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Ecrit par anomandaris
Quand des étoiles cessèrent de danser dans le ciel au-dessus de moi, je me relevai. Trempé, réprimant mes grelottements, le nez coulant morve et sang, ma clavicule gauche luxée ‒ ou fracturée ‒, je devais faire peine à voir. J'avais encaissé une vague de plus de deux mètres de haut, arrivant à la vitesse d'un cheval au galop au moins ‒ vu la puissance de l'impact ‒, et d'une capacité minimale d'un petit lac.
Un bon mage d'eau pouvait au mieux incanter la moitié de cette quantité d'eau, sans source d'eau visible autour de lui. Tout était une question d'affinité, et j'avais pris soin de rendre la quantité d'humidité à l'étage aussi basse que possible ‒ avec les chandeliers de la maison et un sort de liaison sanguin qui rendait l'air chaud et sec dans la maison ‒, pour me prémunir contre de telles attaques. Je ne comprenais pas comment mon maître avait pu rassembler autant d'eau en si peu de temps.
Un rugissement perça le silence de ma chambre. Mon maître sortit de l'ouverture où se trouvait ma fenêtre quelques instants plus tôt et lévita jusqu'au sol. Une fois arrivé, sa bulle s'affaissa. Il incanta d'un geste fluide de la main gauche et sa robe trempée perdit toute trace d'eau, l'excédent s'écoulant en une averse sourde et brève à ses pieds, dans la grande flaque qui ornait la cour depuis ma chute.
"Je suis un Idaïna Na Shinja. La signification de ce nom lidurien est très longue en Eresien.
— Le sourcier d'eau", murmurai-je. Bethpeor sourit. Pendant mes recherches, j'avais lu ce nom sur quelques parchemins. Il désignait un sourcier d'eau. Ce mage suprême, maître des eaux, apparaissait d'habitude en Lidurie, dans la royauté de la cour des sirènes et tritons. Le dernier humain né Idaïna Na Shinja avait vécu il y a plus de quatre siècles. Il pouvait "mouiller le feu, geler le vent et noyer la terre". Chaque élément avait son maître suprême, mais je ne savais pas que l'un d'eux vivait en Eresie. Ni qu'il était humain. Ça expliquait ce mariage tabou avec la fille de la reine des sirènes, qui avait provoqué un tôlé dans la noblesse Eresienne et Lidurienne, au grand dam des deux souverains qui arrangèrent le mariage. Il n'y avait plus eu de mariage inter-espèces entre un Eresien et une créature magique depuis près d'un siècle, et les deux mariés de l'époque étaient d'une famille royale. La vague de protestation écarta Bethpeor du titre de Magister, au profit de son rival, au sang noble.
"Tant de leçons que j'aurais aimé t'enseigner. Hélas. Ce que je vois jusque-là me déçoit. Une seule personne peut donc s'opposer à moi dans ce royaume.
— N'en soyez pas si sûr", dis-je. De la main droite, j'incantai le plus vite que je le pouvais, et Bethpeor essaya pour une fois de riposter. Il avait dû voir mon léger coup d'œil à ses pieds, alors qu'il s'avançait vers moi pendant sa parade. Au moment où je terminai mon incantation, quatre lances de glace fusèrent vers moi. Des ronces de Numandie se dressèrent avec un murmure outré des pavés dans un rayon de trois mètres autour de Bethpeor ‒ ralentissant au passage les lances ‒ et se refermèrent en un instant sur leur cible. Les lances cessèrent leur course à moins de deux pas de moi. L'une d'elle m'aurait perforé le foie. Je relâchai enfin mon souffle et poussai un cri euphorique, alors que le cimetière végétal continuait de croître à une vitesse irréelle, au rythme que le sort aqueux de Bethpeor invoquait l'eau de la cour.
Ça m'avait pris près de quatre bonnes heures pour élaborer ce piège magique, cinq jours plus tôt, dès que j'appris la mort d'Orck et qu'Yrdho refusa de plaider en ma faveur pour que son père me protège aussi avec les mages royaux. J'y pensais depuis des années, après avoir su que même le Magister craignait Bethpeor. Si le meilleur mage actuel du pays craignait l'eau, je me devais, du haut de ma dernière année en académie magique, de créer un sort capable de neutraliser mon maître, me permettant de supplanter mon modèle.
Le piège fonctionnait comme une spirale sans fin. Plus on invoquait de l'eau en aide, plus les ronces de Numandie croissaient. Elles poussaient en abondance dans les terres les plus désertiques du royaume de Numandie, et les voyageurs qui arpentaient ces lieux se nourrissaient de leurs tubercules ‒ appelées ignames Numa ‒ pour s'abreuver, les racines épineuses empêchant toute oasis de prospérer dans ces régions. Leurs épines de la taille d'un auriculaire étaient aussi solides que des aiguilles, et tout aussi acérées. J'avais vendu la moitié de mes bijoux pour acquérir la quantité de ronces indispensable pour mon piège, et je combinai plusieurs sorts sur les plantes pour les rendre capables d'absorber, une fois libérées de leur prison de terre, toute trace d'eau dans l'air ou sous terre. Elles transmettaient cette eau aux tubercules qu'elles abritaient à des mètres sous le sol, et qui leur servaient de réserves pour les temps difficiles. Je ne voyais plus mon maître, noyé dans ce buisson végétal et mortel.
