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Ecrit par lpbk
Zoé venait à peine de valider sa période d’essai quand elle rendit
visite à Vincent à Shanghai. Elle avait averti Chen Xi qu’elle restait deux
semaines sur place. Malgré de nombreuses promesses, les quatre colocataires ne
s’étaient pas revues depuis leur dernière soirée à Édimbourg. Aucune d’elle
n’avait trouvé le temps de voyager à l’autre bout de la Terre à la recherche
d’une époque perdue. Il y avait bien eu Ellen à quelques kilomètres de Paris
avec qui Zoé avait bu un verre quand l’Irlandaise fit un passage éclair dans la
capitale. Mais ce ne fut pas la même chose, pas la même ambiance, pas le même
lieu, pas le même esprit. La colocation ne devrait rester qu’un agréable souvenir
comme un amour de jeunesse dont on se rappellerait avec tendresse les baisers
d’antan, mais qu’on ne tenterait pas de raviver. Malgré tout, Zoé s’imaginait
mal séjourner quinze jours à Shanghai sans même revoir Chen Xi, ne serait-ce
qu’en souvenir de leurs nombreux fous rires ?
Chen Xi lui avait promis d’être son guide touristique pendant son
trajet. Zoé déclina gentiment son offre, persuadée que Vincent lui ferait
découvrir le pays. D’ailleurs, se reposant encore une fois sur son copain, elle
s’était très peu renseignée sur la Chine. Son voyage se résumerait donc à
suivre Vincent comme son ombre, comme elle l’avait toujours fait.
Zoé avait échappé de justesse au climat glacial du mois de
février. Fin mars, les températures étaient bien plus clémentes et lui
laissaient le loisir de flâner dans le jardin Yuyuan, de lézarder sur l’un des
ponts du célèbre jardin tout en contemplant de nombreux poissons frétiller dans
les lacs parsemés de quelques fleurs de lotus. Vincent et elle déambulèrent main
dans la main sur le Bund et tentèrent de se cacher des quelques paparazzis
indésirables qui souhaitaient emprisonner dans leurs appareils de curieux
personnages.
Vincent vivait dans un luxueux appartement au quatorzième étage
d’un bâtiment près de Nanjing Road qui surplombait la ville. Le soir, il
l’emmena dîner dans un restaurant dans le quartier de la concession française
où ils croisèrent des connaissances expatriées également de Vincent. Un groupe
d’Allemands avec qui le jeune homme passait le plus clair de son temps à en
juger par leurs places prédominantes sur les photos de Vincent. Zoé n’avait pas
retenu tous leurs noms, mais elle se souvient particulièrement d’Hilde. La
femme dont elle apercevait la main effleurer régulièrement le bras de son
copain et qui n’avait pas l’air si enthousiaste de la voir dans le coin. Après
quelques banalités échangées, chacun avait vaqué à ses occupations.
Zoé avait passé le plus clair de son temps à tourner en rond dans
l’appartement de Vincent comme emprisonné dans une cage dorée. Le jeune homme
croulait sous une montagne de boulot. Il faisait l’usage de gros mots pour
accentuer l’urgence de sa mission. Sans intervention de sa part, l’humanité
disparaîtrait sûrement. Il se levait tôt, rentrait tard laissant Zoé seule,
dans cet immense duplex.
Le troisième jour, Zoé entreprit de faire un peu de ménage. Elle
faisait la poussière dans les rangements quand elle découvrit des vêtements de
femme. Elle manqua de chuter du tabouret sur lequel elle tenait en équilibre.
Elle marmonna pendant des heures, puis construit une multitude de scénarios
pour expliquer ces vêtements et les protections hygiéniques qu’elle avait
débusqués après une inspection minutieuse des lieux.
Elle était assise dans le canapé quand Vincent rentra. Elle avait
déposé à ses pieds sa trouvaille.
— C’est quoi ?
— Quoi ?
Elle ramassa un premier pull et lui agita devant la figure.
— Ça, putain, c’est un pull de meuf non ?
Il regarda attentivement.
— Mais c’est un pull de Joanne ? Ma cousine, elle m’a aidée à
m’installer.
Il prit une veste au sol.
— Et ça aussi ! Attends c’est quoi ton délire, tu fouilles
dans mes affaires maintenant ? Tu crois quoi là ?
— J’sais pas, je suis tombée dessus et ça m’a rendu dingue.
C’est vraiment à Joanne ?
— Chérie, je bosse tout le temps, tu penses que je pourrais
aller voir ailleurs ?
— Non…
Il prit sa tête entre ses deux mains et la couvrit de
baisers.
— C’est pas bon pour toi de rester enfermée. Sors ! Retrouve
ton pote d’Écosse, sinon tu vas devenir folle dans cet appart.
— Ouais t’as raison.
Zoé passa donc plusieurs jours en compagnie de Chen Xi. Cette
dernière avait insisté pour qu’elle se rende à Pékin pour visiter la Grande
Muraille.
— C’est criminel, tu ne peux pas venir en Chine sans aller à
Pékin, c’est pas possible.
Vincent était encore accablé de travail et Zoé refusait de
gaspiller ses deux semaines de vacances, enfermée, seule, à attendre le retour
de son prince, en haut de sa tour. Elle céda et partit donc quatre jours
visiter la capitale. Elle avait adoré Pékin, bien plus que Shanghai, mais le
silence de Vincent l’avait attristée et lui avait quelque peu gâché le voyage.
