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Ecrit par lpbk
— Zoé, tu as attendu jusqu’à ton amie d’enfance a eu le temps
de se marier, de divorcer et de prendre un nouveau mari. Et toi, tu es encore
assise à attendre seulement, lui avait lancé sa mère après avoir appris la
nouvelle du second mariage de Linda.
Zoé le savait depuis quelques semaines déjà, mais elle avait
préféré ne pas l’ébruiter pour justement éviter ce genre de scène. Inutile !
L’annonce du second mariage de Linda était sur toutes les lèvres au quartier.
Seule une séquestration de sa mère pendant des jours entiers aurait pu empêcher
que cet événement n’arrive à ses oreilles.
Sa mère ruminait. Elle marmonnait quand Zoé s’approchait d’elle.
Elle aurait fait la candidate parfaite d’une émission de télé-réalité « Qui
veut épouser ma fille ? ». Certains soirs, Zoé l’imaginait revenir avec du riz,
du plantain et un homme emballé dans un paquet cadeau ; n’importe lequel pourvu
qu’il soit capable d’emporter cette vieille fille qui traînait dans ses pattes.
Lasse des multiples assauts de sa mère, Zoé s’était réfugiée chez
sa cousine Ruby à qui elle avait longuement expliqué la pression qu’elle
subissait. De toutes, elle était celle qui pouvait la comprendre le
mieux.
— Tu sais ma belle, ne fais pas la même erreur que moi, lui
confia Ruby une éponge à la main, frottant une marmite dans l’évier.
— Ruby, je suis tellement fa -ti-guée, là je ne te raconte
que la moitié de ce qu’elle me fait. Je te jure ! Parfois, j’ai qu’une envie
c’est de ramasser le premier venu pour qu’on me foute la paix.
— C’est ce que j’ai fait, regarde où j’en suis. Coincée avec
un sale type.
Ruby frotta davantage le fond de la marmite brûlé. Cette tache-là
au moins, elle pouvait s’en débarrasser.
— Pourquoi tu ne pars pas ?
— Ma belle, j’ai deux enfants avec lui et ce n’est pas tout
le temps l’enfer hein. Quand il n’a pas bu, ça va. Je m’attends à Dieu, je prie
pour qu’il change son cœur. Nous, les femmes on doit être fortes.
— Pourquoi on doit être forte ? On n’est pas obligée d’être
forte.
Ruby émit un rictus comme si la réponse à sa question était
évidente. Elle posa l’éponge et se tourna vers Zoé.
— Ma chérie, tu n’as pas fini d’endurer la pression. Tu la
vis depuis toute petite et elle te poursuivra jusqu’à la tombe. On te dit de te
comporter comme une vraie fille, d’être douce, de savoir tenir une maison, de
cuisiner. On veut que tu te maries jeune. Tu crois que quand c’est bon, c’est
terminé ? Foutaise, on te parle du premier enfant, puis du deuxième. Si quelque
chose ne fonctionne pas dans ton foyer on te jettera la pierre. Il faut que tu
sois belle, que tu sois une femme parfaite. Et si tu as le malheur de manquer à
ton devoir, ton mari peut aller voir ailleurs. On doit être fortes parce que
nous sommes toujours le problème, et ce depuis que la mère de toutes a croqué
la pomme.
— Ce n’est pas une raison de rester Ruby.
— Je sais, mais qui me dit que ce ne sera pas pire
dehors ?
— Et qui te dit que ça ne sera pas meilleur ?
— Écoute, tout ce que je te demande ma belle c’est de prendre
ton temps. Ne fais pas la même bêtise que moi parce qu’ensuite tu te
retrouveras piégée. Si tu ne fais pas face à la pression aujourd’hui tu y
céderas toujours et tu passeras à côté de ta vie. Tu m’entends ?
— Ouais, mais j’en ai tellement marre.
— Alors, quitte là !
— Quoi ?!
— Part de chez toi !
— Mais Maman… t’es folle… elle ne voudra jamais.
— Hum, elle finira par comprendre ! Même elle, je suis sûre
qu’elle en a marre de voir tes fesses de vieille fille se promener dans sa
maison, pouffa-t-elle. Je te répète, pense à toi, si ça devient invivable,
ramasse tes affaires et fuis. Tu as des sous, prends ton appartement et vis ta
vie. Moi-même je ne comprends pas pourquoi tu restes encore là-bas. Marie est
partie, Elsa est partie, la petite Dorcas va finir par partir avant toi.
