38.

Ecrit par lpbk

Le samedi matin, plutôt fin de matinée vers 11 h, Zoé ouvrit douloureusement les paupières. Bledji se tenait à ses côtés et lui adressa un sourire franc lorsqu’elle se réveilla.

– Tu me regardais dormir ? demanda-t-elle en s’étirant.

– Ouais, t’es beaucoup trop mignonne quand tu dors.

– Tu sais que t’as l’air d’un psychopathe…

– Et ? Tu comptes me mettre à la porte ?

– Peut-être. J’ai pas envie que tu me tues dans mon sommeil.

Bledji rit.

– En même temps, comment on pionce avec un moteur diesel à côté ?

– Hey, il est léger.

– Léger ? Qui t’a menti comme ça ?

– Aucune importance, trancha Zoé.

Elle ne voulait pas s’étendre sur ce que Vincent pensait de son ronflement. Il se disait apaisé lorsqu’il entendait son « léger » ronronnement.

Zoé se redressa et s’adossa contre la tête de lit. Sa chevelure s’était tassée à certains endroits, et puis à d’autres ses boucles qu’elles avaient détendues la veille vivotaient encore. Cette pagaille capillaire lui donnait l’air d’être parti au front pendant son sommeil, ce qui amusa davantage Bledji.

– Quoi ?

– Non rien, sourit Bledji.

– Bon, t’as pas dormi et je suis sûre que t’es pas allé chercher de quoi déjeuner. Il y a quedal dans mes placards.

– Oh la la, Zoé, c’est vraiment mal me connaître.

– Non…

– Si…

– Mais attends, t’es réveillé depuis quelle heure ?

– Laisse

– Je vais finir par croire que t’es atteint.

– Nous, les artistes, on ne connaît pas le sommeil ; 

– hum, ton mythe d’artiste, torturé, écorché vif à d’autres s’il te plaît.

– Merde, d’habitude ça marche avec les autres filles.

Zoé lui pinça le bras. 

– T’as pris quoi ? demanda Zoé, à genoux sur le lit.

– Tu verras.

Zoé exulta.

– Ouais par contre, on ne mange pas ici, dit Bledji en fixant un paquet de gâteau vide qui traînait encore sur le sol de sa chambre.

—OK.

– Bon, je vais faire des œufs brouillés, tu me rejoins dès que t’es prête.

Bledji lui déposa un baiser sur le front et disparut dans le couloir. Zoé se pinça fort et se mordit la lèvre inférieure. Elle devait probablement rêver. Bledji n’était pas dans sa cuisine, en train de lui préparer un petit-déjeuner comme dans les comédies romantiques dont se délectait Elsa. D’ailleurs, à ce moment précis, elle songea à Elsa. Elle voulait lui dire. Elle balaya sa chambre des yeux à la recherche de son téléphone. Zoé aperçut alors un petit carnet ouvert qu’elle ne reconnaissait pas sur la table de chevet. Elle se balança et parvint à l’attraper. Puis, elle se mit à le feuilleter. C’était probablement celui de Bledji. Des phrases qui ressemblaient à des paroles de chansons y étaient inscrites et rayées. Zoé en lut quelques-unes. Elles parlaient d’un amour, d’un trésor perdu, de l’Atlantide, d’un paradis retrouvé. Zoé ne put s’empêcher de soupçonner que ces paroles lui étaient adressées, que Bledji les avait griffonnées pour elle. Puis, elle se souvint de ce qu’il lui avait dit dix ans plus tôt. Elle lui inspirait déjà des chansons lorsqu’ils n’étaient que des lycéens. Elle était sa muse et cette seule pensée suffit à illuminer sa journée. Un sourire irrépressible se dessina sur son visage. Elle voulait sauter sur son lit comme on bondirait sur un trampoline.

– Zoé ? T’arrive ? J’ai faim.

– Oui, s’empressa-t-elle de répondre en rangeant le carnet comme elle l’avait trouvé.

