39.
Ecrit par lpbk
— T’as été silencieuse tout le dîner, dit Bledji sur le
canapé en caressant le visage de Zoé qui était allongé sur ses
cuisses.
— …
— Je vois bien que t’es mal, dis-moi ce que t’as.
— Non, c’est con.
— Laisse-moi en juger.
— …
— T’es en vie, t’as une famille, des amis, mais entre deux
éclats de rire, tu m’as l’air si triste. Dis-moi ce que t’as Zoé.
Zoé soupira.
— Je… je… ma vie me saoule Bledji.
— Tu plaisantes ?
Zoé leva les yeux au ciel.
— Tu vois pourquoi je n’en parle jamais… Qui me prendrait au
sérieux ? Je n’ai pas à me plaindre pourtant… je… je ne suis pas satisfaite. Et
je me rends compte que je t’envie grave.
— Tu m’envies, moi ? lança Bledji incrédule.
Zoé se redressa
— Oui je t’envie. Je t’envie parce que t’as eu le courage de
poursuivre tes rêves, je t’envie pour la relation que t’as avec ta mère. Je
t’envie parce que tu m’as l’air tellement heureux et moi… et moi… je… suis une
putain de frustrée. J’ai l’impression de stagner pendant que vous tous vous
avancez.
— T’es une fille superbe, je te jure…
—….
— Ça me fait de la peine que tu te sentes si mal.
— T’inquiète demain, ça sera oublié et je recommencerais ma
petite routine comme je le fais depuis cinq ans.
— Écoute pour tes rêves, prends juste le temps de réfléchir
vraiment pour savoir ce que t’as envie de faire. Moi aussi je me suis cherché
pendant un long moment avant d’accepter cette voie. Je ne t’ai pas tout
raconté, mais j’ai tenté la fac de droit, puis d’éco avant de rejoindre le
master industries créatives. Un jour, j’ai pensé à ouvrir un fast food africain
où on vendrait de l’aloco et du garba. J’ai eu l’idée de créer une appli de
rencontres musicales. J’ai voulu monter une association pour favoriser les
échanges culturels au pays. Bref, il faut que tu comprennes que tout n’est pas
linéaire dans la vie Zoé. Et ma mère…
Il fit une pause puis sourit.
— Ma mère et moi, on n’a pas toujours été aussi complices.
J’étais con et je lui en ai beaucoup voulu pour le divorce, pour la garde, pour
mon départ à Toulouse. Je lui ai reproché de ne pas s’être assez battue pour
moi, pour que je reste avec elle, avec mes amis, avec toi… À l’époque, j’avais
le sentiment qu’elle m’avait abandonné. Ouais c’était ça, je me sentais
abandonné.
— Et comment ça s’est arrangé ?
— Je lui en ai parlé. On en a longuement discuté et on s’est
pardonnés.
— Vous avez juste parlé ? demanda Zoé plus que
dubitative.
— Je te jure. Une bonne discussion entre une mère et son
fils. C’est exactement ce qu’il te faut avec la tienne.
Zoé émit un rictus.
— Moi, ma mère, Bledji, ma mère, c’est… particulier. Elle
n’est pas comme la tienne. J’ai le sentiment qu’elle ne m’aime
pas.
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
— Pas de câlins, pas de paroles tendres. À chaque fois
qu’elle me parle, c’est pour me clasher, me reprocher un truc. Elle ne me
complimente jamais. Jamais !
— C’est peut-être sa façon à elle de te dire qu’elle
t’aime.
— Pfff ! tu rigoles ?
— Et puis toi-même, est-ce que tu es affectueuse,
attentionnée ?
— …. Mais c’est moi sa fille.
— Tu connais nos parents Zoé. Et puis là, tu n’as qu’une
version et tu sais très bien que dans une histoire, t’as besoin des deux
versions. Parle avec ta mère, tu serais surprise.
— T’as peut-être raison.
— Tu n’oublieras pas de me remercier quand tu te taperas de
grandes conversations avec ta mère hein ?
Elle laissa échapper un rire cristallin.
— Ça fait plaisir de t’entendre rire de nouveau, dit Bledji
en glissant son index le long de sa joue.
Zoé fit abstraction du temps qui s’écoulait lentement. Il sembla
figé, suspendu aux lèvres de celui qu’elle mourrait d’embrasser. Bledji et elle
se regardèrent intensément. Le souffle coupé, maintenu par une excitation qui
les tenait en haleine. Bledji s’avança doucement. Puis, elle ferma les yeux,
prête à savourer l’exquis instant.
Quand Zoé se réveilla, nue, aux côtés de Bledji paisiblement
endormi, elle avait perdu toute notion de temps. Elle se souvint juste de la
symbiose de leurs deux êtres, de la symphonie de leurs deux corps et du doigté
du virtuose qui l’avait maintenue éveillée toute une nuit. Un sourire
irréfrénable se dessina sur ses lèvres au souvenir de cette soirée magique.
