37.
Ecrit par lpbk
Chaque matin, Zoé s’arrangeait pour prendre le bus de
8 h 05. Elle se souvint de la lycéenne qui scrutait l’ouverture des
portes pour le voir apparaître. Malgré un soleil radieux, il gardait toujours
la capuche de son sweat rouge sur la tête. Elle n’avait jamais su son nom mais
pour elle c’était le mec à capuche qui lui provoquait des spasmes chaque fois
qu’elle le croisait. Zoé bien trop plongée dans ses bouquins conférait un
certain mystère à ce mec à la capuche. Il n’aurait pu qu’être un simple mec de Tess
au physique frêle caché derrière une capuche et des, mais celui-là dégageait
une aura particulière que Zoé rêvait de pénétrer. Il portait constamment son
regard dans le vide et semblait se perdre dans les méandres du bitume que le
bus traversait. De rares fois, elle l’avait surpris faire de légers soubresauts
au rythme de la musique qu’il écoutait. Elle n’avait jamais pu s’approcher
assez près de lui pour entendre les quelques notes de cet univers qui le
transportait si loin. Elle aurait parié sur du rap français. Très naïvement,
elle pensait que les mecs n’écoutaient que ça en bas des blocs. Il appartenait
à un autre monde. Seule la barre de bus à laquelle il s’accrochait fermement
créait un lien entre les leurs.
Par chance, un ami à lui avait hurlé son nom « Bledji » dans les
couloirs. Elle put enfin mettre un nom sur le mec à la capuche. Et quel nom
tournait en boucle dans sa tête comme un disque rayé ! Il couvrait chaque
mot-clé qu’elle devait assimiler, chaque nouveau nom et nouvelle date qu’elle
devait retenir.
Un mercredi sur deux, Zoé faisait des permanences d’aide au devoir
à la maison de quartier. Elle avait toujours eu envie d’être utile et les
démarches pour s’engager dans de plus grosses associations comme la Croix-Rouge
ou Emmaüs étaient bien trop ardues. Après tout, il ne suffisait pas d’aller
plus loin que ces tours pour soutenir des personnes dans le besoin. Elle était
allée voir le responsable de l’association, son bulletin en main, pour aider
les petits à faire leur devoir. Elle assistait les enfants de dix ans maximum à
réciter leurs poèmes, faire des divisions, apprendre leur leçon sur la
préhistoire. Elle adorait s’y rendre.
Un mercredi, Bledji qui n’habitait pas du tout dans son quartier
s’était présenté dans le vieux local humide de l’association. Il souhaitait
également rejoindre l’équipe en tant que bénévole, il n’avait pas rapporté son
bulletin, il s’était contenté de dire qu’il était très motivé. Motivé par
quoi ? Tous l’ignoraient, mais il semblait déterminé. La présidente de
l’association n’eut pas besoin d’en savoir davantage. Bledji était engagé ; il
manquait cruellement de personnel.
Les premiers temps, Zoé fuyait son regard. Dès qu’il s’adressait à
elle sa gorge se nouait. Elle craignait de bafouer, de se ridiculiser, de se
perdre dans ses pensées. Elle tenait fermement le crayon du petit Atim pour
éviter que ses mains ne tremblent. Elle se sentait étouffée dans ses t-shirts
en coton. Toute son anxiété transpirait par tous ses pores. Elle avait chaud,
extrêmement chaud. Chaque fois qu’elle osait lever les yeux vers Bledji, il
était face à elle, un timide sourire sur les lèvres quand Zoé lui rendait un
sourire crispé, à la limite de la grimace.
Puis, elle se détendit et se mit à rire avec lui. Il avait fini
par lui avouer ses sentiments sous le vieil halogène du local qui clignotait.
Et fatalement, il lui avait posé la question qu’elle avait rêvé d’entendre.
« Tu veux sortir avec moi ? ».
Bledji était sa petite révolution. Il lui donnait la sensation
d’être comme les autres filles de son âge. Elle avait toujours eu la réputation
de celle qui ne se préoccupait pas des garçons, mais que des études. Désormais,
elle avait « le mec ». Elle pouvait, à présent, se mêler aux conversations.
Feindre le romantisme maladroit de son amoureux. S’énerver de l’omniprésence de
ses potes ou de celle de FIFA. Du moins, c’est ce qu’elle croyait au début,
mais Bledji était différent, semblable à l’image qu’elle en avait de lui, un
être mystérieux. Contrairement à ses autres copines, Zoé n’eut pas besoin de
suivre rigoureusement les résultats de la Ligue des Champions et de trembler
dès que Liverpool perdait parce qu’il serait d’une humeur massacrante. Elle
n’aurait pas à subir les fluctuations d’émotions en fonction de l’actualité
footballistique. Alors, Zoé choisit de s’épandre sur les baisers et les gestes
d’attention. Dans leur groupe d’amies, c’était une course de haies. C’était à
celle qui franchirait la première toutes les étapes de la relation amoureuse,
la ligne d’arrivée étant le sexe comme dans les films. Certaines l’avaient déjà
franchie quand Zoé n’en était qu’à se demander si elle devait mettre la langue
lorsqu’elle embrassait Bledji.
