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Ecrit par lpbk
Les journées raccourcissaient, les rayons de soleil devenaient
rares et le vent automnal, plus agressif, frappait contre les vitres de la
chambre de Zoé. Si même la météo était catastrophique, Zoé en conclut que sa
vie était vraiment chaotique. Elle avait beau chercher, emmitouflée dans sa
couette, aucun aspect de sa vie ne la satisfaisait, même son diplôme qui avait
toujours été la source d’une grande fierté était devenu dérisoire, risible.
Elle supportait à peine son boulot. Le salaire généreux et les petites primes
étaient son masque à gaz dans cette vaste fumisterie capitaliste ; des
forces invisibles qui la tiraient de son lit chaque matin et la tempéraient
quand elle essuyait des remarques désobligeantes. Mais plus les saisons
défilaient, plus l’intérêt pécuniaire ne méritait plus autant sa peine. Elle
était à bout, mais elle se sentait tout de même indécente de se plaindre au vu
de sa situation qui n’était pas si désagréable. Elle passait ses journées,
assise, à régler des problèmes administratifs et à être payée pour ne pas faire
grand-chose. Elle n’avait pas eu comme sa mère, à se casser le dos, à récurer,
à frotter l’innommable crasse de « ces gens » qui la méprisaient. De
quoi se plaignait-elle au juste ? En avait-elle même le droit ?
Depuis ce fameux soir, Zoé n’avait plus adressé la parole ni à
Vincent ni à Bébé. Si elle avait mis une croix définitive au marqueur indélébile
sur Vincent Héron, elle était affligée du comportement de son amie. Elle
oscillait entre la déception et la rage, mais se surprenait parfois à ressentir
de la compassion pour Bébé. Elle avait tenté à plusieurs reprises de la
joindre ; Zoé n’avait pas daigné décrocher. C’était bien trop dur, bien
trop tôt. Par sa révélation, elle avait percé à jour la naïveté de Zoé durant
quatre ans. Quatre longues années où elle pensait partager la vie de l’être le
plus merveilleux, le plus beau, le plus brillant. Quatre longues années à se
demander ce qu’elle avait fait pour mériter son étreinte. Quatre longues années
à prendre pour parole d’évangile la moindre affirmation de Vincent. Il aurait
pu lui annoncer que la mer était rose, elle l’aurait cru. Elle ne l’avait
jamais réellement remis en question si bien qu’elle doutait, à présent, de la
nature de leur relation. Était-ce un véritable couple ou un rapport guru/élève
? Une admiration injustifiée qui l’avait conduite à prendre de mauvaises
décisions qu’elle regrettait amèrement aujourd’hui. À quoi ressemblerait sa vie
si elle n’avait pas croisé sa route ? Elle réfléchit à celle qu’elle était
avant ; avant de tomber éperdument amoureuse de Vincent. La Zoé d’avant
aurait étudié aux États-Unis pour suivre des cours de stratégie politique. Elle
aurait obtenu en stage dans un cabinet ministériel en France ou à l’étranger.
Elle se serait épanouie dans une voie qui lui plaisait au lieu de croupir sous
un taf insensé dans une boîte qu’elle haïssait. “Oui, mais, je n’étais pas
faite pour ça”, rectifia Zoé. “C’était Vincent qui te disait ça. Il
répétait également que tu étais la seule et pourtant c’était faux. Vincent sait
mentir ; pourquoi ne mentirait-il pas sur ça aussi ?“ rétorqua la
petite voix dans sa tête.
Zoé songea à un article ou plutôt d’un billet d’humeur qu’elle
publierait sur la pause Clo’. Elle saisit son carnet sur sa table de chevet et
y griffonna quelques idées, folle de rage. Autant que son expérience serve à
d’autres. Elle commença à rédiger le billet. La page blanche qu’elle
noircissait, à toute vitesse, l’exorcisait. Elle trouva dans l’écriture un
exutoire. Quelques larmes lui montaient aux yeux. Elle réalisait à quel point,
durant toutes ses années, elle s’était étouffée.
Le jour où je me suis oubliée
Alors, non, je ne vais pas vous dresser le portrait d’une femme
dans la trentaine, mariée et mère de famille qui aurait cessé d’être coquette
pour s’occuper de monsieur et des petits. Si vous pensez ça, c’est que vous
n’avez certainement pas lu mon article sur la pression du mariage. Si un ces
quatre vous avez la chance de me rencontrer, vous trouverez, au contraire, que
je suis plutôt apprêtée comme fille. Toujours on fleek comme on dit. Normal,
j’accorde une sacrée importance à mon apparence. Non, mon problème ne se situe
pas à ce niveau-là.