Une nuit, où elle ne trouvât pas le sommeil, elle avait relu ses messages. Elle
découvrit avec effroi que depuis des mois elle était la seule à engager des conversations
et qu’il ne répondait à ses questions que par de simples phrases bateau.
À son retour sur Shanghai, en soirée, elle eut une envie pressante
et se rendit aux toilettes. La lunette de celles-ci était baissée. Elle se
souvint du nombre incalculable de fois où Adjoua avait hurlé sur Vincent ; il
n’abaissait jamais cette foutue lunette. Zoé doutait que Vincent ait fini par
intégrer cette attention à son égard après tant d’années.
— Il y a quelqu’un qui est venu à l’appart ? lui avait-elle
demandé innocemment.
— Euh… non personne !
— T’as même pas fait un apéro ?
— Zoé, j’ai trop de boulot pour ces conneries.
— Alors, je comprends pas pourquoi la lunette des toilettes
était baissée.
— Tu deviens complètement parano, je pensais vraiment que ce
petit séjour à Pékin te ferait du bien.
— T’as changé, tes messages… il n’y a rien qui va, balbutia Zoé.
— Je t’assure que tout va bien. J’ai juste beaucoup de boulot
c’est pour ça que je ne t’écris pas non plus des romans, et la lunette t’es
sérieuse ? C’est peut-être toi qui as zappé de la baisser avant de partir tout
simplement.
— Tu me mens Vincent…
— Mais non, crois-moi chérie.
Vincent tenta de la prendre dans ses bras, mais elle se
dégagea.
— Tu sais quoi ? On va appeler Joanne pour savoir si ce pull
est vraiment à elle.
— Mais arrête t’es complètement folle ! Je vais pas te
laisser déranger Joanne à cause de ta parano. Je te trompe pas ma
chérie !
Les yeux de Zoé commencèrent à s’emplir de larmes. Elle le sentait
qu’il la manipulait, qu’il essayait de la faire douter, mais son intuition lui
hurlait qu’elle partageait son amour avec une autre.
— C’est Hilde n’est-ce pas ?
Elle avait lâché ce nom sans grande conviction, mais c’est comme
si elle l’avait su, dès l’instant où elle l’avait rencontrée à la concession
française. Dès qu’elle avait perçu ses longs doigts fins, courir sur son
avant-bras.
La figure Vincent se décomposa.
— Zoé, je te jure que non, il n’y a que toi !
— File-moi ton téléphone.
— Je… je… non… Zoé… Écoute
— Je veux juste la vérité Vincent, tu me la dois.
— C’est arrivé que deux ou trois fois…. je…
Les jambes de Zoé vacillèrent et ne la portèrent plus. Elle croula
sous le poids de ce chagrin d’amour qui la déchirait de part et d’autre. La
trahison la mit à genoux. Les premières secondes, elle fut incapable d’émettre
le moindre son. Elle tapa vigoureusement du poing au sol et ne put retenir le
torrent de larmes qui s’abattit sur le parquet impeccablement ciré. Enfin, elle
hurla, elle hurla à s’en arracher les poumons. Vincent ne bougea pas, il
semblait ne plus respirer de peur qu’un simple soupir ne lui donne envie de
l’achever. Ils restèrent là plusieurs minutes.
— Je… je te déteste… bredouilla enfin Zoé. Comment t’as pu me
faire ça à moi ? À moi Vincent ?
Des bouffées de haine lui échauffaient de la pointe de ses
oreilles jusqu’au bout de ces orteils. Elle voulait le cogner si fort qu’il en
perdrait connaissance. Elle voulait qu’il souffre autant qu’il la faisait
souffrir.
— Zoé je te jure que ça ne compte pas.
Il s’avança vers elle.
— Menteur ! vociféra-t-elle.
Il recula de deux pas.
— Je te jure que…
— Il y a ses pulls ! Ses tampons ! Et tu veux me faire croire
qu’elle ne vit pas avec toi ? Ça se trouve tu lui passes même tes clés connard !
— Je… je suis désolé.
— Mais quelle pauvre conne ! Tu t’es bien foutu de ma gueule.
Mais non je te jure, il n’y a que toi gnagnagna… tu crois que j’ai le
temps pour ces conneries… gnagnagna… Mon cul, t’as le temps pour en baiser une
autre.
Il s’approcha de nouveau vers elle et tenta de la relever.
— Dégage connard ! Ne me touche pas !
— Zo…
— J’veux plus te voir.
Elle essuya ses larmes et d’un revers de main retira l’excédent de
morve que rejetait son nez.
— Zoé…
— C’est fini Vincent, ça j’peux pas.
Elle ramassa le reste de ses affaires à la hâte et disparut. Elle
erra quelques minutes sur Nanjing rôdent. L’agitation et les lumières de la
ville qui hurlaient la maintenaient en vie. Au bout d’une marche sans fin, elle
appela enfin Chen Xi qui la récupéra, désabusée, sur le boulevard. Zoé avait le
regard dans le vide. Elle avait la sensation que tout souffle d’espoir quittait
son corps. Jamais, elle n’avait eu aussi mal.
Zoé ferma les yeux un instant, la douleur qu’elle éprouvait, ce
soir d’avril à Shanghai, était encore vive, mais rien de comparable à ce
qu’elle ressentit lorsque Vincent l’embrassa sous le perron de la salle de
réception. L’intensité de ce baiser coupait sa respiration, accélérait son
rythme cardiaque et dressait ses poils sur les bras. Vincent était son opium et
elle n’en était toujours pas sevrée.