XXV

Write by Les petits papiers de M

Ma Caro

J’aperçois partiellement le jardin dans lequel Alban a été enterré depuis le lit surélevé où je suis couchée depuis maintenant un mois. J’ai tout le temps de repenser à ma vie, mes choix, mes erreurs. Et conduire ainsi mon mari à la mort était certainement la pire de toutes. Je vais bientôt le rejoindre. Je le ressens profondément. Et je suis triste de partir ainsi sans pouvoir davantage exprimer mes regrets à mes enfants.

Même s’ils continuent de venir me rendre visite, je suis totalement consciente que c’est par obligation ou par charité. Je suis leur mère. A ma mort il ne faudrait pas qu’ils aient sur la conscience de m’avoir laissée mourir. Déjà que mon état actuel est en partie leur faute.

Après cette terrible soirée chez Romain, ils m’avaient ramenée manu militari ici. J’avais été rejointe quelques temps plus tard par Bella qui disait n’avoir nulle part où aller. Je crois que sa présence a accru la colère de mes fils. Jusqu’au bout j’ai pensé qu’elle était la bonne pour Romain. Quelle erreur ! Je ne le vois que trop tard. J’espère qu’ils auront la force d’aller au-delà de toutes les embûches que nous avons semées dans leur mariage. Bella n’est jamais restée à la maison. Jamais elle ne s’est préoccupée de moi comme le faisait Philo quand je vivais près d’eux. Si c’était le cas, ce n’est pas plusieurs heures après mon AVC qu’on m’aurait retrouvée et conduite à l’hôpital. Aujourd’hui il ne reste que mon vieux corps alité dans ce lit et mes pensées et regrets que je ne peux partager avec personne.

Mes fils m’ont tourné le dos quand après m’avoir harcelée et acculée je leur ai dit que Philo leur avait dit la vérité au sujet du décès de leur père. Mon soulagement de me libérer de ce secret a été de courte durée. J’espérais qu’ils me comprendraient. J’ai eu beau leur expliquer mon erreur, ma jalousie, le quiproquo autour du testament, en vain. Mais je comprends, c’est leur père. Mon regard se perd vers la pierre tombale d’Alban, la seule vue qu’il me reste de l’extérieur.

Mes pensées sont interrompues par l’arrivée de Philo pour mon déjeuner. Je la regarde intensément alors que j’ouvre la bouche pour prendre la soupe qu’elle m’a préparée. J’ai essayé en vain de lui dire mes regrets. Seulement des larmes sont sorties en résultat des efforts que j’ai fait pour lui parler. Ce jour-là, elle m’avait pris la main en me murmurant qu’elle avait compris et me pardonnait.

Comment ai-je pu me laisser aveugler toutes ces années par mon désir de voir Romain épouser une camerounaise ou encore lui en vouloir de connaître mon secret ? C’est la seule qui vient trois fois par jour en dépit de la présence de Bella et de l’infirmière et prend le temps de s’occuper de moi. Mes fils passent cinq minutes le soir en rentrant chez eux et leurs femmes quand leur boulot et leurs enfants le permettent. Je n’ai plus qu’un désir. Partir au plus tôt.

 

Bella

Quand 4 heures sonnent à mon réveil, c’est avec grand regret que je quitte mon lit. Je ne m’étais plus jamais levée aussi tôt depuis mon arrivée au Bénin. Mais maintenant je n’ai plus le choix. Il le faut pour survivre. Ce n’est pas la vieille pie de ma Caro qui va sortir ses sous pour me nourrir. L’impolie de domestique que ses enfants lui ont trouvé ne me laisse même pas entrer dans la cuisine à l’intérieur de la maison. Et de toute façon, elle se meurt dans son lit à l’étage. Raison de plus pour que je travaille deux fois plus dur parce que je suis consciente qu’une fois qu’elle sera morte je serai jetée d’ici avec moins d’égards qu’une serpillère. Lorsque Romain vient ici, ses yeux me traversent exactement comme si je n’étais pas là. La seule fois où j’avais tenté de lui adresser la parole, le regard qu’il m’a lancé m’a dissuadé de m’y réessayer. Quant à Philo, je m’arrange pour ne pas la croiser. Aux dernières nouvelles, ils sont toujours mariés. Ce n’est que moi qui ai tout perdu. Mon ancien propriétaire m’avait laissé finir le mois dans sa maison. Mais entre mon chômage et tout cet argent que j’avais perdu, je ne pouvais plus honorer mon loyer. J’ai bien essayé les maisons des bas quartiers, mais toilettes traditionnelles et cours communes étaient trop dures à supporter pour moi après tout le luxe que j’avais connu. J’étais donc revenue m’imposer chez ma Caro. Après tout, elle est à l’origine de tous mes malheurs.