— Quoi ! Tu mets pas la langue ? Genre tu fais juste ça,
avait hurlé Sarah dans le bus, puis en mimant exagérément un bisou bien baveux.
Elle eut le sentiment de léviter pendant six longs mois et de ne
plus appartenir à cette terre. La complicité de son couple chassait toute envie
de violentes disputes. Elle semblait avoir trouvé son âme-sœur, une moitié qui
s’extasiait sur les mêmes films, s’ambiançait sur les mêmes musiques et rêvait
sur les mêmes idéaux. Leurs cœurs et leurs esprits étaient en parfaite
symbiose. Zoé adorait passer ses doigts dans son bouc clairsemé de pré pubère,
lui retirer sa capuche les rares fois où il boudait et lui tenir sa fine taille
entre ses bras tout en lui susurrant l’amour qu’elle lui portait. Elle l’aimait
tellement qu’être un seul instant loin de lui, lui donnait l’impression de
suffoquer. Bledji n’était pas le garçon le plus expressif mais chacune de ses
attentions témoignait de son amour discret pour elle. Il n’eut pas besoin de le
hurler, ses yeux suffirent à dissiper tout doute. Il avait cette lueur chaque
fois qu’il posait son regard sur elle, cette étincelle qui illuminait son
visage lorsqu’il l’écoutait s’indigner en assemblée ou contre l’administration
du lycée. Cette pudeur qu’il avait dans ses sentiments ne fit jamais douter Zoé
de son réel amour pour elle.
Ils avaient fêté leurs six mois. Bledji lui avait offert un simple
moelleux au chocolat de la boulangerie d’à-côté où trônait une petite bougie.
Linda s’était moqué d’eux en targuant que six mois ce n’était rien. Pour Zoé,
l’intensité de son amour n’attendait pas le nombre de mois ou d’années passés
ensemble. Bledji était tout pour elle qui lui semblait célébrer avec lui des
noces d’or. En six mois, ils avaient vécu le décès d’un proche, la séparation
des parents de Bledji, la maladie de la grand-mère maternelle de Zoé au pays.
Autant d’épreuves que de moments heureux qui avaient fortifié leur couple.
Zoé guettait toujours avec la même ardeur qu’aux premiers jours la
montée de Bledji dans le bus.
Un matin, il s’engouffra par les portes du bus, tête baissée,
emmailloté dans sa capuche. Zoé lui avait alors pris le bras. Il releva la
tête. D’énormes poches plombaient son regard et des rougeurs oculaires avaient
dissipé toute lueur dans ses yeux. Le verdict était tombé, le divorce de ses
parents prononcé. Son père avait obtenu sa garde et il partait s’installer à
Toulouse. Le gamin de 16 ans n’avait pas eu son mot à dire. Pourtant, ils
avaient le sentiment d’être grands à cet âge.
Deux semaines. Juste deux semaines leur avaient été accordées
avant d’être séparés. Bien sûr, ils en profitèrent. Bledji était cet amour de
jeunesse, si furtif, si intense qui laissait le cœur en miettes quand il
disparaissait.
Ils se firent de belles promesses. Ils se jurèrent de rester en
contact, de s’écrire et de trouver n’importe quel moyen pour se parler. Ils
avaient réussi le premier mois mais ceux qui suivirent furent nettement moins
ponctués d’appels et de messages. Peu à peu, ils s’éloignèrent et gardèrent
comme ultime souvenir le baiser langoureux qu’ils s’étaient échangé la veille
du départ de Bledji. Longtemps Zoé avait pleuré cet amour perdu. Longtemps elle
avait rêvé de poser ses lèvres sur celles de Bledji acidulées. Longtemps, elle
avait pensé l’avoir oublié jusqu’à ce soir sous le porche du Simplistic à
Édimbourg. D’un seul regard, il avait absolument tout ravivé.
Bledji avait fait virevolter Zoé toute la nuit, une main posée sur
sa taille. Elle s’était perdue dans son regard et avait effleuré sa peau comme
à l’époque où ils étaient deux jeunes lycéens insouciants. À quelques heures de
l’aube, elle s’était mise pieds nus après que ses escarpins eurent fini de lui
broyer les os. Elle s’affala sur une chaise.
