14 - Yacine
Ecrit par ACLIRL
Réactualiser. C'est le mot d'ordre qui m'anime depuis les 10 dernières minutes. Il reste quelques minutes encore avant la publication des résultats du bac. Pourtant, têtue comme je suis, j'actualise la page chargée depuis un bon moment maintenant.
- Ne nous les casse pas Yass. Tu l'as ton putain de bac et tu le sais très bien ! me dit Martin.
Je lance un regard assassin à mon frère. Quelle animosité. J'ai oublié de vous dire : lorsque mon frère gagne, on en prend plein la gueule les jours suivants. C'est marrant au début mais ensuite ça devient un vrai calvaire. Ses chevilles enflent comme l'oncle Vernon.
- Martin ! ! Bo ma maytouwul dina dam sey laaf !*
Je souris lorsque ma mère menace mon frère. En m'inclinant lentement je lui tire la langue et lui lance des doigts discrètement. Malgré tout il ne dit plus un mot. En effet, lorsque maman menace sérieusement cela se sent. C'est en woloff.
Réactualiser. Je continue sur ma lancée et suis le mot d'ordre. Martin a probablement raison. Cependant il ne connait aucunement la raison de la pression qui me domine. Elle ne vient non pas d'un quelconque doute par rapport à l'obtention de mon bac. Elle concerne la première phase de ma sortie. Ma sortie de cette misère. Je veux enfin la confirmation que mes années lycées n'ont pas été un échec. Je veux être sûre que cette année n'aura pas été celle des déceptions. Plus que tout, je veux enfin tourner la page de ma vie où cette dernière s'est acharnée sur moi.
La maison est silencieuse. Ma mère semble légèrement tendue. Martin attend patiemment à mes côtés, blasé. Je réactualise.
Admise Mention Bien.
Je suis en route pour chercher les résultats. Personne ne m'accompagne et ce n'est pas plus mal. Même si j'ai des doutes à propos des bourses offertes, mon projet de m'en aller pour l'Amérique ne quitte pas mon esprit. En y réfléchissant je me demande "Qu'est-ce qui me retient?". Maman s'occupera à merveille de Martin et mon absence sera sans influence voire bénéfique. Je serai une charge en moins à supporter et réussir dans mon domaine ne pourra être que bénéfique pour ma famille. C'est ça. Ma décision est benef pour tout le monde.
Dommage que papa ne soit pas là pour observer mon évolution. Pendant toute mon enfance, son discours était toujours le même : son bonheur était la réussite de ses enfants. Ce qui est d'ailleurs assez commun chez les parents. Les parents ordinaires aiment ces conversations dans lesquelles le sujet des enfants s'introduit. C'est le meilleur moyen de venter leurs diplômes, de les mesurer aux gosses du voisin. Mais papa n'était pas comme ça. Il répétait qu'il s'en voudrait terriblement si nous ne parvenions pas à avoir un avenir nous offrant des conditions plus agréables que la sienne. Un père dont la vie s'illuminait à la vue d'un bonheur qui n'était pas le sien, mais qu'il vivait à la vue de nos sourires. Voilà le genre de père il était. Et voilà qu'aujourd'hui, quelques mois après sa disparition, je me mets à parler de lui au passé. C'est tout de même curieux. Je n'aurai jamais imaginé qu'il puisse nous laisser comme ça. Jamais. Les personnes que nous croyions les plus proches de nous peuvent s'avérer être celles qui nous ressemblent le moins. 'Merci, papa. Maintenant je sais au moins ça".
Avant de m'en rendre compte, je suis presque arrivée au lycée. Mon portable vibre et je crains le pire. Aucun nom ne s'affiche. Juste des chiffres. Je me sens revenir en arrière et d'un coup, c'est comme si j'étais à nouveau dans mon lit. La nuit fut rude. Je n'ai pas parlé à Tchad et me suis dis que si j'oubliais, peut-être cela sera comme si ma gaffe d'hier soir ne s'était jamais produite. Soyons réaliste, je reçois toujours des messages et si je ne réponds pas Tchad pensera qu'il y a un malaise. Ce qui est vrai, mais qu'il ne doit pas savoir pour autant.