— …
— Je sais, dit Ruby qui retourna à la charge contre la tache
tenace de sa marmite. Tu voulais quitter la maison de tes parents aux bras d’un
homme comme on l’a toutes fait. Mais est-ce que t’en as réellement envie ? Ou
tu le fais juste pour les conventions ?
— …
— Zoé, pense à toi d’abord. Personne ne saura mieux que toi
ce qui est bon, pas même Tata. C’est peut-être par là qu’il faut que tu
commences pour te retrouver, dit-elle en lui lançant un clin d’œil.
— T’as lu mon article… s’extasia Zoé.
— Bah bien sûr, je suis tout ce que tu fais, tout ce que
t’écris. Je les ai tous lus même ceux que je n’ai pas compris. C’est bien ce
que tu fais Zoé, je suis fière de toi.
Zoé serra fort dans ses bras Ruby. Elles avaient été proches un
temps, mais depuis quelques années, elles avaient fini par s’éloigner. Zoé
ignorait qu’elle serait son plus grand soutien, même Elsa n’avait lu que les
deux premiers articles et se lassa par la suite. Zoé relâcha son étreinte et se
munit d’un chiffon pour essuyer la vaisselle propre que Ruby venait de
terminer. Les yeux de Zoé s’illuminèrent quand sa cousine évoqua son article
sur le marché des fruits ou encore celui sur l’immigration et le copinage dans
les allocations de subventions des associations dans les communes.
— C’est là que j’ai commencé à me poser des questions, je me
disais bien qu’il y avait quelque chose de louche. Elles avaient toutes envie
de faire partie de cette association ; mais en fait en te lisant, j’ai compris.
La mairie passe les sous aux mêmes et justement elle est amie avec le maire
adjoint. Tous des escrocs, s’emporta Ruby, dans sa rage la serviette lui
échappa des mains.
Ruby geignit en s’abaissant. Zoé aperçut un énorme bleu sur
l’omoplate de Ruby. Elle effleura alors l’hématome ; Ruby se plaint de plus
belle.
— Ruby, se désola Zoé. Tu ne peux pas continuer comme
ça.
— Laisse.
— Non, je ne laisse pas, s’énerva Zoé.
La jeune femme déposa la serviette et le verre qu’elle était en
train de nettoyer. Elle fixa sa cousine qui détournait le regard.
— Le conseil que tu viens de me donner pourquoi tu ne te
l’appliques pas ?
— Tu veux parler vrai vrai, Zoé. Où veux-tu que j’aille avec
mes deux enfants ?
— …
— Je n’ai pas beaucoup de sous, comment je vais les élever ?
Si c’était moi seulement, depuis j’aurais foutu le camp, mais je dois penser à
eux aussi.
— Mais tu viendrais à la maison le temps de trouver quelque chose.
Il y a de la place.
Ruby secoua la tête tout en marmonnant des paroles
inintelligibles.
— Zoé, laisse, ça va aller. Comme je te l’ai dit, il y a des
jours où ça va.
— Mais…
— Laisse…
— Je vais lui par…
— Tu ne vas rien faire du tout, tu es malade ? Fulmina Ruby.
Tu veux que je disparaisse ici.
— Je…
— Zoé, laisse ça !
Zoé se tut. Elle reprit sa serviette et le verre et essuya en
silence. Elles n’étaient pas encore prêtes à avoir cette discussion. Plus
jamais Zoé ne se risquerait à évoquer la vie conjugale de Ruby de la soirée.
Elle lui avait alors parlé de la trahison de Bébé. Sa cousine, en bonne
chrétienne, l’avait évidemment encouragé à lui pardonner.
— La pauvre, elle doit s’en vouloir terriblement.
— Et moi ? Vociféra Zoé.
— Oui, bien sûr, mais ce n’est pas facile. C’est délicat de
se retrouver dans cette situation. Je connais plein de femmes qui ne l’auraient
pas dit. Moi-même on m’a plusieurs fois répété de ne pas rentrer dans ce genre
d’histoires.