Elle se retourna, puis couvrit de baisers le cou de Bledji comme pour le
remercier de ce week-end dont elle appréciait chaque seconde.
C’était un dimanche, Zoé se le rappelait à présent. Demain, elle
partirait de nouveau travailler et mardi Bledji s’en irait. Alors son ventre se
noua déclenchant une douleur aigüe qui lui tordait les entrailles. Ce bonheur
simple n’était pas éternel et elle devrait y renoncer beaucoup trop tôt. Zoé
posa sa tête contre son torse à peine velu et écouta son souffle régulier et
les battements de son cœur. Elle laissa parcourir son doigt sur les contours de
son buste comme pour enregistrer chaque courbe de son corps. Elle se les
remémorerait quand il aurait disparu, se les redessinerait dans son esprit. Ses
caresses réveillèrent Bledji qui ouvrit douloureusement les paupières. Il
sourit en l’apercevant à ses côtés. Lorsque Bledji sortit enfin de sa
léthargie, ils jouèrent de nouveau la même symphonie, et ce jusqu’à son départ
de Paris.
Bledji resta auprès de Zoé le temps de son séjour en France. Une
amère sensation de déjà-vu coupa l’appétit de Zoé, Bledji et elle profitant des
derniers instants avant une séparation contre laquelle ils ne pouvaient lutter.
Ils évitèrent de se faire des promesses. Ils ne savaient que trop bien où
toutes finissaient : au fond d’un dossier archive d’une boîte mail.
Leurs vies continueraient et leurs baisers ne seraient que d’agréables
souvenirs.
Le jour du départ, Zoé qui travaillait ne put accompagner Bledji à
l’aéroport.
Entre deux réunions et de fausses urgences, elle s’imaginait le
suivre, courir derrière son avion pour Toronto, grimper à l’intérieur, puis lui
hurler son amour, lui avouer que toutes ces années écoulées n’avaient rien
changé à ce qu’elle ressentait pour lui. « Jusqu’où irait-on pour son
âme-sœur ? Jusqu’au bout du monde non ? » Elle se voyait emmitouflée dans une
doudoune aux plumes d’aigle royal de Sibérie, affrontant le froid canadien par
amour pour Bledji. Puis sa vieille amie retrouvée, celle qu’elle avait tu tant
d’années, lui rappela qu’elle éprouvait également cette passion pour Bledji,
Vincent et puis Djibril et puis encore Vincent et enfin Bledji. Et au rythme
incessant auquel cette Zumba des sentiments s’enchaînait, peut-être qu’avant la
fin de l’année elle aimerait une fois de plus Djibril. Alors, elle ne dit rien
et accepta que Bledji s’éloigne en silence.
Le soir même, Zoé se plongea de nouveau dans ses années lycée,
celles où elle était elle-même et non la pâle copie d’une Cynthia frustrée
qu’elle était devenue. Plus jeune, elle rêvait d’une autre vie, celle
d’une personne qui influencerait positivement le quotidien des gens, qui
améliorerait leur existence. Cette Zoé avait cédé sa place à sa jumelle
diabolique : une responsable de ressources humaines qui complotait pour
cacher des cadavres dans des placards, qui terrifiait, manipulait et qui
n’influençait rien d’autre que la consommation d’expressos du distributeur de
Milagro. Au fil de son introspection, elle comprit avec stupeur que son choix
de master l’avait conduite à cet instant tragique. Celui-là même où une
personne a le sentiment d’avoir complètement raté sa vie. « À quel moment on
décrète qu’on a raté sa vie à seulement vingt-neuf ans ? Depuis quand ? Ce
n’est rien vingt-neuf ans. Il y a des gens qui se sont accomplis à cinquante
ans », songea Zoé.
Zoé appliqua les conseils judicieux de Bledji. Elle réfléchit.
Elle entama des recherches pour s’orienter dans la fonction publique, un comble
pour une diplômée de Sciences Po. Puis, elle se souvient des classes
préparatoires pour réussir les concours administratifs. Son seul statut de
diplômée lui ouvrait les portes d’un des plus grands savoir-faire de la
prestigieuse école. Malheureusement, les dépôts de candidature étaient clos
pour cette année scolaire. Les prochaines échéances étaient en juillet. Zoé rit
de sa bêtise. Elle n’allait quand même pas tout quitter pour réaliser son vieux
fantasme. Non, demain, elle reprendrait le cours de sa vie et serrerait les
dents pendant quarante ans comme la moitié des Français. Elle ferma son
ordinateur portable, puis oublia ses soucis un temps en se plongeant dans
l’intrigue d’une nouvelle série. Elle reçut un message de Bledji.
Merci pour ces presque 3 jours avec toi. Si seulement, on
vivait dans le même pays.