Je m'assure d'enregistrer le nom de Tchad au numéro d'hier et clique enfin sur le message que j'ai reçu.
Inconnu: Quelle fière allure ! J'imagine qu'une mention accompagne ton baccalauréat ? Ma démarche était quand même plus... casual, et quand les gens me voyaient, ils savaient.
Au lieu de répondre, je lève la tête et le cherche des yeux. Parce que là, je sais que je n'ai pas à vérifier. Il n'y a qu'Ed pour s'exprimer d'une telle manière. Il est si incorrigible ! Ma tête pivotante ne trouve pas le regard qui hante mes nuits. C'est alors qu'une main se saisie de la mienne. Une main rugueuse. Une main dont je connais la texture. Une main qui m'a saisie dans les moments les plus horribles, sans pour autant n'apporter aucun réconfort conséquent. J'enlève ma main de celle que je reconnais si bien, celle de Thomas.
Je ne m'en vais pas en courant. Je me tourne, le regarde. C'est fou ce qu'il a pu changer en si peu de temps. Il porte une barbe naissante. Pas aussi élégante que celle d'Ed. Ses cheveux tombent sur son front et assombrissent son visage. Sa vue me rend triste. Où serions-nous sans ses erreurs? Aurions-nous tenu ? Et jusqu'à quand ?
Je lui souris et lui balance les mots que l'on dit aux personnes qui ne nous intéressent pas, mais auprès desquelles il faut rester la tête haute. "Salut, ça fait un moment" je lui lance. "Ouai en effet". Il répond doucement. Ma réaction lorsqu'il m'a tenu la main l'a probablement fait comprendre que ce genre d'actions n'avait sa place avec moi. S'il veut jouer aux amoureux, qu'il le fasse avec celle qui se rhabillait à côté de lui la dernière fois que je l'ai vu. Le silence perdure entre nous deux. L'un attendant que l'autre se manifeste. Mais je n'ai rien à lui dire. Pendant notre échange muet, des anciennes filles de notre classe s'approchent de nous et viennent nous aborder. Je me laisse aller à la conversation et Thomas de dirige vers d'autres élèves que je ne connaissais que de vue. Je l'observe de loin leur sourire et échanger des mots avec eux comme si notre malaise n'avait jamais eu lieu.
Mon portable vibre et le souvenir d'Ed me revient. Je m'empresse d'ouvrir le nouveau message qu'il m'a envoyé : dis moi que c'était le mec du téléphone. Dis-le.
Je répond que oui et lève la tête. Je reprend ma recherche et remarque au passage que Thomas s'est volatilisé : bon débarras. Quelques secondes plus tard j'envisage d'appeler Ed. Je n'en ai plus besoin. Parce que là tout de suite, je sens ses lèvres chaudes se presser contre ma tempe et lorsque je regarde Ed se poster devant moi, je souris. Comment fait il cela? Être tellement marrant, actif et tendre parfois, au moment adéquat ? Sa chaleur m'a manquée. Tout chez lui me manque lorsqu'il n'est pas là.
Il saisit mon téléphone et me dit "Plus besoin de ça. Je suis là ". Il jette un regard autour de lui, cherchant je ne sais quoi. De plus en plus de personnes s'amassent. On ne peut déterminer qui a cherché sa collante de qui ne l'a pas fait.
Comme si ses mots étaient normaux Ed, me lance de manière décontractée : "Bon, alors ? On va le récupérer ce bout de papier ?". Je répète "On?". Pendant une fraction de seconde, il s'apprête à faire sa moue irrésistible, mais se ravise et vient plus près de moi. Ma respiration accélère. La dernière fois que nous avons été aussi proches, l'atmosphère était super tendue. Je commence à reculer, mais Ed saisi mes épaules et m'entoure d'un bras sans manquer de me traîner dans le lycée. Les gens qui nous observent doivent probablement se dire quels bons amis nous devons être vu notre posture. Sur notre passage se retournent des visages familiers. Je lance des sourires polis et lance de brefs saluts pendant qu'Ed resserre son étreinte. Est-ce de peur de me voir m'engager dans une conversation avec un autre? Si c'est le cas, je peux être flattée. Je ne manque pas de remarquer que certaines anciennes connaissances me toisent à la vue d'Ed. J'aperçois même au loin, Natacha, retoucher sa coiffure et lancer de discrets regards à Ed. Les mêmes sbires qui la suivent habituellement sont à ses côtés. J'ai passé plusieurs années aux côtés de ces filles sans jamais les considérer.