Elle enfila le peignoir de soie qu’elle avait acheté en Chine et se rendit dans le salon. Une délicieuse odeur de bacon grillé et d’oignon flottait dans l’air.  Bledji était déjà attablé, coupant avec soin des petits morceaux de la baguette dont il avait mangé le trognon. Le bacon qu’elle avait senti plus tôt siégeait, fumant, au milieu des deux assiettes d’œufs brouillés. Deux verres de liquide épais rouge aux allures de granité étaient disposés près d’une corbeille de mini croissants et pains au chocolat. Les yeux de Zoé s’illuminèrent lorsqu’elle comprit qu’il s’agissait de jus de goyave. Elle n’avait jamais su exactement pourquoi, mais Zoé vouait une véritable obsession pour le jus de goyave.

– Tu t’en souviens ?

– Bien sûr, comment j’aurais pu oublier, tu m’as tellement saoulé avec ça et le caviar aussi, mais c’était hors budget.  

Elle rit.

– Déjà goûté et c’est largement surcoté.

– Ouf, je suis sauvé, dit Bledji en s’essuyant de la sueur imaginaire sur le front. Bon tu viens t’asseoir.

Bledji, le couteau à pain dans la main, tapa sur le canapé gris anthracite pour indiquer la place de Zoé qui se pressa aussitôt auprès de lui. Il dégageait encore ce parfum suave de la veille.

– Wa, je suis vraiment gâtée, s’exclama Zoé en contemplant les douceurs entreposées sur la table basse.

– Avoue qu’aucun mec n’a jamais fait ça pour toi. 

– Tu plaisantes ? Ça ? Ça n’a rien d’original, dit-elle avec dédain en balançant sa main. Il en faudra bien plus que ça pour m’embrasser, se moqua Zoé.

– OK, j’accepte la mission. 

Bledji avait une pointe de défiance dans le regard. Depuis leur rencontre, leurs lèvres ne s’étaient pas touchées, ni même effleurées. Ils avaient passé des heures ensemble à discuter. Ils s’étaient couchés l’un près de l’autre, mais ne s’étaient pas embrassés. Pourtant, Zoé entre deux éclats de rire se perdait dans les lèvres couleur châtaigne de Bledji qui formaient un cœur de profil. Elle les savait douces et gourmandes comme au lycée. Elle aimait l’idée que Bledji désire les mériter ses lèvres à elle. « Mais ne tarde pas trop » pensa-t-elle, son vol pour le Canada était imminent. Et elle ne voulait pas laisser son baiser s’envoler quitte à le lui voler.

– Je dois passer chez ma mère récupérer quelques fringues.

– …

– Tu peux venir… avec moi si ça te dit.

– Mais on ne s’est jamais vues.

– Ça va, je lui parlais souvent de toi. Elle a direct compris quand je lui ai raconté que je t’avais croisée.

– Sérieux ? Tu dis pas ça pour gagner un baiser par hasard ?

– C’est pas mon genre, je veux l’avoir à la loyale ce baiser. Alors tu viens ? 

Zoé sourit. Elle n’avait pas spécialement prévu de sortir ce week-end, mais cette petite balade lui ferait du bien. 

La cité du Corridor, celle où avait vécu seize années Bledji était étriquée, au ras du sol, comparé aux immenses barres grisâtres de la cité de Zoé qui semblaient se fondre avec les cieux menaçants. Il y avait davantage de verdure, des arbres fruitiers qui trônaient au milieu de ce qui était, autrefois, un parc de jeu. Zoé avait toujours trouvé agréable cette cité. Pour peu, elle ressemblait à une résidence avec ces petits appartements, ces balcons fleuris et ses allées aux courbes gracieuses qui paraissaient moins tentaculaires que celles de sa cité. On s’y sentait moins au piège, on s’y sentait moins étouffé, on s’y sentait moins comprimé par une force invisible qui semblait vous maintenir sur un sol bétonné. Cet après-midi-là, le soleil s’irradiait. Comme les Parisiens, les habitants s’étaient concentrés sur les aires de jeux. La mère de Bledji s’était assise à l’ombre d’un arbre avec ses copines de quartiers. Elle paraissait minuscule, noyée dans son manteau trop ample à côté de son fils. Elle se tourna vers Bledji et le pinça fort.

– M’man, pourquoi tu me frappes ?

– Parce que tu m’as prévenue trop tard que tu ne rentrais pas à la maison. Je t’ai attendu toute la nuit moi, je me suis couchée à 8 h à cause de toi.