— Je suis crevée, avoua Zoé.
En réalité, elle était fatiguée depuis deux bonnes heures, mais
elle ne voulait pas le quitter, pas si tôt ; pas cette fois ; pas encore.
— Tu veux rentrer, c’est ça ?
Zoé soupira et laissa tomber sa tête sur l’épaule de Bledji. Elle
n’avait pas envie de répondre et lui n’avait aucune envie d’entendre sa
réponse. Il avait posé sa joue contre ses bouclettes.
— Au fait, je ne te l’avais pas dit, mais cette coupe te va
super bien, dit Bledji en détendant ses cheveux en forme de tire-bouchons. J’ai
l’impression de redevenir un gamin avec toi.
— Merci, dit-elle en fermant les yeux.
Elle savait la fin proche, alors elle savoura chaque seconde que
Dieu lui accordait à ses côtés. Elle furetait de temps en temps la piste de
danse, tant que la cousine de Linda qui devait la ramener était occupée à
s’enjailler, elle avait quelques minutes de répit avec Bledji. Aussi, elle se détendit,
puis s’assoupit.
— Zoé, ça se voit que t’es crevée ! Rentre !
— Je… non…
— …
— Moi non plus, je ne veux pas… mais, tu ne tiens plus là.
Zoé bailla légèrement et dû se rendre à l’évidence. Elle était
éreintée.
— Mais, c’est la cousine de Linda qui me dépose et j’ai pas
envie de la déranger.
— T’inquiète, je t’appelle un taxi.
Quelques minutes plus tard, Zoé déambulait sur le parking de la
salle, ses escarpins à la main. Elle était blottie contre Bledji, mais même son
étreinte et son énorme manteau ne terrassèrent pas le froid qui lui glaçait les
entrailles. Elle avait hâte de s’engouffrer dans le taxi qui attendait en
warning. Bledji lui ouvrit alors la porte de la voiture. Puis, il la prit dans
ses bras et lui glissa un baiser dans le cou.
— Tu viendras me voir au Canada ? lui demanda-t-il en serrant
sa main.
— Bin sûr, si tu m’invites…
— Madame, s’impatienta le chauffeur de taxi à l’intérieur du
véhicule.
— Bon, il faut que t’y ailles…, ça m’a fait plaisir de te
revoir Zoé, dit Bledji en retirant sa main.
— Moi aussi…
Bledji tourna les talons. Zoé hésita quelques instants à monter.
Elle le regarda s’éloigner.
— Viens ! Finit-elle par dire assez fort pour qu’il
l’entende.
Bledji se retourna.
— Quoi ?
— Viens ! cria-t-elle pus fort pour couvrir les plaintes du
chauffeur de taxi.
Bledji qui était revenu sur ses pas se tenait face à Zoé.
— Je veux que tu rentres avec moi, avoua Zoé.
Bledji sourit.
— Putain, j’ai cru que tu me le demanderais jamais.
Zoé joua l’indignée et pinça le bras de Bledji.
— T’avais qu’à me le dire.
— Ça se fait pas, c’est à toi de m’inviter, c’est pas à moi
de me taper l’incruste.
— Pff, allez monte bouffon !
Jamais un trajet en voiture n’avait été si nostalgique. Ils
s’étaient époumonés sur des refrains de RnB du début des années 2000. Ils
avaient ressassé les vieux souvenirs : les mercredis après-midi au local
associatif, les cinés/McDo, les assemblées générales, leur rendez-vous au parc,
leur premier baiser et cette soirée dans son studio. Ils finirent sur leurs
regrets et sur la vie qu’ils auraient eue si Bledji n’avait pas déménagé à
Toulouse.
— Tu crois qu’on serait toujours ensemble ?
— C’est sûr, tu serais mariée trois enfants.
Elle rit.
— Si ma mère pouvait t’entendre.
— Elle m’aurait adoré.
— N’en sois pas si fier, elle aimerait n’importe quel mec qui
me mettrait la bague au doigt, pouffa Zoé.
Au cours du trajet, la fatigue de Zoé s’était dissipée. Aussi, ils
restèrent encore des heures à parler, allongés sur son lit. Les premières
lueurs du joueur chatouillèrent leurs orteils et Bledji s’endormit, blotti dans
les bras de Zoé. Les légers ronflements de son amour de jeunesse la bercèrent.
Ils lui donnaient le sentiment d’avoir renoué avec une Zoé que les mauvais
choix avaient enterrée. À mesure que ses doigts filaient sur ses muscles
affûtés, elle semblait retrouver une vieille amie. Comment diable avait-elle pu
se nier et s’oublier à ce point ? Dès cet instant, elle lui jura de faire à
nouveau partie de sa vie.