Lorsque nous nous approchons d'elles, je glisse précautionneusement ma main derrière le dos de celui qu'elles penseront être mon petit ami. Je vois le rictus habituel de mon présumé petit ami s'afficher et je sais déjà qu'il a compris le petit manège. Il ne fait pas de remarque pour autant.
Nous avançons. Il me dit se souvenir comme il était heureux de finir le lycée. C'est assez compréhensible. Rien ne va me manquer ici. Rien ne me retient.
J'ai enfin récupéré mes résultats. Ed et moi nous dirigeons vers la sortie et je termine de lui énumérer mes notes quand une question me frappe. Je ne marche plus lorsque je lui demande "Comment es-tu venu?". Il me répond nonchalamment : "Disons que je connais quelqu'un qui connaît quelqu'un...". Voyant mon manque de réaction il me répond franchement. "Bon ok. J'ai demandé à Gilda qui a demandé à Martin qui lui a dit à quel moment je devrai... on s'en fou nan?"
Je souris à sa dernière interrogation.
Bien que j’avais en tête de venir toute seule de base, la compagnie d'Ed m'est très agréable. Je suis contente qu'il ait pensé à moi de cette manière. Dans le sens "Et si j'allais voir Yacine pour lui faire plaisir?". Peu importe si nous ne sommes qu'amis mais le voir comme ça devant moi, celui qui occupe mes pensées, si attentionné, beau, doux, me donne envie de le câliner. Je me lance dans ses bras. Sans penser à la collante qui est toujours dans mes mains. D'abord inactif, je pense qu'il ne veut pas de mon geste affectif. Peut-être y suis-je allé trop fort ? Il me repousse en douceur. Il prend la collante entre mes mains et le câlin qu'il me fait est bien moins brusque que celui que j'avais entamé. Nous restons quelques secondes comme ça. J'hume l'odeur qui émane de son corps. Toutes les filles qui ont été aussi proches de lui ont dû souffrir de cette proximité autant qu'elles l'ont appréciée. S'attacher à Ed procure une sensation dont je fais encore la découverte. Mais pourtant, il se pourrait qu'en essayant de me détacher de lui, une part de moi décide de le suivre. Une part qui alors ne m'appartiendrai plus, une part dont il serait maître.
Mon visage est plongé dans son cou. Il écrase sa joue contre ma tempe et je sens sa respiration. Il change de position et sa respiration s'achève désormais contre ma joue. Il se détache de moi petit à petit pour mettre fin à mon étreinte.
J'ai envie qu'elle continue. Dans ses bras, c'est comme si seul cet endroit était réel. Un endroit où je sens des sensations que rien d'autre n'est en mesure de me procurer. Comme si le monde réel s’effaçait et que, le temps d'une étreinte, je pouvais retrouver tout ce que j’ai toujours cherché sans jamais le savoir.
Nous nous faisons face. Ed casse le silence : "Si c'est ma récompense pour être venu te rejoindre, qu'est-ce que j'obtiens si je te raccompagne?".
Il observe mes lèvres et sa langue passe sur les siennes, s'y attardant une fraction de seconde. Je sens sa main descendre le long de mon dos et trouver la courbe du creux de mes reins. "Raccompagne moi et tu sauras", je lui réponds, les yeux fixant ses lèvres de manière plus flagrante encore que la sienne.
Il arc un sourcil. Je suis aussi surprise que lui par l'excès de confiance qui m'anime subitement. Je me réserve de montrer mon étonnement. Est-ce réellement sorti de ma bouche ?! Son regard arpente derrière moi. J'ignore l'ombre qui traverse l'émeraude de ses pupilles et profite de son moment de distraction pour faire ce dont j'ai envie : à savoir, glisser mes mains sur ses avant-bras musclés. Comme si la conversation d'hier n'avait jamais eu lieu, je m'offre le plaisir de réduire la proximité entre nous deux.