– Hummm, 8 h, insista Bledji, un détail dont il doutait de la véracité.

– Oui… Oh, mais, mais…, dit sa mère attirée par Zoé qui se trouvait juste derrière son fils.

– Oui c’est…

– Zoé, l’interrompit-elle. Pourquoi tu ne me la présentes pas ?

– Tu ne m’as même pas laissé le temps de parler, tu m’as enchaîné direct.

– Vilain, dit-elle en le pinçant une nouvelle fois.

Zoé s’était tapie derrière Bledji et mit une main devant sa bouche pour s’empêcher de rire. La mère de Bledji s’agrippa au bras de son fils et Zoé se tint sur sa droite. Puis, ils déambulèrent dans les ruelles de la cité. En un quart d’heure, ils en avaient fait le tour, puis ils en firent d’autres jusqu’à ce que le temps se rafraîchisse, discutant de leurs vies respectives. La mère de Bledji se réjouissait de son nouveau talent de couturière. Elle avait promis une tenue complète à son fils et une jolie robe en pagne pour Zoé. Bledji, lui, s’étalait sur son quotidien au Canada. Il entamait son sixième mois là-bas et tout semblait lui réussir, la musique, ses opportunités, son métier. Il avait les yeux qui pétillaient quand il parlait des artistes qu’ils dénichaient dans des pubs défraîchis, dans la rue, sur YouTube et même en faisant des courses dans son supermarché. Il disait qu’untel était prometteur comme si Zoé et sa mère étaient des productrices prêtes à miser sur son chanteur. Il les vendait si bien que Zoé aurait pu acheter leur album et leurs places de concerts dans la minute qui suivait cette conversation. Cette lueur dans le regard qu’avait Bledji et sa mère, elle avait le sentiment de l’avoir rarement aperçu dans son reflet. Quand vint son tour de parler d’elle, tel un automate, Zoé déballa son prospectus commercial. Elle tentait tout de même d’y glisser de l’émotion pour paraître authentique. Elle activa son mode robot. Elle l’avait tant de fois répété qu’elle savait parfaitement à quel endroit accentuer ses propos, y ajouter des bribes de sourire pour qu’on y croie. Mission réussie, la mère de Bledji semblait conquise. Puis, Zoé se tut. Elle pouvait leur mentir à eux, mais combien de temps continuerait-elle à se mentir ? Après ses grands discours dans son article, combien de temps encore laisserait-elle ce mensonge effriter son bonheur ?

 

– Vous restez dîner ? 

– ….

– Non, mais regarde-toi, maigre comme ça mon fils. Restez manger, j’ai fait de la sauce épinard et du riz. 

Une éternité que Zoé n’avait pas savouré la sauce épinard, depuis qu’elle avait quitté le domicile familial d’ailleurs. Alors, elle ne put résister à cet argument. Elle implora Bledji du regard pour qu’il accepte l’invitation de sa mère. De toute façon, il avait plutôt intérêt. Il n’y avait rien à manger chez Zoé et toute cette histoire se terminerait par une pizza surgelée.

– Bien sûr M’man, dit-il en la prenant dans ses bras.  

La relation que Bledji entretenait avec sa mère l’attendrit, mais lui donna un pincement au cœur. Elle aurait adoré avoir une telle complicité avec la sienne. Les rares fois où elles s’étaient enlacées, Zoé pouvait les compter sur les doigts de la main. Peu de gestes affectueux, des brimades et des reproches si bien qu’elle doutait que sa mère ne l’ait jamais aimé. 

Zoé avait passé un agréable samedi avec Bledji et sa mère. Ils étaient beaux. Ils étaient heureux. Mais, en leur présence, elle comprit à quel point, elle était malheureuse et cette seule pensée embrumait son esprit. Elle songea à sa vie entre deux bouchées de riz et se mura dans un silence, taciturne, le reste du dîner. 

– Ça va Zoé, s’enquit la mère de Bledji, tu ne parles plus. 

– Oui, ça va Maman, s’empressa de répondre Zoé un sourire figé sur les lèvres. Quand je mange, je ne parle plus parce que c’est vraiment trop bon. 

Puis, elle se renferma de nouveau. 

Marry me