Je me suis empressée de rejoindre la cuisine extérieure et d’y allumer le feu de bois. Depuis quelques mois maintenant, je vends à manger dans l’école primaire du quartier. Je fais du atassi avec spaghetti, poisson, œuf ou saucisse. Je ne gagne pas encore grand-chose, mais ça reste mieux que le chômage ou les jobs de domestique. Ces derniers sont de toute façon difficiles à trouver avec la plastique que j’ai. Et je n’ai pas envie de gérer l’éternelle phobie des femmes de se faire piquer leur mari. Quelques rares clients m’appellent encore pour les masser. J’espère que ça prendra de ce côté-là parce que vraiment, le travail du feu de bois est dur. En quelques minutes, j’ai les yeux rouges et piquants et je transpire à grosses gouttes tant il fait chaud pendant que je remue le contenu de ma grosse marmite. En tout cas, si côté massage, ça ne prend pas, je pourrai toujours ouvrir un restaurant une fois que j’aurai davantage de moyens.

Aujourd’hui c’est mercredi, donc aussitôt après la récréation, je remballe mes affaires et rentre chez moi. Les après-midi, je fais frire des ignames et des beignets à côté de la bibliothèque où les enfants viennent faire leurs activités pédagogiques. Je suis installée devant mon feu en train de retirer les ignames de l’huile chaude quand je vois un véhicule se garer en face et klaxonner. Ce n’est pas pour être impolie, mais je suis seule devant mon étal et ne peux donc le laisser pour aller taper la causette à quelqu’un qui n’a visiblement pas les mêmes problèmes que moi. Finalement, le propriétaire coupe son moteur et s’avance vers moi. Je souris en reconnaissant Leroy. Je ne lui connaissais pas cette voiture. Ça fait plusieurs semaines déjà qu’il s’arrête régulièrement ici pour me faire la recette. La première fois, il n’en revenait pas que ce soit moi lorsqu’il s’était arrêté pour demander son chemin.

J’étais trop occupée pour bavarder ce jour-là. Il avait donc attendu quelques minutes avant de partir en me laissant sa carte pour que je le rappelle. Je pensais le faire en rentrant, mais la fatigue avait eu raison de moi. Alors, il était repassé quelques jours plus tard. Je lui avais exposé ma situation. Il m’avait d’emblée proposer de me prendre chez lui en attendant de me trouver du boulot. Mais j’avais refusé. Je ne voulais pas de problèmes. Pour le moment, je me contentais de lui livrer son déjeuner suivant ses commandes ou alors, il venait acheter chez moi les après-midi. C’était assez drôle de voir un si bel homme se garer avec une grosse voiture juste pour mes beignets. Très vite, nous sommes même devenus amis et il lui arrivait lorsqu’il avait le temps de m’aider à ramener mes affaires à la maison le soir.

 

Philo

Je regarde Romain et j’ai vraiment de la peine pour lui. En révélant le secret de sa mère, je voulais lui rendre la monnaie de sa pièce parce que j’étais en colère. Mais j’étais aussi convaincue qu’elle le nierait jusqu’à sa mort. J’ignore pourquoi elle leur a finalement tout raconté.

Ils lui en ont tellement voulu qu’ils lui ont tourné le dos. Même durant sa maladie, ils faisaient le strict minimum : payer ses soins et passer lui rendre visite. Mais toute la complicité et l’affection avaient disparu. Et ils n’ont pas eu le temps de se remettre avant qu’elle ne parte. Elle était avec Romain. En s’efforçant de parler, elle n’avait pu dire qu’un mot : pardon. Et depuis, toute cette histoire le minait. Lui, plus que ses frères parce qu’il avait été toute sa vie son chouchou. En ouvrant son testament, nous avons découvert qu’elle voulait des funérailles sobres et désirait être enterrée près de son mari. Elle avait réparti ses biens entre ses petits-fils et à ma grande surprise m’avait léguée son impressionnante collection de bijoux et pagnes de valeur. Je me demande à quel moment elle avait pu inclure cette clause. Jusqu’au bout, elle aura été pleine de surprises.

Ses funérailles n’ont pas traîné. Une semaine plus tard, tout était fait. Sans bruit, sans tapage, sans fête. Malgré mon insistance, ses fils ont décidé de chasser Bella de la maison. Elle n’a pas eu de réaction particulière à cette annonce. Nous n’avions pas quitté la maison qu’une voiture de luxe se garait quelques heures plus tard pour la récupérer. Je ne sais toujours pas ce qu’elle est devenue. Nous ne nous sommes plus jamais parlé. Quant à mon mariage, je ne saurais trop dire ce qu’il en est. Me donner ses parts a été un coup dur pour Romain. J’ignorais qu’il s’était à ce point attaché à cet endroit, à ce monde. Je ne les ai pas encore vendues à Rachelle comme elle le souhaite mais elle en est désormais totalement responsable. Romain a la formelle interdiction d’y mettre le pied. J’ai rebaptisé le restaurant et je m’en occupe désormais. J’essaye de le comprendre pour voir dans quelle mesure le laisser vivre sa passion de la nuit. Si je n’y arrive pas il devra définitivement choisir entre nous. Cette histoire m’a beaucoup appris sur moi-même et mon couple. Nous réapprenons à nous connaitre et à discuter de cette part de lui qu’il m’a dissimulé si longtemps.

Fin.

Histoires de famille