— T’es sérieuse ? Tu sais que ta pote se fait tromper et tu
ne lui racontes rien ?
— C’est délicat…
— Je refuse Ruby, c’est oui ou c’est non.
— Non Zoé, la vie est beaucoup plus complexe que ça.
— C’est vous qui vous la compliquez.
— Regarde, c’est simple. Est-ce que tu considères que ton
amie est mauvaise ? Est-ce que tu penses qu’elle n’était pas sincère avec toi ?
Qu’elle se jouait de toi ?
— Elle… non…
— Toi-même tu l’as confirmé, elle a fait ça pour te
« protéger », dit-elle en mimant des guillemets.
— …
— Au final, elle a juste mal réfléchi, elle a fait une
erreur, ça arrive.
Ruby se mit à bâiller.
— Fatiguée ?
— Tchip, tellement… reconnut Ruby en s’assoupissant sur le
canapé.
Les paupières de sa cousine se fermèrent et les secondes qui
suivirent, Ruby émit un léger sifflement du nez semblable au son d’un ballon
qui se dégonflait. Zoé prit alors un plaid polaire et la couvrit, puis elle se
rendit dans la chambre des enfants où elle squatta le lit du dessus.
Allongée, les yeux rivés sur la suspension, Zoé réfléchit à tout
ce que Ruby lui avait conseillé. Sa mère lui livrait une véritable guerre
froide. Cette ambiance qui avait commencé il y a presque cinq ans la pesait.
Elle ne serait pas mariée avant la fin de l’année et sa situation allait
probablement s’empirer. Fuir pour se préserver. Cette phrase n’eut jamais
autant de sens que dans cette situation. C’était décidé, elle partirait.
Zoé songea à la façon la plus diplomate de révéler à ses parents
son désir de quitter le nid, un nid qui depuis ses 25 ans ressemblait
davantage à une cage de combat de coqs. Elle avait, un temps, pensé rebondir
sur une des piques quotidiennes de sa mère. « Trop irrespectueux »,
conclut-elle. Elle se ravisa et opta pour une lettre envoyée le jour de son
départ, mais elle jugea cet acte trop lâche. Puis, elle décida qu’une
invitation au restaurant pour annoncer son envol serait parfaite. Elle dévoila
son plan à Elsa qui l’en dissuada.
— Pose-toi sur le canapé avec eux et dis-leur. Pas besoin
d’un resto. Fais simple. Et surtout, attends que ce soit sûr. Ne leur en parle
pas avant.
Zoé avait suivi le conseil de sa sœur. Elle entama ses premières
recherches d’appartement lors de ses longues heures d’ennui au travail. La
semaine d’après, elle prit un rendez-vous avec sa banquière pour s’assurer du
montant qu’elle pouvait emprunter. Dans la solitude de sa chambre, elle se
projeta dans sa nouvelle vie. Elle avait les moyens de se rapprocher de la
capitale et elle ne s’en priverait pas. Elle sacrifia ses pauses-déjeuner et
écourta ses journées de boulot pour visiter quelques appartements. Chaque
recherche avait son lot de désagréments ; celle d’achat immobilier ne dérogeait
pas à la règle. Entre les visites à vingt dans un 40m2, les prières
pour qu’aucun couple en CDI ne craque sur le bien et le regard de suspicion que
lui lançaient certains proprios quand ils se rendaient compte de la véritable
apparence de Zoé Sia. Parfois, elle aurait aimé porter un patronyme qui ne
laisserait aucun doute sur qui elle était, de sorte que chacune des parties ne
perdrait alors aucun temps à se rencontrer.
Zoé jeta son dévolu sur un petit bijou neuf au deuxième étage
d’une belle résidence à la bordure de Paris, proche de toute commodité. Elle
signa un mardi. On lui donna les clés le jeudi suivant. Le vendredi soir, elle
foula le sol de son appartement. Le sien. Zoé était chez elle. Pour le moment,
son habitation ressemblait plus à un squat qu’à un vrai lieu de vie, mais
qu’importe elle était enfin dans son espace, prête à prendre un nouveau
départ.
Zoé trouva le courage d’annoncer la bonne nouvelle à ses parents.