Moi, le jour où je me suis oubliée c’est quand j’ai cessé de
croire en mes rêves et en moi-même pour finir par croire en celui des
autres.
Pour que vous compreniez mon propos, il faut que je vous parle de
la Zoé du secondaire. Zoé, était une adolescente, qui du haut de sa tour HLM,
rêvait de changer le monde avec sa petite sœur. Contrairement à d’autres qui
avaient grandi dans les blocs, on n’avait pas encore éteint cette flamme qui
brûlait en elle. Elle était bonne élève ; il lui était toujours permis
d’espérer un avenir meilleur. Elle, ce qui l’animait, c’était de transformer
votre quotidien, d’agir sur vos vies. Elle s’était longtemps vu travailler dans
les affaires publiques, s’engager en politique. Elle était le genre de fille à
être votre délégué de classe au lycée (d’ailleurs, elle l’a été toute sa
scolarité), à s’investir dans l’association de quartier, à baver littéralement
devant les débats, à connaître sur le bout des doigts le système politique
français. Oui, j’étais ce genre de fille chiante, vous m’auriez probablement
détestée si nous avions fréquenté la même école. La Zoé de dix-huit ans était
persuadée qu’elle finirait dans un ministère, du moins c’était la conviction
qu’elle avait quand elle a intégré Sciences Po.
Quelle déception ! Quelle trahison ! La Zoé d’il y a dix ans me
demanderait des comptes ! Qu’as-tu fait de ces dix années que la vie t’a
offertes ? Qu’as-tu fait de ce précieux temps que tu ne récupéreras
jamais ?
La Zoé d’aujourd’hui est une femme qui charbonne dans le privé.
Alors oui, c’est une entreprise du CAC 40, mais la Zoé d’avant s’en fiche,
elle. La Zoé d’aujourd’hui occupe un bon poste, mais elle déteste son taffe. On
lui avait miroité la recherche de talents, le bien-être au travail, mais elle
avait vite déchanté. En fin de compte, elle ne fait que mettre en place des
mesures pour surveiller des employés, être du côté des managers et virer ceux
dont la direction ne veut plus. Nous les RH, notre boulot c’est de servir les
intérêts de la boîte, pas les vôtres.
Alors comment en suis-je arrivée là ?
Tout simplement quand j’ai cessé d’écouter ma voix pour me
concentrer sur celle des autres. La voix des autres c’est celle de vos parents,
d’un pote, d’un professeur, de la société ou de votre mec. Ce sont toutes les
voix qui ne sont pas la vôtre et que vous décidez de suivre aveuglément,
conscient ou non. Certaines sont plus fortes que d’autres et vous détournent de
votre route. C’est exactement ce qui m’est arrivé. Je me suis laissée guider
par tant de voix différentes de la mienne que j’ai fini par me perdre. J’ai la
chance de me souvenir de qui j’étais et ce à quoi j’aspirais, mais d’autres se
sont tellement égarés qu’ils seraient incapables de retrouver le chemin de leur
maison, là où se trouve véritablement leur place.
Aujourd’hui, votre situation vous convient parce que vous êtes
peut-être comme moi. Vous avez un diplôme reconnu, votre métier est bien
considéré, vous évoluez dans votre boîte, mais croyez-moi tout ceci n’est qu’un
écran de fumée. Un matin, vous vous réveillerez en ayant le désagréable
sentiment d’être passé à côté de votre vie. Je parle à vous, vous qui êtes des
avocats, médecins, architectes alors qu’ils auraient aimé être autre chose.
Vous êtes des ronds dans des carrés. Vous n’êtes pas totalement à votre place.
Moi, je sais que je ne suis pas à la mienne. J’ai donc pris la ferme décision
de faire taire toutes les autres voix pour n’écouter que la mienne. Et
vous ?
À la suite de ce billet d’humeur, Zoé avait reçu de nombreux
témoignages. Beaucoup s’étaient reconnus à travers ses mots. Lire ces quelques
messages de soutien avait pansé en partie ses blessures. Elle avait enfin le
sentiment de reprendre sa vie en main après l’avoir délaissée tant d’années.
Seulement, elle était quelque peu déboussolée. Par où devait-elle
commencer ?