Son regard plonge dans le mien. "Laisse-moi te rendre service veux-tu ?" , me dis Ed. Il fait référence à notre première entrevue. Je me souviens comme il insistait pour que je lui rembourse les "dettes" que j'avais envers lui. En vrai, cela n'a jamais été pénible. Maintenant que nous nous connaissons, ce problème ne se pose plus. "Si ça peut te rendre heureux..." je réponds. Il ne lui en faut pas plus pour qu'il vienne apporter sa main, qui ne reposait pas sur le bas de mon dos, derrière ma nuque. Voilà l’appui qu'il trouve et mon nez et le sien se frôlent désormais. "Joue le jeu", sont les trois derniers mots qu'il balance avant de presser ses lèvres contre les miennes, douces et chaudes. Elles ne sont pas comme je les avais rêvées. Elles surpassent l'entendement. Notre baiser se prolonge et reste décent. Ses lèvres manient les miennes avec expérience. Il sait exactement comment s'y prendre et me faire craquer. La sensation qui s'installait dans mon ventre renaît de pleins feux. La sensation de ses mains sur moi ne fait qu’intensifier les choses. Soudain, mes vêtements sont de trop. J'étouffe dans mon top. Le désir grandissant d'Ed ne fait qu'empirer la situation.
Il me relâche et nous reprenons notre souffle. Pendant que je me remets de mon émotion, je recherche à quel moment mes mains se sont glissées autour de son cou. Je repose ma tête contre son épaule et comprend. Je vois la mine, déçue, triste, répugnée de mon ex. Me voyant l'observer, il presse le pas et c'est à peine s'il manque de bousculer les personnes en travers de son chemin. Comme si l'atmosphère était trop lourde ici. Il me regrette. Cela s'est vu sur son visage. Est-ce réciproque? Absolument pas.
"Me rendre service, hein?" je dis à Ed, retirant mes mains de son corps. Maintenant que nous sommes à une distance respectable l'un de l'autre, je parviens à avoir les idées claires de nouveau. "Juste un service, agréable certes, mais un service", dit-il un arrogant sourire lui collant au visage. Son téléphone vibre. Il lève les yeux au ciel, se mord la lèvre inférieure et souffle une injure. Lorsqu'il sort son portable nos yeux se dirigent immédiatement vers son écran (bah quoi ? J'ai le droit d'être curieuse, non?). Je pense d'abord que c'est un appel, mais c'est en réalité un réveil. Il ne peut donc pas me raccompagner. Ce n'est pas plus mal d'ailleurs. Je n'aurais pas été apte à entretenir une conversation après ce qui vient de se passer. Tel que je me connais, je vais réinterpréter cette scène des milliers de fois, en analyser les détails, tenter de me rappeler comme c'était de sentir ses lèvres contre les miennes...
« Je dois y aller, se prononce-t-il. On se capte par texto ». Il commence à se diriger vers la sortie, je l'interpelle alors.
"Je te dois encore un repas pour ça nan?" Je questionne, les yeux amusés. Cette fois, le repas ne serai pas le même : pas de tenue de sport, pas de transpiration.
"Nan, bien sûr que nan. Tu ne m'en dois pas une", lance-t-il en marchant à reculons me faisant face.
Il s'arrête, revient sur ses pas, se rapproche de moi et pose ses mains sur ma taille tout en douceur. Il prend le temps de me parler entre plusieurs baisers sur ma joue, chacun d'entre eux toujours plus proches de ma bouche. "Tu.me.dois. un service". Le dernier baiser qu'il pose est à l'endroit habituel, au coin de ma bouche. Je tressaille de plaisir et d'excitation. Il s'en va. Et je l'observe s'en aller, le temps de m'assurer que mes jambes fonctionnent encore.
J'ai envie de lui rendre "un service" plus que jamais. J'espère que le réveil n'était pas son signal pour rendre "un service" à quelqu'un d'autre.
Je me dirige vers la sortie et réalise que ma journée commence plutôt bien. Je souris à la pensée qui me traverse l'esprit : Thomas, la bande de bimbos me voient sous un autre jour désormais. La facette sous laquelle ils me voient - heureuse - est une facette susceptible de se faire une place dans ma vie. Plus que jamais, j'ai suivi le mot d'ordre que je m'étais donné en début de matinée : Ré-ac-tu-a-li-ser.
***