Elle s’assit dans le canapé, près de son père avachi, obnubilé par une émission
politique. Elle l’assista en silence, concentrée sur le débat houleux sur la
lutte contre la fraude fiscale qui agitait le plateau. Quand la tension fut
retombée, elle appela sa mère, occupée en cuisine qui les rejoignit. Zoé se
tourna vers eux, le regard ferme et leur annonça qu’elle quittait le cocon
familial. Sa mère avait d’abord cru à une blague. Puis, elle avait tenté par
tous les moyens de l’en dissuader, prétextant qu’elle n’était pas prête, que ça
ne se faisait pas. Face au mutisme de sa fille, elle s’était alors mise en
colère et usa de chantage affectif. Zoé serrant les clés de son appartement
dans sa poche n’avait pas cédé. Elle partit. Sa mère finit par l’accepter.
Zoé avait sanctifié son nouveau temple en se baladant dans son
plus simple appareil dans toutes les pièces. Elle avait pris un plaisir
particulier à récurer les moindres recoins, à passer la serpillère, et à
décorer son appartement à l’image des intérieurs qu’elle épinglait à tour de
doigt sur Pinterest. Elle avait déniché des petites merveilles en flânant dans
une brocante, un dimanche matin. Elle ne trouvait rien de plus agréable que
d’être chez elle. Sans bruit, sans pression ni menace. Son cœur était enfin
apaisé.
Une pendaison de crémaillère officialisa cette nouvelle vie auprès
de tous. Elle avait invité Linda et d’autres amies du quartier, les filles de
Sciences Po. Malgré la pléthore de messages et d’appels que lui adressait Bébé,
Zoé n’avait pas jugé bon de la convier. Ces derniers mois, les assauts de Bébé
s’étaient faits de plus en plus rares. D’une vingtaine par jour, il y en avait
à présent que trois par semaine.
Bébé lui manquait, pourtant, terriblement. Quand elle eut son
appartement, elle eut une pensée pour elle. Quand elle se voyait avec Adjoua et
Faty, son rire cristallin résonnait dans sa tête.
Un soir, Zoé trouva dissimulée dans son courrier une lettre
manuscrite rédigée par Bébé. Elle avait reconnu son écriture si brouillonne,
mais si particulière. Zoé en fut bouleversée. Elle croyait lire la missive d’un
prétendant éconduit. Bébé se livrait sur ses sentiments, sur cette amitié chère
à ses yeux, sur le manque qu’elle ressentait et sur l’impression qu’on lui
avait arraché une sœur depuis leur terrible dispute il y a neuf mois. Elle
évoquait son mensonge et l’importance du pardon. Bébé n’avait pu s’empêcher d’y
glisser quelques proses religieuses pour attendrir son cœur. Quand Zoé eut fini
de déchiffrer les quelques lignes écrites au stylo plume, elle envoya un simple
message à Bébé.
J’ai reçu ta lettre. On oublie tout, mais ne me mens plus
jamais.
« C’est promis », avait-elle répondu.
Depuis, elles s’étaient vues trois fois seules, puis avec les
filles. Elles peinaient à retrouver leur complicité d’antan, mais elles avaient
le mérite d’essayer. Bébé lui avait demandé ce qu’elle envisageait pour fêter
son vingt-neuvième anniversaire. Zoé avait mûrement réfléchi et s’était
résignée. Elle n’avait strictement aucune envie de se réjouir de l’absence
d’avancée dans sa vie. Hormis son nouvel appartement, elle ne voyait rien à
célébrer. Niveau professionnel, bien qu’elle évoluait, elle n’était plus
épanouie et s’interrogea. L’avait-elle même déjà été ? Côté sentimental, depuis
ses nombreuses incartades avec Vincent, c’était le néant. Elle avait bien
rencontré certains hommes, mais aucun ne lui convenait. Elles les avaient
zappés aussi vite qu’un mauvais programme de télé. Oui, Zoé ne voulait
absolument pas souffler ses vingt-neuf bougies. Et malgré les réticences de ses
amies, elle ne céda pas.
Le 16 septembre, elle fit juste l’amer constat qu’en neuf mois
elle n’avait pas changé. Sa voix, elle l’écoutait bien, mais cette dernière ne
lui donnait pas de direction à suivre, alors elle continuait d’errer, de
regarder sa vie lui filer entre les doigts.