré, et qu’il
était désormais temps de grandir. Lorsqu’il atteignit sa voiture, il démarra et
sortit en marche arrière dans la rue, faisant gicler tout le gravier de
l’allée.