"Plus vous essaierez d'invoquer de l'eau et plus les ronces absorberont l'eau. Elles sont aussi faites pour rechercher toute forme de vie remplie d'eau dans leurs parages, excepté moi, bien sûr. Une fois la source trouvée, elle la transperce et s'abreuve du liquide précieux. Je n'ai pas pu trouver votre fameux cinquième élément, mais j'ai trouvé une des failles à un de vos sorts préféré : la création aqueuse. Il fallait juste un sort de terre assez rapide pour vous empêcher de manipuler l'eau que vous attirez dans vos parages. Sans eau, pas de sort. Pardonnez-moi, maître. Je ne veux pas mourir pour un crime que je n'ai pas commis.
— Impressionnant."
Je frissonnai. Devant moi, les ronces s'ouvrirent avec une réticence visible. En leur centre, Bethpeor, la robe en lambeaux, souriait, paisible. Le chagrin de sa perte récente devait l'avoir rendu insensible à la douleur, car des égratignures zébraient son visage. Les ronces avaient dévoilés plusieurs pans de sa peau sombre en déchirant sa robe, révélant une silhouette maigre, insuffisante dans les lambeaux de sa grande robe noire.
"J'ai perçu le piège dès que j'ai atterri. Je ne savais pas comment il fonctionnait. Je savais quand même qu'il était basé sur la magie de terre. Ma seule faiblesse. En théorie. Ta surprise méritait que je la goûte, mais voilà…"
Un fouet de ronces de cinq mètres s'éleva dans les airs et s'abattit sur moi. Je poussai un cri et m'effondrai sur le pavé, blessé jusqu'à l'os. Épuisé. Mortifié. Les ronces m'avaient déchiqueté de la base du cou jusqu'à la cuisse droite, en une diagonale qui ripa contre ma chair en un océan de douleur qui oblitéra mes sens un instant. Je n'avais jamais été fouetté de ma vie, aussi je vivais ma nuit la plus douloureuse depuis ma naissance.
"Tu aurais vaincu tout autre mage d'eau, mon cher Shansim", me dit mon maître depuis une lointaine contrée, alors que je m'étouffais avec les sécrétions qui bouchaient mes narines, dans mes hoquets de douleur. "Je ne crains qu'un seul élément. Tout ce qui contient de l'eau est inefficace face à moi. Même des ronces faites pour boire toute mon eau me serviront, si j'en ai le désir. Aucun mage érésien n'a eu le courage de se plonger dans les arcanes du cinquième élément. Même le Magister y réfléchirait à deux fois avant de sacrifier autant pour sauver autre chose que sa propre vie."
Le Magister était capable de combiner les quatre magies élémentaires, chose dont j'étais capable, mais pas dans la même échelle de puissance. J'étais le seul de la classe à pouvoir le faire. Bethpeor semblait surpris que, malgré cela, je n'aie pas encore trouvé le fameux cinquième élément.
Je réprimai mes hoquets et levai la main gauche avec un grognement. De ma paume brûlée s'échappait encore de la vapeur, au milieu du sang qui gouttait sur les pavés gris. Eau et feu. J'incantai discrètement de la main droite, et de la poussière vint se poser dessus. Je soufflai dessus sans discontinuer, pour y rajouter le vent. Puis je fis le sort de liaison de tous ces éléments. C'est pendant que les fluides se mêlèrent en une sarabande qui croissait au fil du temps, vapeur et poussière tourbillonnant au creux de ma main avec mon sang, que je me rendis compte que j'avais fait une quintuple combinaison, au lieu des quatre combinaisons habituelles. L'ensemble disparut dans un bruit de succion. Une douleur aiguë me fit pousser un cri déchirant, et j'entendis un nouveau fouet de ronces s'élever à ma droite, sans doute pour abréger mes souffrances.
Une sphère noire apparut dans ma main gauche, aux reflets changeants comme du vif-argent. L'ombre des ronces s'abattait sur moi quand je levai ma main gauche par instinct, mes doigts fermés sur la sphère ‒ ne la sentant pas au toucher, mais la sachant là ‒ pour qu'elle ne tombe pas par accident. Les ronces influèrent leur trajectoire et entrèrent dans la sphère, comme aspirées par un siphon de néant. L'espace autour de la sphère se déformait, alors que toutes les ronces, liées, s'engouffraient dans un déchirement d'un millier de tonnerres dans cette sphère qui n'avait pas l'air de se rassasier de ce festin. Pendant l'absorption des ronces, je me relevai péniblement et fit face à mon maître. Quand toutes les ronces disparurent dans ma sphère, Bethpeor dit :
"Il semblerait tout compte fait que tu sois le mage le plus résilient d'Eresia.
Fin de la partie 4